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2023 : Des îles et des ailes
samedi 19 août 2023, par
Tiens, tu n’écris plus en ce moment...
- C’est vrai, depuis que je suis à la retraite c’est comme si mon cerveau d’écrivain s’était éteint
- Ce n’est pas une belle image
- Tu as raison, je vais essayer de comprendre pourquoi
- Tu n’as plus rien à raconter c’est cela ?
- Pas du tout ! Mais à présent, je vis les choses tellement dans l’instant que j’ai du mal à me poser pour laisser s’installer la distance
- L’écriture est distance ?
- Oui, écrire c’est figer, toutefois si je n’écris pas, je sacrifie à l’oubli
- Alors entre oublier et figer (et je comprends bien qu’il y a dans ce mot quelque chose opposé au mouvement de la vie), que préferes-tu ?
- Ne pas oublier !
- Alors écris.
Aujourd’hui, en rentant de quatre jours de randonnée je me suis rendue compte combien puissantes étaient nos balades, non seulement au niveau de l’expérience physique au contact de la nature mais aussi au travers de rencontres avec des humains.
Ils sont îles, ailes
Simples, solitaires, complexes, fragiles, assortis
Tous, comme moi, portent ce tribut d’ être humain.
Cette humanité m’émeut. Le contact me semble plus aisé lorsque je marche, quand je les rencontre dans une forêt, devant chez eux, dans un lieu neutre comme un gîte ou une maison. On ne se connait pas, notre rencontre tient du hasard, elle se nourrit de l’instant présent.
Il y a Elise américaine, juive, habitante de Favre parce que dans ce village il n’y a pas de voleurs et que les tombes n’ont jamais été profanées. Elise et son goût acéré pour les vieilles maisons qu’elle restaure avec goût. Nous logeons chez elle, dans "la maison sur la rivière". Il y a chez cette femme une véritable esthétique de la peinture écaillée, de la tapisserie défraichie, de la vaisselle chinée, du torchon à carreaux et du plancher grinçant. Elle affiche aussi un intérêt passionné pour les champignons. Elise est mycologue, documentariste, auteure, historienne, experte en bases de données (les datas comme elle dit).
Fine comme une branche, elle ne tient pas en place. Intellectuelle et pointilleuse, elle semble chercher la chose juste. On comprend vite que derrière cette personnalité se cache un être inquiet qui a peur de l’évolution du monde. Peut être est-ce pour cela qu’elle s’ est installée à Vabre, dans ce village de Résistants et qu’elle a fait l’acquisition de 45 hectares de terrain dont une incroyable "plage aux cèpes". La première année de son installation, elle en a récolté une centaine de kilos. L’année suivante quelques kilos seulement et puis plus rien. Elle a compris que les habitants lui avaient laissé la liberté de cueillette la première année en guise de bienvenue. Comme elle ne voulait ni clôturer ni pancarter, ni dormir sur place, elle a laissé faire...
Son intérêt pour la mycologie et les autres champignons comestibles a peut être commencé comme cela...
Il y a Jean Pierre
Il traverse la rue d’un pas lourd mais il est résistant Jean Pierre.
Il sert des bières, bien fraiches. De temps en temps un petit Ricard ou un verre de rosé se glissent sur le plateau.
Il ne sait faire que cela, servir des bières, faire plaisir aux clients, aux copains, au village. Il habite la même maison que le café, le matin en trois pas il est au travail.
Il parle peu, il entend beaucoup.
A la fin de la journée le soleil a rougi son visage, son pas n’est pas plus lent, une deux marches, il traverse la rue jusqu’à la terrasse, ne trébuche pas malgré ses savates, s’autorise vite fait une cigarette.
- A quelle heure vous fermez ?
- Oh moi, j’ai pas d’heure, répond-il en essuyant une table.
Quand la terrasse prend trop l’obscurité, il arrive avec une perceuse et active la descente des parasols sans se fatiguer. Une lumière toute neuve jaillit, la soirée se prolonge.
Il y a cette randonneuse que nous croisons à la descente de Prat-Long. La première randonneuse de la journée, je me pousse pour la laisser monter, il fait chaud.
Elle porte une ample robe bleue, pas de chapeau, à la main un baton de noisetier.
Didier ne comprend pas pourquoi soudain, je tombe dans les bras de la promeneuse.
- Evelyne !!
Mon ancienne directrice, partie à la retraite un an avant moi.
Depuis le début de notre balade je pensais à elle. Je savais qu’elle avait acheté une "petite maison" dans le Tarn. Mais le département est grand et la probabilité de rencontre infime. Et la voila devant moi, avec son accent des Vosges, moins émue que moi semble-il.
- J’ habite là en bas, tout près.
Quel hasard, ou plutôt quel synchronie. La rencontrer à cet endroit, sur ce chemin, ce jour, à cette heure relève tout simplement du miracle.
Il y a cet homme au prénom inconnu mais dont la silhouette vacillante me poursuivra toute la soirée. Le chemin conduisait à sa maison, un grand portail de pierre ouvert sur un chalet enfoui dans la végétation.
- Je suis bien ici, j’ai une belle vue sur la vallée
L’homme vit seul avec ses trois chats. Une queue de cheval rassemble ses cheveux gris clairsemés. Il est maigre et s’appuie sur une cane plantée dans une balle de tennis. De ses sandales dépassent des orteils raides et rougis. L’homme ne tient plus debout.
- Heureusement ce n’est pas la sclérose en plaque. J’ai déjà été opéré, mais il faut que j’y retourne, c’est encore la colonne, les cervicales.
Il est content de parler, de raconter son inquiétude, son corps malade.
On lui souhaite beaucoup de courage et alors que nous nous nous battons avec les ronces pour poursuivre notre balade (depuis longtemps il n’entretient plus le chemin), je me demande ce qu’il deviendra quand il ne pourra plus du tout marcher. Son corps semblait si vieux, si fragile. On lui a demandé son âge, un an de plus que nous. Devant lui, nous nous sommes sentis presque gênés de notre bonne santé.
En dévalant le sentier, je prends alors conscience de la force que nous avons d’être nous deux.
Il y a Charlotte, cette jeune femme de la maison sur la rivière qui randonne elle aussi. Seule pas tout a fait, puisqu’elle vient d’acheter un chien.
- C’est l’enfant de substitution, dit-elle en souriant.
De fortes cuisses, un visage fin, les cheveux tirés en chignon, très organisée. Le soir une bonne odeur de steak flotte dans la cuisine. C’est pour son chien, elle, est végane.
Le lendemain matin, au petit déjeuner (nous avons tous les trois accès à la cuisine), elle se lance.
- Est-ce que je peux vous poser une question disons indiscrète ? Cela fait longtemps que vous êtes ensemble ?
Et devant notre réponse, de conclure
- C’est que vous être tellement harmonieux...
Et puis ce couple âgé, lui tout sec encadré par deux batons, elle plus alerte, une tige de châtaigner dans la main afin de chasser les mouches et le taons qui attaquent en ce début d’après midi. Tout de suite ils nous pensent perdus dans cette forêt du Sidobre et commencent à nous indiquer le chemin.
- On est du coin
Et plus même, lui a passé 40 ans penché sur l’établi à polir le granite. Il en a gardé le dos cassé, la chair mangée par les rhumatismes. Ne restent que ses avant-bras musclés que la maladie n’a pas attaquée. Elle raconte le travail du granite, la concurrence avec la Chine, le granite rose des Vosges et puis la diversification nécessaire pour rester sur le marché, celui du funéraire ne suffisant plus. Et Lui voulant sans doute parler d’autre chose que de ce qui lui a cassé les reins, commence à raconter la neige qui fait chuter les branches, les champignons (ils ont dû en ramasser des paniers), les vipères.
- Oui j’en ai tué !
La dernière est restée en vie grace à leur petit fils, à l’endroit même où nous nous trouvons, il y en avait une en train d’avaler une grenouille qui criait, qui criait !
Et puis ce paysan, torse nu, huilé de sueur qui se dirige vers nous tandis que son fils charge sur la remorque d’énormes rouleaux de paille.
De toute évidence il veut nous parler, intrigué par notre cadence rapide de marcheurs. On raconte nos randonnées à Compostelle, il raconte son pays, l’agriculture qu’il aime, il élève des agneaux.
- On a les aides
Sans cela ils ne pourraient pas vivre et le fils serait sans doute parti travailler à la ville. Lui, il est né ici. Il aime les champs, la vie dehors au rythme des saisons. Il s’interroge aussi, se désole que l’envie de travailler disparaisse.
N’empêche il est allé en voyage au Portugal et écoute avec grand intérêt ce que Didier dit sur l’agriculture espagnole. Nous sommes interrompus par deux autres randonneuses, qui s’invitent dans la discussion. On laisse la place.
Celle à lunettes :
- Je vais te prendre le tracteur, ce sera bien pour ton site
Le paysan :
- Vous pouvez le prendre, moi je le garde...
Et enfin, Marie. Marie Rouanet dont je découvre un ouvrage dans la boîte à livres de Vabre. Ma main s’en est saisi, il était là pour moi, cadeau déposé par Dame Providence. Durant ces quatre jours, je reçois tant de cadeaux que je ne sais plus comment nommer ces hasards qui n’en sont pas.
Le livre s’appelle " La balade des jours ordinaires". Il s’agit de textes courts dont certains se passent dans cette région que nous découvrons.
Marie me parle. J’ai l’impression de lire ce texte avec sa bouche, ses mots si justes décrivent à merveille les sensations, les odeurs, la poétique de la nature et de ses habitants. Je lis très lentement, savourant chaque phrase, à l’ombre d’un arbre, la tête appuyée contre mon sac à dos ou bien face au lac des Saints Peres où je me suis baignée.
Je la remercie, ce petit trésor littéraire a aussi contribué à raviver mon désir d’écrire.
Dès que je quittais la portion de rue où j’ habitais, j’étais frappée par la totale nouveauté du monde.
Marie Rouanet, Balade des jours ordinaires