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2005 : le café de Lin
Melacca
jeudi 24 juillet 2014, par
A Malacca, maman, tu as trouvé ton café.
C ’est vrai, il s ’appelle Lin Loke Wee Coffee Shop du nom de son propriétaire. On y boit du bon café, un café lourd et noir et qui tâche.
Le café est toute lumière. Il a volé son angle à la rue et s ’est installé là avec ses tables rondes au couvercle de marbre et ses chaises de bois sombre. Il n ’y a rien d’autre dans ce café, hormis un petit comptoir où on peut acheter un paquet de cigarettes et une bouteille d’eau.
Le patron dépose devant moi une tasse de café, une tasse en porcelaine blanche avec sa sous tasse. On se dirait en Indochine, je cherche du regard les silhouettes de femmes graciles vêtues de larges pantalons et de chapeaux coniques.
Ils sont trois. La belle fille, grande, le visage plat, en baskets et jean clair ; le beau-père, un vieux à la savate traînante mais plein d’énergie et il lui en faut pour débarrasser les tables, faire la vaisselle et veiller à ce que les clients soient servis à temps. Et la vieille belle-mère. Minuscule, toute bossue à force de se pencher sur ses marmites, en pyjama, le vêtement traditionnel des vieilles femmes chinoises.
La vieille est maigre comme un moineau, ses yeux cernés par la fatigue et la chaleur, ses doigts tordus de rhumatismes. Elle a toujours exercé ce métier, vendeuse de soupe Wan Tan et il en sera ainsi jusqu ’à sa mort. Elle ouvre le couvercle de la marmite d’eau chaude et disparaît dans la vapeur. Clac. Rabat le couvercle. Ouvre l’autre côté, prend un peu de bouillon. Clac. Referme le couvercle. Saisit avec l’écumoire les pâtes cuites, les dépose dans un bol. Passe le bol à sa belle fille. Avec les gestes précis d’un horloger, la grande femme dépose sur les pâtes fumantes, en quelques coups de baguettes, trois brins d’épinard, quelques tranches de porc rouge, une pincée d ’oignon frais.
Monsieur Sin est un habitué. D ’ailleurs ce café est le café des habitués, des hommes pour la plus part qui viennent là pour discuter, manger une soupe en regardant la rue. L ’espace qui s ’ouvre devant eux, le vent qui traverse le café, la discrétion du patron leur donne une impression de liberté et de bien être.
Chaque matin donc, Monsieur Sin vient chez Lin Loke Wee pour lire le journal et boire un grand verre de café glacé. A la soupe, il préfère des brioches grillées fourrées de margarine et de pâte de haricot noir. Il ne voit pas d’un très bon œil ces cars entiers de touristes singapouriens qui débarquent chaque week end dans la ville et lui volent sa tranquillité, parfois même sa place.
Monsieur et Madame Chang eux viennent en couple. Ils sont vieux et s ’assoient simplement, sans s ’attabler. Ils commandent deux soupes et attendent en silence. Madame Chang est malade. Elle ne cuisine plus. La soupe, ils la mangeront chez eux, dans la pénombre de leur petit salon.
Le patron m ’apporte sans dire un mot un second café. J’en ai besoin, j ’ai mal dormi et je n ’arrive pas à me réveiller. Je déguste ce café tant pour son goût que pour la plaisir de sentir sur mes lèvres le bord fin de la tasse de porcelaine.
Les bâches en plastique bleu flottent dans le vent. Heureusement qu ’il y a du vent à Malacca, le soleil tape fort dès le matin et attaque les pupilles.
Midi déjà ! Bientôt le patron posera autour du café les hauts battants de bois et rendra son angle à la rue. Les marchands de soupe rentreront chez eux et la belle fille se rendra au marché s ’approvisionner pour le lendemain.
Dans le capharnaüm de ce qui lui sert de cuisine, entre linge suspendu, autel des ancêtres, fumée d’encens, douzaines d ’Œufs, bonsaïs et théières de métal Lin Loke Wee s ’endort.