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2024 : Le chemin cathare (1)

mardi 27 août 2024, par Sylvie Terrier

Le Chemin cathare : 8 juillet - 18 juillet 2024

Je ne sais pas comment l’idée de faire ce chemin m’est venue. Dans la chaleur montante de l’été, les allées et venues à la plage, les rencontres multiples, les marches répétitives, j’ai eu soudain envie de partir, de marcher seule sur un nouveau chemin. Ouvrir un autre horizon. Peut être avais-je aussi envie de me lancer un défi, dans ce que j’appelle aujourd’hui ma nouvelle vie.

Depuis quatre mois je vis seule. J’ai été quittée par mon compagnon et je n’ai rien vu venir. Il est parti alors que j’étais absente, il a profité de cette vacuité pour faire ses valises, prendre le plus important de ses affaires, glisser la clef dans la boîte aux lettres tout en me laissant sa brosse à dent.

Cette disparition inattendue, violente, a eu un effet dévastateur sur moi. D’abord parce que nous n’avions jamais parlé de nous séparer et ensuite parce que je me suis retrouvée face à ma singularité, à ma solitude et que le manque de l’autre m’a littéralement tranché le cœur.

Manque émotionnel, manque sexuel, manque des rituels de tous les jours. Je me suis sentie abandonnée. Son fantôme errait dans la maison, dans la ville, auprès de nos amis. J’avais l’habitude de tout faire avec lui, y compris de marcher. Sa main me manquait, je me sentais fragile, il me semblait que je n’arriverais pas à faire certaines choses comme ouvrir la lourde porte du garage ou mettre en marche un appareil électrique.

Les premiers mois j’ai cherché à comprendre pourquoi il était parti. Puisque nous n’avions eu aucune explication. Il m’avait juste dit qu’il ne supportait plus mes exigences, qu’il n’arrivait plus à me suivre, qu’il en avait marre. Que le toucher dans ces moments là avait été vécu par lui comme un viol.

Au bout de trois semaines sans nouvelle, je l’ai appelé. Il pleuvait, j’étais dehors, je pleurais, accroupie sous mon parapluie. Je lui ai demandé comment il allait. A mon grand étonnement, il était heureux et refaisait sa vie seul, dans son pays. Il s’était acheté une nouvelle voiture, commençait à retaper son appartement. Il avait rebranché la télévision, s’était remis à la pizza bière. Une vie moins sobre. Moi j’ai eu l’impression qu’il s’était sauvé en fuyant. Il semblait vivre dans une sorte d’allégresse, grâce à sa liberté retrouvée.

Léger et dansant comme un cabri j’ai pensé. Tandis que moi je m’alourdissais et sombrais dans l’incompréhension, emprisonnée dans des questions restées sans réponse : pourquoi était-il parti ? Qu’avais-je fait de mal ? Saisie par la culpabilité dans un premier temps, j’ai compris peu à peu que son départ provenait de son mal être à lui. Je me suis souvenue qu’il m’avait raconté comment il avait quitté sa femme, de la même manière, brutalement, sans un mot. Il était parti avec quelques affaires dans un sac. Il avait tout laissé. Pour sauver sa peau. En état d’urgence absolue.

Alors en ce début juillet, je me dis qu’il faut que je me remette en marche. Que son absence ne doit pas me couper les jambes. Au contraire, je dois retrouver mes ailes, mon élan, ma force de vie.

Maintenant je me souviens, l’idée de marcher sur le sentier cathare m’en venue d’un coup. Je me suis souvenue de ce couple de belges, rencontrés l’été dernier sur le chemin du Piémont qui m’en avait parlé. Le chemin cathare résonne en moi comme un chant de guerrier, je vais le faire, je vais me battre.

J’achète deux guides, je réserve tous mes hébergements, mes billets de train. Les voix au téléphone sont avenantes, tout se passe à merveille, je n’ai aucune difficulté pour trouver des hébergements, je trace les étapes, calcule les kilomètres, tout se met en place avec une facilité déconcertante.

Mais au moment de la préparation du sac, je me retrouve dans un état de stress extrême. Les souvenirs et l’absence de mon compagnon de marche me reviennent comme un boomerang. Je revis nos départs de randonnées, ce sentiment d’excitation mêlé à l’inquiétude face à un nouveau défi. J’ai l’impression de ne garder que l’inquiétude. Le cœur qui bat, la respiration courte, je transpire. Dehors il fait si moite, si lourd. J’ai mis deux jours pour préparer mon sac, je ne dois rien oublier, ne pas trop me charger car il va faire chaud. Je suis sans filet, je ne peux compter que sur moi même.

Pour une raison qui m’échappe, je soigne particulièrement la partie alimentation. Je calcule précisément ce qu’il me convient de prendre, protéines, fibres, sucres lents, vitamines, lipides. Je pense aux ustensiles, tupperwares qui me serviront de bol, verre en plastique pour le café, couverts légers, couteau multi usages.

Ensuite je saute sur mon vélo, je passe voter (nous sommes dimanche 7 juillet, moment historique) et je file à la plage. Je pédale vite. Je longe le canal du midi, je me sens libre, mes jambes musclées et bronzées pédalent toutes seules. J’ai mis une robe légère, avec l’effort physique, tout mon stress disparait, je me sens débarrassée de toute forme de scorie.

A la plage je retrouve des amis et ces deux là ne connaissent pas encore mon histoire. Les larmes me montent aux yeux quand je raconte. Je laisse l’émotion sortir, mais je me contrôle encore. J’ai peur du flot qui pourrait sortir. J’ai la sensation d’avoir une mer de tristesse au fond de moi et j’ai très peur de m’y noyer si je m’approche de trop près.

Jour 1, le 8 juillet, départ de PORT LA NOUVELLE vers DURBAN. 28,5 km
Départ.
J’ai programmé le réveil pour 6 heures mais dès 5h30 je suis réveillée, en proie à un cauchemar. Peu importe je me lève et déjeune face au jour levant. La journée promet d’être belle, le soleil est au rendez-vous.

Quand je hisse mon sac sur mon dos je me rends compte qu’il est très lourd. En fait la moitié de son poids provient du stock de nourriture que j’ai emporté. J’ai besoin de me rassurer. Mes bâtons m’aideront.

Une petite heure de train et me voici arrivée à Port la Nouvelle où commence le chemin cathare. Le fléchage débute à la sortie de la gare. Je vais suivre le GR 367. J’ai décidé de me fier au marquage et à mon intuition topographique. Pas de téléphone ni de GPS pour cette marche.
Je fais confiance à mon sens de l’orientation.

Le chemin s’élève rapidement dans la garigue au dessus de la ville. Piste rouge, caillouteuse. Je suis bombardée par les cigales qui surgissent de tous les côtés, vrombissantes, comme enivrées. Elle s’enfuient en giclées, se cognent contre mon front, mes lunettes. Grosses comme mon pouce, leur corps est d’un bleu vif, leurs ailes, un vitrail translucide. Malgré leur état d’ébriété je n’arrive pas à les photographier, elles s’enfuient dès que je m’approche.

La garigue sent la résine et la lavande, l’air est sec. De temps en temps au creux d’une descente apparait une flaque d’eau. Un orage a éclaté la veille, des abeilles sauvages s’abreuvent.

Dans ce paysage façonné par le vent et le soleil, je dépasse une série d’éoliennes, fondues dans le bleu. Elles bougent à peine.

Puis je franchis des barres de calcaire qui forment de véritables falaises, des champs de vignes apparaissent. Ils épousent la forme du terrain et ondulent comme une houle verte.

J’arrive en sueur à Durban. Le village s’étire sur toute la longueur d’une belle allée de platanes. Maisons à vendre, beaucoup semblent inhabitées. Sur le parking de l’unique supermarché, des jeunes discutent, entre chiens et bières. Devant la coopérative viticole, des quads et des ventres ronds sous les marcels me regardent passer.
Tout le monde se connait ici.
C’est moi l’étrangère. Je ne fais qu’une halte pour la nuit. Et c’est très bien ainsi.

Petit moment de nostalgie à l’arrivée, envie d’une bière mais pas toute seule.
Non, ne pas penser à lui, ne pas retomber dans cette histoire qui n’est plus. Ne pas retrouver les mots communs ni les rituels, comme celui de boire un verre ensemble pour fêter la fin de l’étape. Ne pas penser non plus à la pause de midi tout à l’heure quand, repartant j’ai failli pleurer. Me disant : que fais-tu là, un pas devant l’autre, tout cela a-t-il un sens ?

J’ai trouvé une forme de sororité au gîte où j’ai été accueillie par Alexia et ses très nombreux chats. J’étais seule, la chambre toute mignonne. Je me suis sentie choyée et chanceuse de me retrouver là. J’ai mangé dehors sur la terrasse, les petits chats jouaient avec des figues sèches. J’étais en route, quelque chose commençait, j’écrivais une nouvelle histoire.

Jour 2, le 9 juillet, DURBAN - TUCHAN 28,5 +2 : 30,5 km

Au petit déjeuner je fais connaissance avec les autres chats de la maison dont un splendide mâle angora, royalement assis sur le couvercle de la Senseo et qui ne bougera pas d’un poil.

Le temps est couvert ce matin, je marche sous des nuages denses, c’est moite, mon sac est humide, je ne vois pas l’horizon. Je passe devant le château des Durban, qui n’est pas un château cathare et après une rude montée, j’atteins la tour de la vierge de la Récaoufa.

Je l’aperçois à peine dans les nuages. Ma chemise est trempée, je trouve des reliques fanées, un vieux bonnet de laine grise. Pas un seul crissement de cigale, pas une seule aile de sauterelle, pas un oiseau. Un silence de pierre à part les bruits humains qui du coup se révèlent : un avion quelque part au dessus de ma tête, le moteur d’une machine agricole dans une parcelle attenante. Je chemine ainsi durant près de deux heures dans la garrigue embrouillardée. Je suis la première à passer sur le chemin, en témoigne cette immense toile d’araignée qui en barre l’accès. En son centre une Epeire blanche grosse comme une noisette enveloppe de soie sa proie, un papillon de nuit.

Au moment où le soleil se lève, je croise une caravane de 4X4.
A mon niveau le meneur s’arrête :
- On est quatre comme cela, on fuit les gens.
Il me regarde :
- Nous on est paresseux.
Ils ont la soixantaine, une peau de cuir et la dentition ultrabright. Par les pistes et en bivouaquant ils projettent de gagner le Puy en Velay.

Mon chemin monte et descend, traverse les vignes de Fitou, puis des forêts de chênes verts et d’arbousiers, étouffante forêt qui emprisonne le moindre souffle d’air. Les cigales sont revenues en masse, l’une d’elle se fiche à l’intérieur de mes lunettes de soleil, s’y emprisonne.

J’avance bien. Je trouve quelques prunes sauvages et m’en régale. Je prends ce que me donne le chemin. Je mâche des fleurs de fenouil pour m’enlever la soif et arrive ainsi au pied du château d’Aguilar, mon premier château cathare. Je n’ai pas le courage de monter, j’ai chaud et soif, j’ai mal à l’oeil à cause de la cigale. Juste envie de faire une pause et de profiter du moment.
J’échange avec le jeune du guichet, un peu désœuvré. Apparemment les touristes ne sont pas au rendez-vous.



Arrivée à Tuchan, je ne fais pas de courses car j’ai ce qu’il me faut. Je me suis rajouté deux kilomètres pour gagner le gîte Saint Roch, ancienne bergerie, accrochée au flanc de la montagne. Je n’ai pas regretté cet effort de fin de course (plus de 30 km aujourd’hui) car l’endroit est un havre de paix. J’y passe un belle soirée en compagnie de Rémi et Jean Jacques, deux homos bretons qui partagent avec moi une bouteille de Fitou et du saucisson. Moi en échange, je leur conseille les beaux coins que je connais, St Pierre la mer, l’étang de Bages, Gruissan et son village de pêcheurs, jusqu’aux gorges de Gamalus et son petit hermitage...

Jour 3, le 10 juillet. TUCHAN-DUILHAC, 24 + 2 = 26km

6 heures. Le soleil atteint la parcelle du gîte et aussitôt les cigales se mettent à chanter. Petit dejeuner face au paysage, moment de calme absolu.

Ce matin j’ai envie de marcher ! Je retrouve les sensations d’euphorie alors qu’une nouvelle journée commence. Il fait un temps superbe, je me dis que j’ai été folle hier de marcher jusqu’au gîte alors que Theo m’avait gentiment proposé de venir me chercher à Tuchan.
Au village, il me faut retrouver mon chemin qui démarre à la chapelle.
J’avise un papé :
- La chapelle ? C’est tout droit, vous y trébucherez !

Je chemine dans le paysage. J’adore cette sensation de parcours dans la géographie d’un lieu. Montagnes, vignes, routes, chemin. Rien à voir avec la touffeur et la sensation d’écrasement d’hier, qui pousse à marcher sans prendre le temps de s’arrêter.

Aujourd’hui je savoure cette étape. Le chemin est herbeux, je passe sous les falaises de Vingrau, les gorges du Verdouble et atteins le village de PADERN. J’ai fait 10km 500 et m’octroie une pause.

J’ai un peu mal aux pieds avec tous ces cailloux et la chaleur. Je suis partie avec des chaussures neuves. J’accepte cette douleur. Je fais respirer mes pieds et les soigne. Je rejette tout forme d’inquiétude pour le suite du périple. J’arriverai à marcher, mes pieds s’adapteront.

C’est curieux, à PADERN, tout le monde a un chien et personne ne dit bonjour.

Je reprends mon chemin. Traverse le village, passe devant la chapelle Saint Roch et atteins le château en ruine. D’énormes touffes de lavande attirent une multitude de papillons.
Citrons, petites tortues, piérides blanches, demi deuil virevoltent autour de moi. C’est plus doux qu’une cigale la rencontre avec un papillon !

Le chemin ne cesse de monter et je progresse ainsi jusqu’au château de Quéribus, masse imposante et trapue fichée sur son promontoire. J’ai chaud et pas le courage de monter au château que je connais par ailleurs. Par contre sur un banc de pic nic et à l’ombre, je dévore mon casse croûte. Pour le moment je n’ai croisé sur le chemin qu’un couple d’anglais, qui marchaient dans l’autre sens. Retrouver des touristes et des camping cars, des voitures et des chiens me fait écourter ma pause, j’ai envie de retrouver ma solitude.

J’ai encore un bon bout de chemin à faire. Je descends jusqu’à Cucugnan (sacrée descente, ce château est vraiment perché). J’entame un petit pèlerinage dans le village pour revoir le moulin, la maison où ma sœur a habité, la miellerie où elle a tellement travaillé. Gros pincement au cœur, la miellerie est a l’abandon et le vieux 4x4 encore a sa place en train de rouiller.

A Cucugnan je fais le plein d’eau puis je me lance sur une petite route bitumée qui traverse les parcelles de vigne. J’arrive à Dhuilac par le bas du village et les souvenirs remontent à nouveau. Ma sœur a aussi habité ce village, j’y suis venue avec mes enfants, nous avons passé des moments heureux au bord de la rivière, nous baignant dans l’eau claire et glacée.

J’ai réservé une nuit au gîte municipal et Béatrice me guide par téléphone et ne me lâche qu’une fois les chaussures enlevées et rangées. Je suis seule dans le gîte. Après une bonne douche, j’enfile une robe et décide d’aller manger au restaurant.

Jour 4, le 11 juillet DHUIHAC - CUBIERES, 15 km

A 7h30, je quitte le gîte. Il fait magnifiquement beau, l’étape étant plus courte aujourd’hui , j ’ai envie de grimper au château de Peyrepertus avant l’arrivée des touristes. De vivre un moment seule là-haut. Je paierai mon entrée au retour.

Le chemin grimpe raide, aussi je décide de planquer mon sac derrière un genévrier et de ne prendre avec moi que mon carnet. Forêt dense de chênes verts. De temps en temps je lève les yeux vers le château qui se rapproche, fondu dans la masse du rocher. Je transpire. En passant je caresse des fleurs de catananches, remonte en moi le souvenir de ma grand mère qui en faisait des bouquets. Séchés ils se conservaient jusqu’à l’été suivant.

L’accès n’est pas barré, les habitués du coin le savent, Béatrice me l’avait confirmé. Ancien château de la croisade contre les Albigeois, Peyrepertus est une forteresse composée de deux édifices bien restaurés. Une signalisation discrète mais efficace permet d’en faire l’exploration complète. A mon arrivée un rapace tournoyait dans le ciel limpide. Je me dis que s’il y avait un château à visiter c’était bien celui-ci ! Quel cadeau je me fais.

Silence de la montagne. Pentes boisées tendues comme des draps légèrement plissés. D’en haut le volume s’efface, tout devient lisse, comme la mer.
Je m’assois sur le muret de la plus haute tour, le château de Quéribus se dresse, minuscule dans le lointain.

Je goûte au silence profond des Corbières. Je comprends pourquoi ma sœur ne supporte plus le bruit. Vivre ici, c’est pacifier avec l’absolu. Et la rudesse, car l’hiver doit être glacé quand souffle le vent du nord. Rude aussi devait être la vie de château. Comment se chauffaient ils, que mangeaient ils, où trouvaient ils de l’eau ? Vie de résistance, de résilience, dans une nature sans concession qui protège comme une armure.
Monte en moi un intense sentiment de gratitude envers moi même, de m’être permis ce moment, d’avoir osé partir et marcher seule sur ce chemin.

Deux heures plus tard, je récupère mon sac et repars. Il fait de plus en plus chaud et sec, je n’ai que 3/4 de bouteille d’eau, je sais dors et déjà que cela ne suffira pas. Aucune point d’eau n’est signalé sur le parcours. Je monte jusqu’au PLA de BREZOU, une large prairie d’herbe tendre. A l’ombre des chênes je m’arrête. L’endroit est idéal pour casse croûter et prendre un moment de repos.

- Je ne sais pas pourquoi il vous font crapahuter là-haut alors qu’il y a une belle piste plane à travers la forêt !
Me dira ma sœur à l’arrivée.

Mais moi je veux suivre le chemin comme indiqué, cela fait partie de mon initiation. Et en effet, la pente est raide et difficile jusqu’au Pech D’aurou, une falaise de calcaire délavé qui offre un point de vue vertigineux. Soudain des coups attirent mon attention. Dans une saillie de rocher deux boucs sont enquillés. Je ne bouge plus et les observe. Ils finissent pas se séparer et se sauvent en ricanant.

Après cet épisode, je reprends mon chemin, arrive au col de Das Souls puis commence une interminable descente dans la garigue étouffante suivie d’une forêt de feuillus un peu plus respirante. Je n’ai plus d’eau depuis longtemps, je rêve d’une bière glacée et d’une douche fraiche.

Encore trente minutes de route bitumée et j’arrive à la propriété de ma sœur, salvateur havre de fraîcheur et de verdure. Et je bois, je bois de l’eau sous l’ombre profonde des muriers jusqu’à parvenir à étancher ma soif.

Joe propose un bain dans la rivière toute proche, un trou d’eau alimentée par deux cascades. Je nomme ce coin de paradis "le bassin des fées". Je me glisse dans l’eau fraiche, je nage nue. Au dessus de nos tête le feuillage des frênes forme comme une canopée protectrice. Rafraichir le corps après l’avoir réhydraté c’est exactement ce qu’il me fallait.
Joe me reçoit comme une reine, bière fraiche, repas reconstituant et une chambre digne d’une princesse.

Le soir à la fraîche, nous regardons le ciel se couvrir de cumulus blancs, l’orage nous épargne, il sévit plus à l’ouest du côté de BUGARACH. Un peu de pluie tombera cette nuit, à peine ce qu’il faut pour arroser le jardin.

Joe m’avait avertie, le clocher du village sonne toutes les heures deux fois et même les demi heures. Ce sera le seul bruit que j’entendrai et je n’ai pas tout compté, signe que j’ai bien dormi.

Jour 5, le 12 juillet. CUBIERES - BUGARACH, 16km

Au matin le ciel est couvert, l’atmosphère humide. La température a chuté.
Joe m’accompagne un bout de chemin, j’en rêvais, nous l’avons fait.
En une heure nous atteignons le village de CAMPS puis continuons dans la forêt jusqu’au col de Péchines.

Joe connais la route par cœur et avance d’un pas régulier, son bâton à la main. Il pleut un peu, suffisamment pour que nous endossions nos capes de pluie. Nous arrivons aux ruines de Campeau. L’endroit a quelque chose de magique avec ses murs effondrés, ses grandes prairies, ses chevaux sauvages. On ne croise personne, un vent léger souffle, nous obligeant à pic niquer à l’abri d’un buisson de ronces.

C’est là que nous nous séparons. Joe retourne sur nos pas, moi je poursuis jusqu’à un petit col, avant de redescendre sur Bugarach.
Je suis triste et émue de quitter ma sœur. Je ressens comme un déchirement, décidemment je ne supporte plus la séparation.

Je lui dis :
- Je me sens comme une pauvre petite poule mouillée.
La regardant disparaitre d’un pas souple presque félin, je me parle :
- Allons, reprends ton chemin ma Grande, courage !

Il y a tellement de brouillard que je crains de ne pas voir le balisage. De plus je traverse des champs et le marquage n’est pas évident. Je fais confiance une fois encore à mon intuition et trouve le chemin sans encombre. Ma petite voix me dit : débarrasse toi de ta peur, fais toi confiance.

Je ne vois pas grand chose du pic de Bugarach, caché dans le brouillard. Pas envie de faire l’ascension, le chemin est glissant et pierreux et n’offre aucune visibilité. Je me retrouve donc assez vite au village de Bugarach, un village somme toute bien ordinaire et peu animé. J’ai deux heures devant moi avant de pouvoir m’installer au camping "La maison de la nature" où se trouve mon gîte. Je trouve une boîte à livres, choisis deux livres et retourne patienter au camping. ll se met à pleuvoir quand j’arrive, je me refugie sous un abri de fortune. J’échange quelques mots avec un campeur qui court se mettre à l’abri dans son fourgon. Il revient vers moi quelques minutes plus tard.
- Et si vous veniez boire un café au sec ?

Quelle gentille attention. Il est de Andlau en Alsace et travaille dans la ferronnerie. Il raconte combien il aime voyager au hasard avec son fourgon. Ce soir avec sa fille (une ado installée sur le siège avant, un bouquin entre les mains), ils dormiront au bord de la mer.
Le temps passe, le gîte ouvre. Je m’installe. Seule encore une fois.

A Bugarach ce soir, à cause de la pluie il n’y a pas de réseau. Mais un marché où je trouve tout ce que je veux pour manger et boire. Il y a même de la musique et un vendeur de livres d’occasion. L’ambiance est joyeuse. Robes à fleurs, sandales de cuir et longs cheveux tressés, enfants en liberté. Ambiance hippie qui me ramène à mes quinze ans, c’est loin et cela fait du bien.

Jour 6, le 13 juillet. BUGARACH - QUILLAN, 24 km + 6km = 30 km

Deux belles rencontres au gîte le matin. Lise, une bibliothécaire un peu perdue qui me fait plaisir en parlant de notre rencontre "lumineuse" et Régis, cadre récemment séparé un peu déprimé qui rejoint un groupe de marcheurs guidé par une initiée qui connait le chemin pour gagnera la cathédrale des fées, un des multiples lieux magiques de l’ésotérique Bugarach.

Avec tous ces papotages, je quitte le gîte à 8h15. Le ciel est encore bien nuageux et j’ai froid en marchant dans la forêt.

Etape longue mais facile aujourd’hui, entre forêts, villages et petites routes de montagne. Je commence à trouver des lavoirs et de l’eau potable.
- La terre, il faut bien lui donner à manger pour qu’elle nous nourrisse !
Parole d’un jardinier à BEZU qui récupère du fumier pour son jardin.

J’arrive à QUILLAN par le haut de la ville, dépasse le château, ancien siège des archevêques de Narbonne, dont il ne reste qu’une muraille. M’attarde sur le Vieux Pont pont qui enjambe l’Aude.

Je suis contente de retrouver une "grande ville". Je vais faire le plein de provisions, j’ai bien marché, je me sens en pleine forme.

A l’Office du Tourisme je rencontre Laetita, cheveux très courts, visage de nonesse. Elle a envie de discuter et moi aussi. Raconte qu’elle a beaucoup voyagé elle aussi, son pays de coeur ? Le Maroc. Elle se met à pleureur quand je lui parle de mes parents. Avec ma mère, j’ai été horrible, je l’ai traitée de tout... me dit-elle. Elle prend conscience de sa colère, dit qu’elle doit faire la paix avec elle même, aimer sans condition.

Elle me propose de garder mon sac et toute légère je pars au supermarché à l’extérieur de la ville, 2 km aller retour. Il fait chaud mais je marche vite, je n’ai plus mal aux pieds, mes jambes fonctionnent à merveille, je ne ressens aucune fatigue.
Et voilà, 3 kg de nourriture qui me permettront de vivre en autonomie pour les prochains jours.

Je récupère mon sac. Il me faut marcher encore 1 bon km 500 jusqu’au gîte de la forge. Une auberge de jeunesse aménagée en camp sports nature sur le site d’une ancienne forge hydraulique.
- Madame Terrier ?
On dirait que je suis attendue... Il est presque 18h et le directeur a envie de rentrer chez lui. Il me donne la clef de ma chambre et se sauve. J’ai une chambre avec deux petits lits, des draps repassés, une armoire pour ranger mes affaires. J’entends le bruit du fleuve tout près, rien ne manque à mon bonheur.

Je trouve un joli texte d’un certain Amiel pour décrire le fonctionnement et la vie de la forge aux temps de sa splendeur (Vie et Œuvre de Félix Armand » édité en 1859) :

« Soudain un bruit sourd, rapide, foudroyant, ébranle le sol et couvre le murmure des eaux qui débouchant de la montagne par un canal étroit, se précipitent échevelées et mugissantes sous les rouages d’une forge et mêlent leur poussière humide aux milliers d’étincelles qui jaillissent des noires et fougueuses bouffées de sa cheminée ».

Ce soir c’est le 13 juillet, il y a de la musique et un bal à Quillan. Je dîne et repars en ville. Je m’installe sous les platanes et partage une table avec un couple franco britannique "just married" tiré à quatre épingles et qui dort au camping. Verre de blanc avec glaçons, musique entrainante et retour de nuit à la frontale. Quels beaux moments de vie je m’occtroie !

Je dors d’un sommeil profond. A 3h30 je me réveille et reste réveillée une bonne heure. Je suis bien, je sais où je suis, ce que je fais. Je perçois la douceur de la taie d’oreiller, ma peau nue contre le drap. La chambre est fraîche. Je me sens détendue, à ma place.
Je me rendors, réveillée à 6h30 par les chants d’oiseaux de mon téléphone.