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1989 : La baleine blanche

Vietnam

mardi 30 décembre 2014, par Sylvie Terrier

La baleine blanche

Do Son, en cette presqu’île de la mer de Chine où la mer est terre et la terre liquide, en cette terre vietnamienne où le ciel renversé devient un reflet de nuage, un désert de schiste blanc, une lagune de rêves, vivait un homme jeune, sensible et doux aux gestes légers comme un vol d’engoulevent. L’homme s’appelait Koi. Il habitait seul dans une maison au toit de paille qu’il avait bâtie de ses mains.

En cet endroit du pays Vietnam, de terribles tempêtes s’abattaient. Les bourrasques de vent et de pluie mêlées se jetaient à toute volée sur la maison, la pénétrant par tous ses interstices. La nuit, Koi avait l’impression que la maison s’arrachait de son promontoire, qu’elle s’en détachait et se mettait en suspension, elle n’avançait pas, elle tanguait comme un bateau égaré aux voiles convulsionnées.

Dans la chambre, une grande oreille d’humidité se déployait autour de la fenêtre ronde obscurcie par un disque de feuilles de palmier tressées.
Peu à peu, la pluie finissait par cesser. Le ciel et la terre se séparaient, le vent s’enfuyait. Koi redressait les chaises renversées, balayait le sable accumulé sur la terrasse. Il rouvrait les volets, étalait au soleil déjà brûlant les nattes qui pendant trois jours avaient absorbé l’humidité salée de son corps, assailli par des rêves de grands poissons morts gisant dans les cheveux opaques de monstres au sourire de laque noire.

Ce matin était calme et comme à son habitude, Koi était allé ramasser des liserons sauvages pour son repas. Aujourd’hui, il aurait même de la courge bouillie, chair verte et translucide qu’il découperait en quartiers de lune, autant de petites bouches fraîches et souriantes qu’il croquerait du bout de ses baguettes. Accroupi devant une bassine d’eau claire, il lavait les liserons à l’ombre du mur de la citerne envahi de marguerites jaunes et d’herbes odoriférantes. C’est au moment où il s’apprêtait à sortir le bouquet de l’eau qu’il sentit une présence derrière lui. Se retournant, ses yeux noirs rencontrèrent deux yeux verts qui aussitôt se fendirent sous l’effet d’un sourire.

Une femme se tenait devant lui. Sur ses joues deux petites fossettes en forme de faucilles agrandirent sa bouche qu’elle avait très petite. Elle était grande et sa chevelure rousse éclatait au soleil. Sur son front large, ses sourcils très longs s’effilaient en un duvet presque blond qui allait se perdre dans l’opulence des cheveux.

A partir de ce jour, la vie de Koi changea. Il l’installa dans la plus grande des deux pièces de la maison et veilla à ce qu’elle ait toujours une théière remplie de thé chaud.

Au début, c’est avec ses mains qu’il lui parlait, ses mains légères qui volaient de son cœur jusque vers elle. Quant il comprit qu’elle voulait rester ici, il lui enseigna sa langue. Elle répétait les mots après lui, on aurait dit des petits cris d’animal, des feulements très doux, avec par moment des sons extrêmement aigus, des mots de musaraigne, des mots d’oiseau nocturne qu’elle apprenait à une vitesse étonnante.

Pour qu’elle comprenne mieux, il dessinait. La feuille se couvrait alors de fleurs de lotus, de pousses de bambous, de chiffres. Il avait fait la guerre pendant quinze ans, il s’était battu avec les Russes contre les Américains. Depuis deux années, il vivait sur cette presqu’île, seul. Pas pour oublier car on ne peut pas oublier la guerre, mais pour pouvoir s’asseoir face à la mer et regarder sans peur, la nuit, les étoiles tomber du ciel.

Il l’aimait, sans jamais le lui dire et elle riait, toujours attentive à apprendre sa langue, répétant avec ses petits cris d’animal ce qu’il lui enseignait.

Depuis son arrivée, la mer était restée étonnement calme. On aurait dit qu’une aile immense de papillon s’était déployée sur sa surface, plombant de gris et de brun ses moindres mouvements. Le rouge de la tempête avait disparu de même que les grands poissons morts. Il ne restait sur le rivage que des paquets d’algues noires sur lesquelles courraient des crabes.

Elle aimait le café.
Chaque matin, quand il sentait qu’elle s’éveillait, il le préparait. Il le lui servait dans une tasse minuscule posée dans un bol d’eau chaude pour éviter qu’il ne refroidisse.

Ensuite, il apportait le plateau du petit déjeuner. Ce matin, il avait posé un œuf dur, un œuf à la coquille blanche accompagné de quelques cebettes vertes. Sur une soucoupe bleutée, il avait jeté une pincée de cristaux de sel, longs et transparents. Elle avait décortiqué puis coupé l’œuf en deux, avec délice elle avait mordu dans la demi sphère tendre et veloutée du jaune. L’œuf, hérissé des petites aiguilles de sel avait crissé sous ses dents.
Elle souriait. L’œuf était bon. Elle le lui dit quand il revint chercher le plateau car jamais il ne restait auprès d’elle quand elle mangeait.

Souvent elle riait. Ils savaient plaisanter sans se parler. Elle riait et son rire volait et lui abandonnant crayon et feuille blanche laissait à nouveau s’envoler ses mains légères, ses mains d’engoulevent.

Un soir, il la trouva assise à la terrasse face à la mer. Elle chantait un air étrange. Sa voix s’arrêtait puis repartait, zigzagante, entrecoupée de silences, presque fausse parfois. Elle portait une fine robe de coton clair. Un petit appareil noir posé sur ses genoux, elle écoutait de la musique.

Il s’assit auprès d’elle sans rien dire. Elle sentit tout de suite qu’il était là. En souriant, elle lui tendit le petit cerceau de musique qui lui enserrait les oreilles.
A présent, c’est elle qui le regardait, lui écoutait la musique avec son beau visage grave. C’était un air profond et lent, un trio de Schubert pour piano, violoncelle et violon.

Il écouta la musique jusqu’au bout puis il lui rendit l’appareil et la lune se leva dans le doux frémissement des feuilles et les assoupissements moites des heures où remontent à la mémoire les rêves oubliés.

Cette nuit là, allongée sous la moustiquaire aux lueurs de lait, elle rêva d’une grande baleine blanche échouée sur la plage, une baleine à la chair immaculée d’où pointait des os de corail rouge poignardés d’étoiles de sel.
Le rêve s’arrêta. Elle ouvrit les yeux. Koi était entré dans la chambre, une lampée d’air se glissa dans les pores ouvertes de la moustiquaire qui se gonfla et s’emplit des senteurs de la nuit.

Il lui fit comprendre qu’il désirait la pochette matelassée contenant la petite boîte noire. Dans le silence, dormant sous le même toit, mais séparés l’un de l’autre par un mur infranchissable que gardaient d’énormes araignées plates et parfaitement immobiles, elle avait entendu le crissement de l’appareil et reconnu le passage de la musique qu’il écoutait.

Un jour, elle lui fit comprendre qu’elle partait. Il savait.

Les petites faucilles dansaient sur ses joues et les yeux verts riaient. Il l’embrassa tout doucement, prenant son visage dans ses mains d’engoulevent. Les yeux verts se fendirent jusqu’aux tempes, ils devinrent mordorés, miel liquide, deux lames d’or, c’était incroyable de pouvoir encore soutenir leur éclat.

La-bas, sur le rivage, dans une vasque blanche, parfaitement ronde, des poissons minuscules se dressèrent hors de l’eau et s’envolèrent dans la lumière.

Do Son, 24 juillet 1989