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2005 : Journal de voyage en Malaisie, portraits

jeudi 1er décembre 2005, par Sylvie Terrier

17 janvier
Xiao

Xiao est un homme étonnant à la personnalité pleine de contrastes. Il a l’allure débonnaire d’un homme de rue mais parle parfaitement anglais. Il habite dans un appartement spacieux qui ne lui coûte pas cher parce qu’il se trouve en face du cimetière chinois. Les Chinois sont terriblement superstitieux, pour eux habiter près des tombes porte malheur.

Il exerce le métier de cuisiner dans un restaurant dont il est le patron, mais il veut s’arrêter. Pour faire quoi ensuite ? Il ne sait pas. Il cuisine comme il vit, sans mesure, au jour le jour. A deux heures du matin quand il rentre chez lui, il ne se couche pas. Il allume la télévision, s’affaisse dans le canapé, prépare un dixième verre de thé vert et regarde CNN. Il s’instruit, il se tient au courant de ce qui se passe dans le monde. Quand il se couche, vers 5 heures il est bien trop tard pour aller au marché. Ce soir, il cuisinera avec ce qui lui reste, il sait improviser.

Ses vieux parents habitent avec eux, son père malade du diabète ne peut pratiquement plus se déplacer. Ses jambes gonflées le font souffrir. Il passe ses journées entre le lit et le canapé.

Xiao a quatre filles, qui vont toutes à l’école mais qui préfèrent regarder la télévision. Xiao rit. La télévision, il l’avait acheté pour ses parents. Il lui manque la moitié des dents du bas. Pas assez d’argent pour se faire poser une prothèse.

Xiao possède une voiture, achetée 3000 ringhit, une carcasse ambulante comme il dit, mais pour le prix... Il rit à nouveau. Bon allons boire un thé chez les Indiens, derrière l’hôpital et puis ensuite une bière. Hé Xiao ! ses copains l’interpellent. Il les salue de la main. Il n’est pas gros, des muscles ronds, une peau marquée de cicatrices aussi lisse qu’une coloquinte, un ventre un peu proéminent.

Il a refusé de faire des études dans sa jeunesse, préférant courir les rues (il connaît Malacca comme personne). Il prend tout à la légère, comme s’il avait déjà vécu cent vies. Sa femme pragmatique, s’inquiète. De quoi vont-ils vivre s’il ferme le restaurant ? Elle travaille avec lui jusqu’à une heure du matin et rentre seule à vélo. Il y a huit personnes qui vivent à la maison...

Xiao rit à nouveau, il connaît la médecine chinoise, naturelle et bon marché ainsi que tous les fournisseurs, alors la médecine, son prochain métier ?
- Bruno, tu m’emmènes avec toi et tu ouvres un restaurant en France ?

C’est sûr Xiao aurait du succès, surtout s’il s’installe dehors avec ses woks et sa panoplie d’ingrédients de toutes les couleurs.
- Et je serai le cutter, rajoute Bruno.

Tout le monde rit, il est permis de rêver, cela non plus ne coûte rien.

18 janvier

Quatrième nuit passée à Malacca.

Enfin je dors. Et les rêves reviennent.
Ce matin, je m’enfuis du rêve. Je me trouve dans une immense maison. Je rencontre pêle mêle, des êtres invraisemblables : Pierre mon cousin, mon oncle et ma tante qui vont se marier, trois jeunes voyous de dix ans qui recherchent une fillette qui sait faire des expériences sur les chats. J’ai l’impression d’avoir passé la nuit dans cette maison à l’allure de caserne pour préparer cette noce triste.
Je me glisse au bout du lit, prends une douche car je suis en sueur. Je m’habille et m’échappe dans la rue.

Dehors le ciel est gris.

Un vent doux balaie les guirlandes de lampions rouges.
Je file au café, avec la crainte qu’il ne soit fermé. Mais non, le café est ouvert, j’aperçois déjà ses hauts battants de bois repliés et numérotés par ordre décroissant de 6 à 1 contre le pilier central.

Les marchands de soupe sont un peu désœuvrés ce matin. Le vieux a fini sa vaisselle et la belle fille prend même le temps de lire le journal.

A la première table, c’est la réunion des vieilles femmes. Elles sont trois, cheveux gris et pyjamas. La moins ridée raconte une histoire qui fait rire tout le monde, même la vieille marchande de soupe qui du coup se joint à la discussion. Elle rit à belles dents et son visage ressemble à celui d’une petite fille.

Les trois vieilles mangent une soupe. Se disputent pour savoir qui va payer l’addition. Allument une cigarette. Puis s’en vont bras dessus bras dessous telles trois vieux singes.

19 janvier
Les dépeceurs de porc

Ils vous sautent à la gueule et aux tripes les dépeceurs de porcs parce que vous ne vous attendez absolument pas à cette rencontre, la nuit, à deux heures du matin, alors que toute la ville est silencieuse et plongée dans un profond sommeil.

Un camion, des voitures à l’angle de la rue. Et le bruit. Des coups de hachoirs, des corps que l’on traîne, la chute de paquets flasques.

Il ne fallait pas regarder.

Car ensuite comment oublier l’horreur de ces porcs éventrés, cette chaire livide et qui saigne de l’intérieur, ces pattes raidies aux sabots fendus, cette béance à la place des viscères, ces têtes livides aux yeux fermés abandonnées sur le sol.

Il y en a trois, quatre, quinze qui attendent le hachoir.
Sur le dos, jetés sur le sol noir et gras

Et le boucher, debout, à demi nu, vêtu seulement d’un short maculé de sang . Peau contre peau, chair contre chair. On ne voit que son dos, il travaille à toute vitesse, car il fait chaud et il n’y a pas de frigo.

Le couteau glisse dans la chair, s’enfonce dans la graisse blanche. Découpe d’abord les belles pièces, les jambons, les filets.
De l’autre côté de la rue, les chiens attendent les déchets.
Cette béance, comme un sexe violé.
Cette chair, des cadavres exposés.
Ouverts sur la nuit les dépeceurs de porcs.
Bourreaux de la nuit.

20 janvier,18 heures

J’attends le bus, devant la bibliothèque municipale de Malacca que je viens de visiter.

Il fait si chaud ! Je ne m’expose plus au soleil. Je deviens comme les Chinoises, j’ouvre mon parapluie pour me protéger du soleil et garder la peau claire.

Une mobylette passe chargée d’une remorque remplie de durians. Le durian est un gros fuit vert et épineux. Pour le manger, il faut l’éclater en deux, déchirer les compartiments de peau blanche qui protègent les fruits, de gros noyaux enveloppés de chair molle et jaune à l’odeur très forte. A Singapour, ville de toutes les réglementations, il existe un panneau spécifique pour interdire le transport et l’introduction de durians dans les lieux publics et les hôtels. Cela n’empêche pas les Singapouriens d’adorer ces fruits dont l’odeur d’oignons pourris nous révulse.

Les Malais, qu’aucune loi ne limitent organisent même le week end de véritables Durian Parties, car parait-il, chaque durian a un goût différent. Et chacun de commenter, d’argumenter. Les restaurateurs se plaignent. Quand la saison des durians arrive, et elle dure pendant plus deux mois, les affaires chutent.

21 janvier

La boutique de Tan est une pièce modeste ouverte sur une rue peu passante. Elle a donc peu de chance d’avoir la visite des touristes. Chez Tan on mange autour d‘une seule table circulaire, une grande table familiale où douze personnes peuvent facilement s’asseoir. On est ses invités. Les habitués le savent bien eux qui viennent dans ce restaurant simplement pour boire un café glacé ou lire le journal.

Chez Tan tout est à portée de vue. Sa cuisine, son réchaud, ses marmites. Pas d’angles secrets, tout ce qui est à voir se trouve là, devant nos yeux.

On pourrait passer des heures à dresser l’inventaire de tout ce qui a été accumulé dans cette pièce, à commencer par trois hôtels pour les ancêtres rouges et dorés, les empilements de cartons, les marmites, les séries de chaussure en bois, des socques de couleurs vives que sa fille décore de motifs floraux durant son temps libre et qui serviront de cadeau de mariage aux futurs mariés.

Ma présence dans le restaurant attire d’autres visiteurs. Trois touristes chinois, casquette enfoncée sur le tête s’assoient autour de la grande table. Ils commandent un lait de soja glacé, le plus jeune commence à lire le journal.

Dans sa cuisine Lan s’affaire, même devant son wok elle peut discuter avec les clients ou du moins savoir ce qu’ils font. Une odeur de friture envahit le restaurant. On comprend alors pour quoi Lan a toujours les cheveux un peu gras, même si pour la préparation des banquets, une de ses spécialités, elle s’installe dans la ruelle.

Maintenant le restaurant est vide.

Tan en profite pour faire la vaisselle, empile les tasses dans un meuble vétuste au travers duquel elle peut jeter un oeil sur la table ronde. Les frigos ronronnent.

Une vielle femme entre. Commande une soupe. Lan essuie précipitamment ses mains à son tablier et se précipite vers ses marmites. Aujourd’hui, elle porte une jupe noire plissée et un chemisier noir à motifs de bambou. Les bambous mauves dansent comme des plumes. Sa peau est claire, ses dents parfaites, un peu espacées. La vieille dame l’aime bien « very beautiful ! dit-elle en lui tapant le bras.

A force de travailler, Tan n’a pas eu beaucoup de temps de se mettre au soleil, sa peau est claire et blanche, parfaitement lisse. La vielle n’arrête pas de vanter sa beauté. La discussion tourne vite au monologue, elle est chrétienne, elle a fait un tour d’Europe en 1975, LE voyage de sa vie. Elle rit, demande un peu de sauce de soja et puis un peu de piment. Cela ne va jamais.

Finalement elle en mange rien et repousse son assiette. Lan est ennuyée, cela ne lui convient pas qu’un client ne mange pas et ne soit pas satisfait, elle est prête à tout recommencer.
- Une autre soupe ? Un peu de porc sauté ?
La vieille rit. Elle est toute maigre et ne sait que picorer.
- Very beautiful lady !!

Tan est généreuse. Tout ce qu’elle fait part du cœur qu’elle a encore plus grand et plus beau que sa peau. Son restaurant est le rendez-vous des solitaires et des laissés pour compte, des vieux et des marginaux. Il y a même des enfants qui viennent seuls manger une soupe sur un coin de table.

Avec elle les recettes de cuisine chinoise sortent de l’ombre et du mystère. Elle me montre les ingrédients, les épices qu’elle achète dans les pharmacies chinoises, la cannelle, l’anis étoilé, la réglisse, l’écorce d’orange. Car la cuisine chinoise est gonflée de saveurs, et se prépare à l’avance. Ce n’est qu’au moment de la réalisation que les soupes ou les plats naissent en quelques minutes.

Mais Tan est fatiguée. A la fin de l’année, dit elle, j’arrête. Sa fille termine ses études à l’université, son dernier fils ne pourra plus l’aider à la sortie des cours.
Elle fermera son restaurant et se reposera.
Elle rit.
La vieille a raison, elle est vraiment jolie.

24 janvier
9h30.

Le café de Lin est plein. Les affaires marchent bien pour lui, toutes les tables sont occupées. Les deux tiers par les habitués, le reste par des touristes chinois, chapeau enfoncé sur la tête et appareil photo pendu autour du cou.
Le café sent bon la brioche et le pain grillés, la (seule) spécialité de la maison.

A présent je suis connue ici. Je m’assois et le café arrive. Je crois bien que le petit serveur m’appelle « one more » parce que rituellement, je prends toujours deux cafés. Rien d’autre. La tasse arrive avec sa sous tasse, il y a toujours du café renversé au fond. Depuis huit jours que je viens ici, je peux dire que ce café ne ferme jamais. Le café y est meilleur qu’ailleurs et les soupes Wan Tan de la mémé sont réputées dans tout le quartier.

Trop de soleil et trop de vent ! Le groupe de touristes chinois déménage à l’ombre. Le café explose, plus une seule place, les tasses commencent à manquer. Le patron a sorti sa machine à calculer lui qui d’habitude effectue les additions sur un bout de carton. Il a posé son stylo sur l’oreille afin d’éviter les allées et venus jusqu’au comptoir. On dirait ce matin qu’un semblant de sourire se promène sur son visage.

Aujourd’hui je n’ai trouvé qu’une petite place à la table du fond, près de la cuisine. Les tables d’habitués enflent, les voix se mélangent. Silence soudain. D’un même mouvement, tous les regards de la table d’habitués se tournent vers la gauche. Deux jolies européennes, accompagnée de leurs copains viennent de s’asseoir à la table libérée par les touristes chinois. Regards d’hommes sur des jolies femmes. Le temps s’arrête.

Les quatre européens commandent un café et des toasts grillés. Quand arrive l’assiette, chacun se regarde. Qui ose le premier planter les dents dans les toasts fourrés d’une étrange mixture ? L’un des garçons, au visage bien taillé se lance. Il saisit le toast, l’ouvre, ne reconnaît ni l’odeur ni l’aspect de cette drôle de pâte couleur caramel. Croque dedans avec ses belles dents blanches. Plutôt bon ! Les autres rient.
- La chaise est-elle libre ?

Il s’assoit à côté de moi, trop près de mon intimité. Un acte rarissime pour un chinois. Je m’étonne de son audace et l’observe discrètement. C’est un jeune homme grand et mince habillé avec élégance. Pantalon et chaussures de cuir noir, chemise beige aux plis parfaits ainsi que tous les accessoires nécessaires à un intellectuel : le stylo accroché dans la pochette, la montre, la ceinture.

Il commande du café, deux oeufs durs et des toasts. Se plonge dans la lecture de son journal
Il a les cheveux ternes par l’usage trop fréquent d’un gel de qualité médiocre et sa mèche, bien que dressée est lourde et grasse. Après avoir mangé, il allume une cigarette et déplace sa chaise un peu plus loin, Il ne me regarde pas. Il appelle quelqu’un sur son téléphone portable mais personne ne répond. J’ai juste le temps d’apercevoir deux grains de beauté posés au-dessus de sa lèvre, sur une peau étonnamment imberbe.

J’ai envie de lui adresser la parole, mais l’assurance avec laquelle il s’est assis à côté de moi me donne envie de le laisser jouer son rôle jusqu’au bout.

Il se lève. Toujours sans un regard. Je plante alors mes yeux dans les siens, il tourne la tête. Je pense son pantalon lui serre la taille de manière peu élégante.
Bon, une rencontre ratée, balayée par le vent.

Ils parlaient chinois mais avaient vraiment des têtes de malais. Le visage lourd et épais, de petite taille, le corps replet. La mère ressemblait aux femmes sud américaines avec son visage rond, ses cheveux noirs tressés et ses pommettes hautes. Leur fille âgée de dix sept ans ressemblait à une petite fille. Elle commanda un chocolat chaud qu’elle but à la petite cuillère. Le père semblait plus dégourdi, il parlait anglais. J’engageais la conversation.

A mon grand étonnement, ils étaient de Malacca, des anciens du quartier. A présent ils habitaient dans la ville nouvelle. Ils étaient bouddhistes mais ils allaient aussi à l’église chrétienne Saint Georges. Ils dévoraient.

La soupe de la mémé ne suffisait pas. Il commandèrent du tofu et des boulettes de poisson, des oeufs, des toasts, du café glacé. Je faisais pauvre avec mes deux cafés.

L’homme m’invita à partager leur repas, il poussait les plats en ma direction. Je grignotais un morceau de tofu frit. Je racontais encore une fois notre aventure au Sri Lanka. Il hochait la tête, « very lucky ».

Il paraît que pour un chinois, rencontrer quelqu’un qui a échappé à la mort porte chance. Considérés comme des survivants, nous bénéficions désormais d’une aura et d’une considération accrue.

Je me levais. L’homme fit un signe au patron, il m’offrait les cafés.

25 janvier

L’atelier du peintre

Il paraît que Charles Cham a commencé à peindre à l’âge de 5 ans après avoir vu un film, le premier de sa courte vie d’enfant. Le film racontait l’histoire d‘un artiste, un magicien qui avec ses pinceaux donnait vie à tout ce qu’il peignait. Il peignait des oiseaux et les oiseaux s’envolaient. Il peignait des poissons et les poissons filaient dans le courant. Il peignait des fleurs et les fleurs commençaient à bouger au vent. Puis il a peint une femme. Alors cette femme est devenue vivante et ils sont devenus amants.

Quand il est rentré chez lui, Charles a demandé de la farine à sa maman et a commencé à dessiner, un visage, le portrait du peintre. Depuis, il ne s’est plus jamais arrêté...

Pour trouver l’atelier de Charles, c’est facile. Impossible de ne pas voir, à l’angle de la rue Lorong Hang Jebat cette grosse maison peinte en jaune vif de laquelle surgit un immense orang outang orange qui vous regarde, une fleur entre les dents.

La première fois que nous étions venus à Malacca (l’année dernière au mois de janvier) Charles était absent. Il partage en effet sa vie entre les expositions et la Hongrie ou il vit en compagnie de sa femme et de ses enfants. Mais aujourd’hui il est là et nous l’avons tout de suite reconnu sans l’avoir jamais vu. Car l’Orang outang, c’est lui ! Même barbe, même chevelure mêmes yeux malicieux. Quel âge ? Entre trente et quarante ? Un regard sans ride.

Dans l’atelier, il faut regarder bien sûr mais aussi beaucoup lire, car l’orang outang aime les livres :
« Le yin et le yang sont les bases des forces opposées : le négatif et le positif, le sombre et la lumière, le froid et le chaud, l’homme et la femme qui constituent le monde et toute forme de vie. Parce qu’elles sont opposées, elles ont besoin l’une de l’autre pour constituer le tout. A travers la tension, issue de leur attraction et de leur opposition, naît la dynamique de la vie. »