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2005 : Journal de voyage à Singapour

dimanche 23 novembre 2008, par Sylvie Terrier

Elephant de Mer

31 décembre

Midi. Je tourne en rond dans la chambre de l’hôtel. Je n’arrive pas encore à retrouver mes mots et pourtant c’est ici que je dois être, nulle part ailleurs.
Je vois trouble, impossible de lire et d’écrire sur un ordinateur. Je ne peux rien améliorer puisque j’ai perdu mes lunettes dans le tsunami. Ma vue est défaillante et mes mains tremblent. Zoé pose des compresses fraîches sur mes jambes qui continuent à s’embraser sous ma peau.
Etrange, je n’ai jamais pleuré, je n’ai jamais rêvé de la catastrophe. J’ai tout figé à l’intérieur de moi, dans ce feu intérieur qui me consume.

Je consulte un médecin, une sommité d’après les experts de SOS International. Le lendemain j’ai les résultats : l’analyse de sang est normale, je n’ai donc pas comme je le croyais une rechute de dengue. Alors quel est mon mal ?
- Tout est normal, me dit le médecin... A part ce résultat qui montre une réaction positive au rhumatisme arthritique.
Mais je n’ai pas mal aux articulations ! Le médecin me donne cinq jours de traitement. Je ne suis pas convaincue par son diagnostic et mon inquiétude demeure.
Je prends le traitement pendant deux jours sans aucune amélioration. Finalement Bruno téléphone au docteur. Celui ci lui redit que mes analyses sont normales et que mon trouble est dû au choc psychologique. Ma maladie semble donc relever uniquement du psychosomatique. Je pense : pourquoi le docteur ne me l’a-t-il pas dit ?
Sachant qu’objectivement je ne suis plus malade, je me sens soudain légère et ragaillardie. Je marche dans les rues de Little India comme si c’était le premier jour de ma nouvelle vie. Mes jambes retrouvent leur mobilité.
Je prends Bruno par la taille, je me sens tout amoureuse.

Alors voici les mots qui reviennent. Et comme je ne peux me remémorer le contenu du journal perdu, je décide d’en écrire un nouveau qui sera construit comme un kaléidoscope.
Peu à peu je rassemble les pièces de ma mémoire, peu à peu je me reconstruis.

2 janvier 2005

Le journal commence et ne peut commencer que de cette manière :
Singapour sent l’ail et le gingembre grillés dans l’huile bouillante. Impossible d’oublier cette odeur, elle emprisonne les narines, personne ne peut y échapper. Elle se mêle à l’humidité de l’air. Elle monte de la rue, s’échappe par delà les toits, se colle à nos vêtements et à nos cheveux, s’impose jusqu’à l’intérieur de la chambre.

Notre quartier s’appelle Little India. Les maisons sont toutes petites, serrées les unes contre les autres, elles donnent ainsi forme aux rues. Peintes de couleurs vivres, elles datent des années 1930 mais elles ont si souvent été repeintes (chaque nouveau locataire commence par donner un coup de peinture) qu’on les croirait neuves. Les boutiques occupent le rez-de-chaussée, à l’étage se trouve une seule pièce d’habitation dans laquelle tourne inlassablement un ventilateur.

Little India, c’est notre home. On mange dans la rue le meilleur fish head de Singapour, on dort au Dikson Court Hotel qui fait aussi boîte de nuit et attire chaque soir jusqu’à deux heures du matin des jeunes filles dévergondées aux tenues osées.
A Little India comme partout à Singapour, on mange jour et nuit. S’ajoutent à l’ail et au gingembre les odeurs épicées des curry indiens et les relents de durian, un fruit qui sent l’oignon pourri et que les Singapouriens adorent.
Singapore est un ventre impossible à rassasier.

Contrairement à l’Inde où les chiens errants pullulent (jamais vu autant qu’à Sri Lanka des chiens maigres et pelés, en meute fouillant les immondices et cette chienne au milieu de le route qui allaitait deux petits), il n’y a pas de chiens ici. Par contre la ville est le domaine des chats. Les Singapouriens les aiment et les nourrissent, leur vouant parfois un véritable culte. Les chats restent à demi sauvages, ils vous regardent de leurs grands yeux ronds, prêts à s’enfuir. Ils trouvent refuge dans les placards électriques à l’arrière des maisons, dans les jardins et petits espaces abandonnés, ils trouvent toujours un humain prêt à leur offrir quelque chose à manger. Etre chat à Little India offre un privilège que les Singapouriens n’ont pas : la liberté.

500 dollars d’amende si vous fumez dans un ascenseur
200 si vous jetez un chewing gum dans la rue
500 si vous passez la frontière en voiture et que votre réservoir d’essence n’est pas plein au moins au deux tiers.
Sans parler de la censure, des contrôles à travers Internet, des caméras de surveillance. La sûreté de Singapour repose sur ses lois, incontournables, inflexibles. Et si vous croyez qu’à Little India vous êtes protégés, vous vous trompez :
- Tenez, me dit cet indien solitaire en me tendant un cendrier, il ne faut pas jeter la cendre de votre bedee par terre, ça peut vous coûter 200 dollars...

Au 5 A de la rue Campbell, Monsieur Sin sort de chez lui. Il tient à la main un sac en plastique dans lequel se trouvent deux douzaines d’œufs.

L’averse s’est abattue d’un coup sur la ville. Des pans entiers de ciel se déversent dans la rue. Le vent balaie le macadam, les passants se réfugient sous les passages couverts. Ceux qui mangent aux terrasses des restaurants remarquent à peine le changement.
Les ouvriers du chantier eux sont contents. Accroupis dans leurs grandes bottes jaunes, ils prennent le temps de fumer une cigarette.

Monsieur Sin regarde la pluie tomber d’un air indifférent. Il a la lèvre carpienne, le regard sans éclat, le crâne dégarni. Depuis des années il se nourrit de soupe à la crevette midi et soir. Il se retourne, fait deux pas en direction de sa porte. Rouvre sa maison. Tend le bras vers le montant gauche et sans prendre la peine d’accompagner son geste d’un regard, saisit un parapluie.

Referme sa porte à double tour.
Plaque le sachet contre sa cuisse.
Puis le regard fixe, il se jette à l’eau.

3 janvier
Dans un fracas de branches et de tôles, l’arbre s’est abattu en travers de la route. C’était un grand banian encore vert mais son cœur était pourri. Cet après midi, son cœur a lâché, l’arbre s’est effondré à quelques mètres de nous.
- C’est pas vrai, la poisse continue ! dit Bruno impressionné.
- Mais non, dit Zoé, au contraire, nous avons de la chance parce que nous ne sommes pas passés par là !

Au Blujaz Café, Kalipsa a déjà sorti tables et chaises. Très à l’aise dans son pantalon et T shirt blanc qui laisse dépasser une petite tranche de ventre, elle nous accueille en souriant.

Elle a ouvert ce café au début de l’année avec l’aide de son mari qui la rejoint dans la soirée. Un second job en fait car la journée elle travaille dans son bureau aménagé au premier étage du café. D’ailleurs, elle espère pouvoir bientôt prendre un peu de liberté, même si elle sait que rien ne remplace la présence du patron. Le couple aime fréquenter les étrangers européens ou australiens. Un vent de liberté et d’horizons nouveaux s’ouvrent à eux chaque soir et leurs amis viennent souvent prendre un verre au café en fin de soirée, ce qu’ils ne feraient jamais autrement. Leur fille unique est gardée par la grand-mère. Très occupée par son travail scolaire et ses activités sportives et artistiques, la fillette a commencé les mathématiques à l’âge de 18 mois et à cinq ans possède déjà un emploi de temps impressionnant.

Les enfants Singapouriens ressemblent souvent à cette petite fille, sur-investis par leurs parents, surchargés d‘activités. Ils doivent être performants dans tous les domaines. On ne les voit jamais jouer dans la rue. Je ne peux m’empêcher de penser à ces grappes d’enfants turcs désœuvrés, livrés à eux même tout au long de la journée.

Kalipsa explique que la difficulté des Singapouriens pour avoir des enfants vient du stress provoqué par le travail et de la nourriture saturée de produits chimiques qu’ils absorbent quotidiennement. Elle rit. Elle se force à boire chaque matin un grand verre de jus de légumes amers.

Au blujaz, on écoute de la musique américaine et on mange des French fries. On boit aussi des expresso et des capuccino mais il vaut demander à ce que ce soit David qui les prépare. David est métis chinois-indien, il a passé plus de six mois en Italie. Il a cet air déplacé et un peu triste de ceux qui en savent trop pour pouvoir vivre heureux à Singapour. David est le chef de la pizza et du café. Mais quand il n’est pas là, commandez plutôt un jus d’ananas frais, vous ne risquerez pas d’être déçu.

Le milk shake

Il n’en revenait pas. Elle l’avait planté là, à Singapour avec une froideur et une détermination qu’il n’avait pas eu le courage d’affronter.
Il était entré au hasard dans ce café le « Blujaz » et avait commandé une boisson qu’il n’avait plus bue depuis l’enfance, un milk shake à la banane.

La sueur coulait le long de son dos, il suçotait sa boisson en agitant la tête de droite à gauche. Non, il n’y croyait pas, elle l’avait plaqué !
Pendant près d’une minute, il s’absorba dans la contemplation de sa paille pleine de mousse, la trempa, la suça, la retrempa.

Dans la rue, un groupe d’Européens passa, chargés de lourds sac à dos. La patronne du café arriva, elle portait un seyant décolleté bleu azur, mais il ne la remarqua pas.
Ses yeux fixaient un objet absent, un ailleurs que la rue.
Il la voyait, Elle. Si belle, son dos lisse, ses épaules rondes et sa gorge qui riait quand elle jouissait.

Non, ce n’était pas possible.
Il posa les deux coudes sur le bord de la table. Ce devait être un rêve. Un mauvais rêve. Et le milk shake, trop sucré. Jamais il ne parviendrait à le terminer. Non, non, non ... Il dodelinait de la tête comme un débile. Ce n’était pas possible, pas maintenant, pas elle, pas à Singapour, la première étape de leur voyage. Depuis deux ans ils préparaient ce tour, économisaient, rêvaient... Et voilà qu’elle lui claquait entre les doigts deux jours après.

Bon, se dit-il, et ses yeux étaient toujours fixés sur un objet invisible, que faire ?
Il regarda sa montre. Elle allait peut être arriver, blonde et lumineuse et lui pardonner. Le milk shake était bon tout à coup, pulpeux à souhait.

Il remarqua alors un type assis à la table mitoyenne. Il venait de boire une cruche entière de bière et tentait sans succès de joindre quelqu’un sur son téléphone portable. Un type qu’il qualifia de vieux bof, certainement un homosexuel. Il remarqua cependant ses beaux bras musclés. Le crâne rasé et l’oeil bleu, l’homme qui devait avoir la cinquantaine portait un jean de marque qui lui moulait les fesses. Sa taille était mince.

Pas comme lui qui finalement commençait à avoir une sacrée brioche.
Il se leva, encore plus mal l’aise et chercha quelques pièces ou un billet dans son porte feuilles. Ramassa la note sur la table et la fourra dans sa poche. Il regarda à nouveau la rue puis son ventre. Et sa chemise Vichy à manches courtes, et son jean sans forme qui portait encore les marques du fer à repasser.

Il comprit d’un coup.
Il partit sans payer.

Les Chinois n’aiment pas les Indiens.
Ils leur reprochent leur manque d’hygiène, leur nonchalance, leur sens inné à se regrouper et à partager l’intimité.

Les Indiens sont les « Workers » de Singapour. Pour 4000 dollars, ils achètent à une agence singapourienne un droit de travail pour deux ans. La première année, ils la passent à rembourser l’argent que l’agence leur a avancé pour venir travailler. Ils sont logés dans des préfabriqués ou bien partagent une chambre bon marché. Ils sont employés dans les espaces verts, concierges, gardiens de parking et surtout manoeuvres. Sans eux les tours ne pousseraient pas en quelques mois, la nouvelle ligne de métro ne sortirait pas de terre, la bibliothèque nationale n’ouvrirait pas ses
portes en mars 2005. Des emplois impersonnels, interchangeables et sous payés.

Ils étaient trois, puis six, puis neuf.
Neuf jeunes Indiens âgés de 20 ans. Ils arrivaient en groupes au café Moubarak, un sac de voyage bon marché à la main. Certains portaient des chaussures neuves, on voyait encore l’étiquette collée sur leur talon. Ils se tenaient droit, n’osant parler. Ils n’avaient pas même un dollar en poche pour s’offrir un verre de thé.

Alors arriva la Chinoise. Pantalon noir, la cinquantaine, le visage poudré de blanc. Sèche. Une hôtesse de l’air à la retraite. Elle crachait ses mots, leur parlait avec des gestes saccadés un anglais qu’ils ne semblaient pas comprendre.

J’assistais, impuissante, à la scène. C’était la première fois que je voyais des Indiens traités comme des moins que rien, soumis et sans sourire. Je pensais au livre de Tahar Ben Jelloun, « La plus haute des solitudes » qui racontait l’arrivée en France des travailleurs immigrés marocains et dénonçait leur misère morale et sexuelle.

Je me sentis un peu rassurée quand la vieille disparut. Le groupe eut un mouvement d’hésitation, il sembla se réveiller, sortir de sa torpeur. Un jeune homme osa même une parole, les autres se rassemblèrent autour de lui comme des enfants contre leur mère.
En Inde, on n’est jamais seul. Même à Little India, Singapore.
Ces neuf là étaient déjà frères.

La vieille chinoise revint. Encore plus blanche. Elle aboyait, ses mots ressemblaient à des coups de bâton, moi-même je ne comprenais rien.
Une camionnette arriva et s’arrêta devant le café. Elle leur fit signe de s’entasser à l’arrière et s’assit à côté du chauffeur.

La scène s’était déroulée en quelques minutes. A peine le temps de l’écrire.
Impressionnée, je me levais et demandais au patron du Moubarak qui étaient ces jeunes hommes et ce qu’ils venaient faire ici.
- Quels jeunes hommes ? Me répondit-il, d’un air étonné.
Il m’assura qu’il n’avait rien vu.

4 janvier

Les habitants de Singapour sont obsédés par la bouffe.

Où qu’ils se trouvent, quelle que soit l’heure, on les voit en train de manger. A la terrasse d’un restaurant de rue, sur les marches des escaliers entre deux escalators, sur leur lieu de travail parmi les ordinateurs. Ils actionnent leurs baguettes sous le nez des clients qui à part nous trouvent la situation des plus normale. Ainsi tous les centres commerciaux, du plus simple au plus luxueux, sentent l’ail et le gingembre revenus dans l’huile bouillante. Champions du take away (à emporter), aucune forme de nourriture ne résiste à leur génie de l’empaquetage.

Kalipso nous l’avait dit dans un éclat de rire, elle ne sait pas cuisiner ! Chaque midi, elle apporte au bluejaz un take away et le soir, elle mange ce que prépare sa cuisinière. Nos ménagères françaises n’en reviendraient pas...

5 janvier, Chinatown

Ils marchent main dans la main au milieu des odeurs de caramel et de poulet frit. Un petit vent nocturne caresse les palmiers en pots du restaurant Shaw puis fait se gondoler de grandes photos noir et blanc présentant un Singapore du siècle dernier, disparu à jamais.

Toute la rue sent la friture. Les commerçants commencent à déballer décorations et lampions rouges à l’approche du nouvel an chinois.
Le jeune saltimbanque se gratte la tête. Ce soir, sa troupe n’a pas de succès, leur grande boîte dorée est vide. Il est tout maigre dans son pantalon mordoré, à la place de son ventre, un creux.

Chinatown est le quartier commercial chinois. Boutiques, grands magasins, restaurants, le quartier est à l’image de Singapore, net, repeint de frais ce qui donne toujours à la ville cet aspect impersonnel trop bien léché.

Chinatown toujours
Food Zone : The meeting place

Food center Singapour

D’abord le bruit. Un brouhaha inextricable de voix d’hommes, habitués du lieu, le sous-sol du Shisin Shoping Center.

Dans la lumière criarde des néons, assis sur des chaises en plastique, ils discutent en buvant un broc de café ou de thé, sucrés au lait concentré. Tout est artificiel dans ce lieu privé de lumière naturelle. Autour de l’espace au plafond bas, des enseignes lumineuses montrent comme à travers une loupe géante les plats que tout un chacun peut consommer. Bon marché, variée et surtout abondante cette nourriture exposée caresse et avive la passion immodérée des singapouriens pour la nourriture. Tout est artificiel et pourtant on est ici au coeur de la société chinoise d’aujourd’hui. Dans un contexte qui a défaut d’historique demeure néanmoins authentique. Il faudrait pouvoir comprendre ce que raconte ces vieux chinois à qui il ne manque qu’un jeu de majong pour être parfaitement heureux.

Quelques vieux solitaire fréquent régulièrement la « Food zone ». Sans doute regrettent-ils le temps d’antan quand ils discutaient dans la lumière de la rue ou dans la pénombre de leur boutique. Marchands de thé, de plantes médicinales ou de papiers rituels, ils étaient des commerçants infatigables, leur boutique était leur maison.

Monsieur Li vient au meeting place toutes les après midi.

Il s’assoit à la table numéro 12 et commande un thé vert. Un thé sachet servi dans un broc. Il sort le sachet du verre et le dépose sur la table afin que le thé ne devienne pas amer. Il regarde furtivement à droite et à gauche. On dirait qu’il cherche quelqu’un. Mais il ne connaît plus personne ici. Ou les verres pourtant épais de ses lunettes ne suffisent plus. Il se lève en se tenant les reins, abandonnant son verre de thé à moitié vide. Le regard perdu, il disparaît comme dans un soupir.

Monsieur Mi lui, est de passage au food store. Il est très élégant avec ses chaussures en cuir clair aux talons bicolores, son pantalon de tergal soutenu par une paire de bretelles que seul son grand âge met à l’abri du ridicule, sa chemise à petits carreaux. Sa femme se trouve à la pharmacie, elle en a pour un moment... Monsieur Mi sirote un jus de soja frais. Bien sûr, il ne connaît pas Monsieur Li et ne sait pas qu’il vient de s’asseoir exactement à la même place, à la table numéro 12. Il partage cependant avec lui sa perplexité. Lui aussi pense avec nostalgie au bon vieux temps et déplore de n’avoir plus personne avec qui discuter bien que la foule des habitués soit bruyante, voire joyeuse. Il pense à ses collègues de travail qui le saluait chaque matin avec respect, lui le chef de Bureau.

Pendant ce temps, sous un gros ventilateur essoufflé, un poste de télévision diffuse un opéra chinois de pure tradition pékinoise. Personne ne capte la moindre parole à cause du brouhaha. Les personnages gesticulent comme des marionnettes. Leur présence en ce lieu rend l’ambiance encore plus artificielle.

Quand ils parlent fort, on a l’impression que les Chinois s’engueulent. Les vieux surtout font preuve d’une vivacité étonnante. Secs, les oreilles décollées, les yeux fixes, ils restent figés comme des statues, silencieux. Soudain, pour une raison que j’ ignore (ha ! Si seulement je comprenais un peu le chinois, cela m’aiderait sans doute ) ils se lèvent, l’air offensé. On dirait vraiment qu’ils jouent à leur tour une pièce de théâtre.

Finalement Monsieur Mi décide que cet endroit l’ennuie. Sa boisson à peine entamée, il se lève et disparaît aux toilettes.

Les tongues
J’avais oublié ce bruit qui m’avait tant frappée en arrivant à Singapour, le son traînant des tongues. On comprend vite au fil de la fréquence et la brutalité des averses, que les tongues sont les chaussures les mieux adaptées au climat de Singapour. Et comme il fait chaud et lourd, que la sueur se met à couler dès que l’on quitte l’atmosphère climatisée du centre commercial, de l’hôtel ou du taxi, mieux vaut ne pas se fatiguer. Ni porter des chaussures trop serrées, ni lever trop haut le pied. Les femmes en particulier savent cultiver l’art de la tongue ou de la mule. Cela donne à leur démarche une nonchalance presque féline et fait danser leurs hanches.

Dickon Court Road
Devant l’hôtel Dickson, il a ôté le couvercle d’un brasero, allumé un petit feu et jeté sur les flammes vives quantité de papiers dorés. Il porte des tongues et un T shirt blanc, ses jambes trapues de chinois bien nourri et sédentaire dépassent d’un vaste bermuda. La fumée coupe le trottoir en deux mais cela n’empêche pas les clients de pénétrer dans l’hôtel, encombrés de leurs valises. Lui impassible, continue à alimenter le brasero, le visage inexpressif. Qui est-il ? Ou habite-t-il ?
Je n’arrive pas à savoir. Chaque matin, il effectue ce rituel et la vie continue.

Quelques jours plus tard, le major d’homme de l’hôtel avec qui nous sommes devenus un peu familiers me donne une explication. L’homme est le patron du sauna, au rez- de chaussée de l’hôtel. Les affaires ne marchent pas bien, les clients ont déserté l’établissement. Par le biais des offrandes, il espère faire revenir la chance et la prospérité.

6 janvier

Boat Quay
Si vous voulez vous rendre à Boat Quay, un des lieux touristiques incontournables de Singapore, il faudra dire Bo Ka au chauffeur de taxi chinois sinon il ne vous comprendra pas. Il faut en effet un certain temps pour s’habituer à l’accent des chinois parlant anglais qui passent tout à la moulinette de la monosyllabe.

Boat Quay. De jour on ne voit que du gris. Gris couleur ardoise de l‘eau du canal sillonnée de barques à moteur ornées de lampions rouges qui s’illuminent le soir venu. Grise la pierre des quais, gris les gratte ciel qui écrasent tout de leur masse de béton et de verre. On ne remarque plus la rangées de maisons basses qui osent quelques couleurs vives. On se surprend à imaginer Boat Quay à la lueur d’un autre siècle, quand l’activité commerciale fourmillait sur les rives. On reconstruit le déballage anarchique des marchandises, on entend le brouhaha du port, on fantasme sur la débauche des corps quand le nuit venue, hommes et putains mêlaient leur sueur au sel de la mer.

Oui, aujourd’hui, Boat Quay a perdu son âme, trop aseptisé, réduit à une série de restaurants (encore manger !) qui attirent le client à coup de promotions et de jeunes filles aguichantes. On boit de la bière en regardant l’eau noire, on suce ses doigts parce que la sauce au poivre noir qui enrobe les crabes est absolument délicieuse.
Les pinces des crabes sont si impressionnantes que les enfants demandent « est-ce qu’on peut les garder ? ». Les crabes sont maintenus vivants et attachés à l’entrée des restaurants comme des petits chiens au bout d’une ficelle.

Sous les tentures décolorées on oublie dans l’intimité des bougies la masse écrasante des gratte ciel qui dans la nuit noire restent illuminés comme pour mieux rivaliser avec les étoiles.
On se dit en partant, le ventre un peu lourd qu’on y est allé, à Boat Quay et que peut être, on y reviendra pas.

L’autre endroit incontournable de Singapour s’appelle Orchoard Road.
C’est une avenue bordée d’arbres majestueux, si large qu’on ne peut pas la photographier sans avoir de grand angle. Des décorations de Noël pendent et se balancent au-dessus de la foule des passants, une foule tranquille et jeune, venue là plus pour la promenade que pour faire des achats. En fait, rien ne vous oblige à pénétrer dans l’un de ces énormes shoping centers qui bordent l’avenue, mais si vous vous laissez happer, alors comme on dit ici, attention, votre carte de crédit va s’embraser.

On peut aussi prendre le temps de s’asseoir sur l’un des nombreux bancs de marbre noir qui jalonnent toute la promenade. Et regarder la rue.
Elles sont belles les filles de Singapour. Un jean, un T-shirt et une paire de mules suffit pour les habiller. Elles sont fines et ont les cheveux lisses, des mains de poupée aux ongles en amandes, les orteils nacrés de rose. Pas de maquillage, tout au plus un bijou discret. Quelques-unes, les plus mûres, osent une robe des années 70, manches ballon et taille basse. Je pense au film « In the mood for love ».

Elles sont belles les filles de Singapour, parce qu’elles ont juste de qu’il faut de sophistication, une tendance naturelle à la modestie et qu’elles ne sont pas provocantes. Pas de lèvres excessivement colorées, pas d’yeux agrandis par un maquillage outrancier, pas de chair gratuitement offerte.

Elles se laissent regarder. On ne sait pas ce qu’elles pensent. C’est peut être là que réside leur mystère.

7 janvier

Moubarak Coffee shop

Si le matin au réveil vous vous sentez fatigué et cela peut arriver, on ne dort pas toujours bien à l‘hôtel, un enfant qui remue vos côtés, un verre de thé bu trop tard dans la soirée, une intense envie de vivre qui vous empêche de sombrer dans les nimbes du sommeil... Alors prenez une douche, habillez vous et filez sans hésiter au Moubarak café. Ouvert 20 heures sur 24, on vous servira un thé indien au gingembre, « a ginger tea » et rien qu’à la vue du sourire lumineux de Momo, vous vous sentirez revivre.

Les murs du café sont aussi jaunes que la poudre de curcuma, ils déteignent sur nos visages à la peau pâle et nous donnent l’air de malades hépatiques. Heureusement, une bande de vert sombre semblable à la couleur des feuilles de bananier en atténue un peu la rudesse.

Il y a aussi dans ce café des couleurs qu’aucun décorateur n’oserait proposer. Du rouge et du bleu vif pour les chaises, du orange et du violet pour les assiettes. On se dirait dans un temple à Maduai, dans la débauche des poudres et des pigments, devant les grandes statues luisantes de beurre, surchargées de guirlandes de fleurs fanées.

Au bord du haut-le-cœur.

Alors pour éviter la défaillance, on peut toujours se concentrer sur la surface de la table, un peu collante, qui reste d’un brun neutre, puis sur le verre de thé, mousseux à souhait que l’on vous apporte presque instantanément.
Oui, finalement au Moubarak, mieux vaut avoir le cœur bien accroché et si vous n’avez encore jamais voyagé en Inde ce n’est peut-être le meilleur endroit où aller.

8 janvier
Il est des matins où je me dis qu’il vaudrait mieux ne pas se réveiller. Passer la journée à dormir, la rayer du calendrier. Mais comme cela est impossible, moi qui dors peu et qui ai le sommeil si léger, je me lève. Passe un peu d’eau sur mon visage fatigué et sans prendre la peine de me peigner (quelques coups du bout des doigts devant la glace de l’ascenseur suffisent), je vais au Moubarak.

13 heures
Sihn a déjà garé son taxi Comfort bleu le long du café Moubarak, le plus proche possible des marches de l’escalier. Originaire du Kerala, il porte d’épaisses moustaches qui rejoignent ses favoris et dessinent une barbe à la forme arrondie.

Avec ses grands yeux noirs au blanc lumineux, ses boucles d’oreilles, il me fait penser aux visages des danseurs de Cochin, mi-masque mi humain. Avant de sortir de son taxi il a veillé à perforer ses cartes de stationnement. Même s’il mange à côté de son véhicule, aucun argument ne pourra convaincre la préposée aux contraventions de ne pas appliquer le règlement. Elle applique strictement la consigne et avec elle, impossible de négocier.

Une fois dehors, Sihn sort la chemise de son pantalon et se masse le ventre, il a faim.
Il se dirige directement vers la cuisine, passe derrière la vitrine où sont exposés les grands bacs de curry de viande et de légumes. Depuis le temps qu’il vient ici, il a droit à un régime de faveur. Le patron est un ami, il lui fait un prix.

Sihn est strictement végétarien, il est resté mince malgré les énormes quantité de riz qu’il avale chaque jour. Penché sur son assiette, il malaxe d’une main experte sa pâtée et l’avale à toute vitesse. Deux grands verres d’eau et voilà son repas terminé.

Il se retourne soudain, un peu inquiet. La vieille n’est-elle pas en train d’arriver, avec son visage chiffonné et son chapeau flapi ? Sihn est en règle mais il n’aime pas la sentir tourner autour de son taxi. Une place de rêve pour lui, l’Indien, qui ne peut conduire que des taxis Comfort parce que le patron est lui même un métis indo-chinois. Douze heures de travail par jour, un jour de repos par semaine. La vie est dure pour les chauffeurs de taxi à Singapour, mais lui ne se plaint pas. Il a un travail et si tout marche bien, il se marie l’année prochaine avec une jeune fille de son village.

La jeune fille, je l’imagine bien, moi qui boit mon thé juste derrière le dos de Sihn. Gracile, les poignets fins, une longue chevelure sombre qu’elle nattera et ornera d’une guirlande de boutons de jasmin. Je la vois et elle me sourit.

Je bois du thé au gingembre au Moubarak café.
Momo, le serveur me sourit.
A présent plus rien ne peut m’arriver. Je suis « in my mother India ».

11 janvier
Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de notre Polo. 13 ans !
- Enfin ! dit-il, lui qui m’arrive déjà aux oreilles et qui bientôt me dépassera en taille.
- A treize ans, j’entre vraiment dans l’adolescence, précise t-il en souriant.

Nous sommes tous les quatre assis au Moubarak devant un gâteau au chocolat sur lequel brillent de tous leurs feux treize bougies (les serveurs ont dû arrêter les ventilateurs).

Paul est ravi. Ses cadeaux empilés devant lui, de mystérieux paquets violet et orange enrubannés de rouge et un gros paquet en provenance du Sim Lin Tower, il décide maintenant de commencer le déballage. Découvre ses paquets un à un, faisant durer le plaisir en les ouvrant si lentement, si délicieusement...

Cher Polo qui nous embrasse à tour de rôle et qui est si heureux d’avoir treize ans qu’il le dit à toutes les personnes que nous connaissons. Fier de grandir, d’être en accord avec son âge, avec son corps. Être grand oui, et en vie surtout après les épreuves que nous avons traversées.

Les serveurs du Moubarak ont offert les thés et deux paquets de biscuits à Paul. Nous leur avons offert une part de gâteau. Avant de partir, chacun a serré la main à Paul, en signe de bienvenue dans le monde des hommes, un monde encore à construire...

12 janvier
Le rêve est confus. Au matin, je ne m’en souviens pas assez pour en écrire le récit.
Seule cette image me hante : je serre mon père dans mes bras. Il a toujours le même âge mais il a rétréci, s’est desséché. Il n’est pas plus grand qu’un enfant.

13 janvier
Ce soir le crépuscule est clair et le ciel bleu marine. Le soleil a brillé toute la journée, les femmes ont ouvert leur parapluie argenté afin de protéger leur peau.
« Il fait trop chaud ! » disent les Singapouriens qui décidément semblent préférer la pluie.
Moi, j’aime les grandes rafales de vent doux sur les avenues et j’ai laissé le soleil se promener sur ma peau. Je marche avec Zoé le long de North Bridge, des petites gouttes de sueur perlent juste au-dessus de ses lèvres, c’est ainsi que l’on voit que Zoé a chaud.

Ce soir sous le ciel clair, même la nuit semble plus brillante. Regarder les étoiles à Singapour est un plaisir nouveau. On oublie la notion d’infini ici parce que l’on est toujours sous quelque chose, un arbre géant, un gratte ciel, une averse, un toit. C’est la première fois que je regarde les étoiles et je repense à Gazipasa en Turquie, lorsque nous rentrions tous les quatre au bangolow, tard dans la nuit, les yeux perdus dans la voie lactée.

Je me suis installée à l’angle de rue Dunlop et de la rue Upp Wedd, à la terrasse d’un café toujours fermé mais rempli d’habitués qui occupent néanmoins les chaises puisque le patron ne les rentre jamais. Un café sans boisson et sans café où les hommes viennent pour passer le temps, pour discuter en se grattant les pieds.

La première fois que je me suis à mon tour assise dans ce café, j’ai demandé un thé à l’homme qui semblait être le serveur. Il m’a répondu que le café était fermé et pourtant, derrière les volets tirés la discussion allait bon train autour de chopes de bière. Finalement je suis restée. En marge des habitués, j’ai sorti mon carnet et je me suis mise à écrire.

Au bout d’une demi-heure, l’homme s’est à nouveau présenté à moi. Il a posé sur la table décolorée une chope remplie de thé et m’a dit :
- Here is a cup of tea for you for free !

Ce soir au café, il y a l’Indien. Le visage impassible, un rien dédaigneux, il a la main leste et le stylo actif. Sur la table, des sachets de pièces et un registre. De l’autre côté de la rue trois autres Indiens en chemise sale perchés sur un vieux camion entassent des cartons. Ces hommes ne sont que le maillon final d’une longue chaîne de labeur et de misère. En bas, des vieux. Maigres et décharnés, tordus par les rhumatismes, les fouilleurs de poubelles, les affamés de la récupération. A toute heure du jour et de la nuit on les voit passer avec leur chariot, cassés et fatigués, le visage criblé de grains noirs, la tête protégée d’un chapeau de paille crevé.

L’un de ces vieux qui se dresse à présent devant l’Indien. Sa marchandise, qu’il a soigneusement pliée et empilée pour en transporter un maximum a été pesée. Maintenant il attend son dû. Quelques pièces et un billet. Avec cela, il va pouvoir s’offrir un « economical rice », un riz énonomique, une grande assiette de riz cuit et trois ou quatre variétés d’accompagnements. Accoudé sur son chariot qui lui sert aussi de canne, il disparaît en boitillant.

Au début de la rue Dunlop, un autre commerce se déploie : la récupération de matériel d’occasion. Little India s’est spécialisé dans l’achat et la revente d’appareils ménagers, de matériel hi fi et informatique. Les écrans sont conditionnés par paquets de vingt et enveloppés de film plastique qui leur donne l’allure de gros cocons brillants. Les tuners forment des tours de plusieurs mètres et les frigidaires se dressent le long de la rue tels des tours sans fenêtre.

Toute une faune de Malais et d’Indonésiens vivent de ce commerce. La nuit ils dorment sur place, sous les arcades. Quand on passe, on ne voit que leurs pieds nus dépasser des couvertures. Ils dorment sur des cartons posés à même le sol.

Un camion viendra bientôt charger la marchandise. Il filera ensuite directement vers la Malaisie ou bien alors vers le port à containers de Singapour. Un immense entrepôt que l’on découvre sur la route qui mène à l’aéroport, des centaines de containers empilés les uns sur les autres par des grues géantes qui forment des tours hautes de dix étages. Un long voyage commence pour ce matériel de récupération, puis une seconde vie en Inde, Indonésie, Vietnam et même Afrique... Commerce de pauvres sur le dos du capitalisme dont la fonction principale est de produire, toujours et encore plus. Je ne peux m’empêcher de penser au trésor que représente un frigo en Afrique (si tant est que l’électricité fonctionne !) et à la banalité de sa valeur ici.

Impossible pour moi de revendre cette mini paire de baffles devenue inutiles depuis l’anniversaire de Paul. Les acheteurs rient devant ma proposition ou bien me rejettent avec dédain. Un marchand de hi fi me montre sa boutique, pleine comme un œuf. Non, non il a déjà tout ! Il me montre exactement le même modèle.
Au bout d’une heure de transaction ratée, je reviens vers et lui tends le sachet :
- I give them to you for free ! (tenez, je vous les donne !)
Il le prend et me tend sans un mot un billet de deux dollars.

14 janvier
Nous sommes prêts à partir pour la Malaisie. Du Blujaz, nous envoyons nos derniers mails. Je bois un dernier café et parcours le Straits Times, un journal de Singapour. Je m’arrête sur un article qui parle (encore une fois) du Tsunami en Inde du Sud. Le journaliste s’est rendu à Nagapattinam, en Inde du sud, une ville que nous connaissons bien Bruno et moi.

« Ce que nous voulons, c’est repartir à la pêche avec nos bateaux et reconstruire nos maisons », disent les pêcheurs. Des piles de vêtements d’hiver s’amoncellent inutilement en cet endroit de l’Inde où la température dépasse chaque jour les 30 degrés. Les larmes ont séché, les corps ont été brûlés dans la tranquille acceptation d’un événement que l’on qualifie plutôt maintenant de fatalité.

Les rescapés veulent préparer eux-mêmes leurs repas et faire la vaisselle, ils ne veulent pas rester inactifs. Il a trop d’aide déployée, trop de volontaires. Les tentes servent en priorité à les héberger !

La nourriture envoyée par les pays occidentaux est inconnue par la population et mal utilisée. Les femmes disent :
« Nous sommes habitués à manger des lentilles et du riz, cela nous convient ».
Deux euros par jour suffisent à faire manger une famille de dix personnes. Les femmes ne savent pas utiliser les conserves au goùt inconnu. Du coup, il y a beaucoup de gaspillage.

Et l’article de conclure sur le témoignage de Ravi qui travaillait à Singapore et qui est rentré dans son village :
« Je veux devenir pêcheur. C’est dur, mais c’est ici que je dois être, avec les miens... »

Lorsque nous sommes retournés à Singapore, quelques jours après le tsunami, la ville était sous le choc. Le feu d’artifice du 31 janvier avait été annulé, une pluie diluvienne s’était abattue sur la ville comme si le ciel aussi pleurait les morts. Sur Sherangoon, des tentes blanches avaient été dressées, des jeunes en capuchon de pluie actionnaient des crécelles. Ils interpellaient les automobilistes et les invitaient à faire une donation pour les rescapés. Une urne en verre se remplissait à toute vitesse de billets.

Nous racontons souvent ce qui nous est arrivé. Une sorte de mise à distance. Une manière aussi de témoigner sans pathos, autrement qu’avec les images chocs diffusées en boucle sur toutes les télévisions. Je suis convaincue que nos parents et nos amis ont eu du tsunami une vision dramatiquement plus choquante que nous.

Parce que nous étions du côté de la Vie et eux ne voyaient que des morts.

D’ailleurs ce 31 décembre 2004, nous avions envie de faire la fête et d’exprimer notre joie, nous étions tout sauf moroses. A Sept heures de décalage horaires de nous, nos parents épuisés de stress décidaient de ne pas réveillonner et de rester silencieux à la maison.

17 heures en ce 14 janvier 2005.
Le bus pour la Malaisie quitte le parking et remonte Queen Street.
Nous retournons à Melacca pour nous reposer et nous reconstituer.

Nous sommes là, tous les quatre. Heureux.
Le voyage continue
A bientôt Singapore...