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2008 : Journal de voyage en Syrie

samedi 4 avril 2009, par Sylvie Terrier

21 juillet 2008
7 heures pour aller en TGV d’Antibes à Paris Charles de Gaule. Le train sent l’étable et la bouse de vache, le contrôleur faussement navré nous explique que les toilettes ne sont nettoyées qu’à Paris.
Voyage interminable.
On arrive encore trop tôt car notre avion ne part que le lendemain à 6h30.

En revoyant de Terminal 3 et en le comparant avec le T1, masse de béton brut et œuvre contemporaine, je me souviens de notre voyage en Egypte, en décembre 2002. Nous étions aussi partis d’ici, en plein hiver. Nous avions quitté Strasbourg pour Paris en voiture, Bruno s’était changé dans la neige troquant son pantalon de velours et sa parka contre un jean de coton et une chemise indienne.

Hôtesse peu aimable. J’ai toujours l’impression que pour le personnel, travailler au T3 est comme une punition. Un point positif pour nous du moins, ce terminal ne ferme jamais, nous allons pourvoir rester sur place.
Casse croûte rapide, pas vraiment faim.

L’aéroport se remplit de gens comme nous, qui viennent de loin et sont obligés de passer une nuit, mauvaise ou blanche avant le départ. Les couples se calent pour dormir ensemble, quelques africains continuent à papoter tandis que nous nous allongeons sur les sièges métalliques glacés. La température ne cesse de chuter.

A trois heurs du matin, c’est l’effervescence. Des familles d’africains commencent à arriver. Il y a ceux qui partent, peu nombreux et ceux qui les accompagnent très nombreux, en famille au sens large. L’embarquement commence à 4 heures. Nous avons retiré nos billets au comptoir Nouvelles Frontières. Un rapide café et nous voilà dans la file d’attente pour passer la sécurité. Nous avons de la chance, notre avion est prêt et part sans retard.

22 juillet
Arrivée à ANTALYA, Turquie

Les images de notre départ pour le tour du monde en 2004 me reviennent. Notre arrivée dans cette même ville, l’été et nos 120 kg de bagages... Nous emportions une partie de notre maison, nous n’arrivions même pas à les porter tous, il nous fallait deux taxis pour nous transporter jusqu’à l’hôtel. Ce n’est qu’en quittant Gazi, presque deux mois plus tard que nous avons commencé à nous alléger.

Dehors il fait 35 degrés, le ciel est plombé par la chaleur, pas un souffle de vent. Une navette nous dépose à l’otogare d’Antalya, une ville de plus en grande, de plus en plus bétonnée. Les Turcs construisent des immeubles larges et trapus, la plaine est large en cet endroit, la ville peut encore doubler de volume.
Quand je pense à tous ces touristes qui vont passer leurs vacances ici, contents parce qu’il y a le soleil et la mer...

Billets d’autobus pour ANAMOUR. Il est 17H30 nous arriverons vers 22 heures, il fera nuit. Le carnet dans lequel j’écris est le même que celui que j’avais commencé pour notre tour du monde. Je retrouve et feuillette les premières pages :
« Jambes pleines de bleus, genoux meurtris, le déménagement a été un enfer. Un stress permanent et cette impression d’avoir tout devant, telle une chape de béton qui empêche d’imaginer l’horizon... »

Cette fois nous ne sommes pas dans le même état d’esprit et nous ne faisons que passer en Turquie. L’objectif était de trouver un charter bon marché. La pari est réussi, 199 €, Aller/retour, au départ de Paris puis de filer rapidement sur Antioche, passer la frontière syrienne et rejoindre Alep. Une ville qui me fait rêver depuis des années. Et cette fois, nous avons des visas. J’ai encore le goût amer de la déception lorsque des années plus tôt nous nous étions fait refouler, faute des précieux tampons... Et nous avons prévu de marcher sacs à dos. Nos deux sacs réunis ne pèsent pas plus de 18 kg.

23 juillet GAZI
Et bien oui, on est retourné à GAZI ! Dans le bus, la veille nous avons longtemps hésité, tiraillés entre envie et crainte d’une énorme déception. Nous avons été si heureux tous les quatre à Gazi, nous avons presque touché le paradis. Le long du rivage entre Antalya et Alanya (surnommée Allemagna), les constructions pour touristes, énormes complexes hôteliers kitch, tous plus affreux les uns que les autres nous ont donné la nausée. Et puis à 40 km de Gazi, le cauchemar s’est arrêté. Les plantations de bananiers ont remplacé le béton, les rochers de la côte sauvage ont repris toute la place. Dans le lointain, la plage de Gazi semblait miraculeusement intacte. Sûr ? Nos cœurs battaient. Le pile ou face donnait raison au choix de ne pas s’arrêter, mais dans le fond, nous VOULIONS nous arrêter. Le bus entre à présent dans Gazi, je reconnais la grande avenue impersonnelle et démesurée. Généralement personne ne s’arrête ici, ce n’est pas un coin pour touristes. Nous nous décidons. On descend là ! Oui, que le bus s’arrête !

Quelques minutes plus tard, nous sommes chez English Moustafa en train de boire une bière glacée. Sa femme nous reçoit, toujours tendue, un peu vieillie, les dents de travers et voilà à présent Moustafa, dans son éternel marcel, qui nous reconnait tout de suite. Son rire, ses blagues que je ne comprends jamais. Embrassades.

- Et les enfants ?

- Et les bungalows, toujours là ?

Oui, apparemment rien n’a changé, Mustapha jubile, 22 ans qu’il a quitté l’Angleterre pour s’installer ici et il n’est pas prêt de partir même avec le nouvel aéroport qui devrait entrer en fonction en octobre. Un aéroport à GAZI ? Nous sommes surpris. Oui répond Mustapha mais ici tant que cela reste agricole...

Nous quittons le Bar de Mustapha et entamons un tour de Gazi. La mémé des gozemle n’est plus là, pas plus que l’Internet café de son fils Deniz, fermé et envahi de poussière. Le village sommeille sous la chaleur de cette fin d’après midi. Petit tour au marché, les dorades coûtent plus cher qu’à Antibes et le thé est à 50 centimes, il a triplé depuis la dévaluation, même les pépés des cafés n’en consomment plus. Ils jouent aux cartes ou aux dominos, une bouteille de coca leur tient compagnie tout l’après midi.

Notre cœur frémit à la vue des petits grills chez le marchand de quincaillerie, à l’angle de la rue. Mais non, nous ne sommes que de passage à Gazi, pas la peine de commencer à rêver aux poissons grillés et aux somptueuses salades de tomates (rondes comme des fesses de bébés, avais-je écrit dans mon journal, à la grande honte de Zoé).

La route qui mène aux bungalows a été refaite, en pavés autobloquants, une grande spécialité à Gazi. Nous reprenons nos anciennes habitudes. Il y a deux kilomètres de ligne droite avant d’atteindre la plage, alors nous tendons le pouce. Et la première voiture qui passe s’arrête ! Le chauffeur fait même un détour pour nous déposer à l’entrée des bungalows.

Instant critique. Nos yeux parcourent la propriété, les deux bassins pour les enfants, la piscine bleue, les allées de palmiers, la ligne des petites maisons blanches, face à la mer étale et brillante... Rien n’a changé.

Nous voici à la réception, nos sacs à dos posés dans un coin. Y aurait-il un bungalow libre pour cette nuit ? Le jeune homme consulte un grand registre rempli de couleurs fluorescentes. Il hoche la tête de manière affirmative. Passeports ?

Nous retrouvons les serviettes blanches et les draps immaculés, le dessus de lit damassé, les rideaux mousseux. Dans la cuisine, une table et des chaises en plastique que nous installons sur la terrasse face à la mer, comme si nous nous installions à nouveau pour plusieurs semaines.

Au bain ! Le sable gris nous brûle les pieds, ensuite près du rivage les galets nous font trébucher. Une fois dans l’eau, on perd vite pieds, l’eau est si claire que l’on voit le fond, sablonneux, légèrement ridé. L’eau ressemble à une caresse, elle est chaude et douce. Nous nageons vers le large, puis nous retournons vers la rive. Ensemble nous regardons la plage étirée entre deux montagnes rouges, la ligne blanche des bungalows, le vert vif de la pelouse, le ciel bleu tendre. Dans notre dos le soleil décline, bientôt il va sombrer de l’autre côté de la terre.

Je dis à Bruno :

- Mais c’est vraiment le paradis ici. Et si on restait un jour de plus ?

Photo Gazi

23 juillet
Nous nous baignons dès le réveil puis, après deux gözleme, grandes crêpes fourrées de fromage et plusieurs thés, nous décidons de poursuivre notre voyage. Au moment de quitter le bungalow, nous tombons sur les « Dames du ménage ». Nous nous reconnaissons aussitôt. Embrassades. Et les enfants ? Ils sont grands maintenant, ils ne veulent plus voyager avec nous !

13 heures. Nous gagnons l’Otogar de Gazi en stop, une fois encore. Le soleil ne nous épargne pas, dès que l’on s’éloigne de la mer, la brise disparaît.
Le seul bureau ouvert appartient à la société Akdeniz. Nous n’avons pas de bons souvenirs avec eux, les billets sont chers et les agents peu sympathiques. Un bus pour Anamour est prévu à 15h30, je demande donc 2 tickets.

- No, caput ! Me répond le jeune vendeur.

Voila, ça commence mal. Pas la peine d’insister. Nous quittons l’otogar pour traverser l’avenue et nous mettre du bon côté de la route. Bruno propose de faire du stop. Je suis dubitative, le stop ça marche pour les trajets de dépannage, mais pour ANAMOUR, cela représente 85 km de route tortueuse. J’y crois moins. Erreur. Nous sommes pris par un camion, flambant neuf. Au volant Yachar. Il ne parle pas français ni anglais, ni allemand mais Bruno se débrouille en turc. La discussion tourne court car dans le fond Yachar n’est pas très causant.
La route, magnifique, longe la côte qu’elle surplombe parfois en de vertigineux à pics. Dans les creux des plantations de bananiers en terrasse, de ci de là, une maison, un âne, un petit restaurant de bord de route qui donne terriblement envie de s’arrêter.

Nous sommes déjà venus à ANAMOUR, nous connaissons le marché, la vieille ville, la forteresse moyenâgeuse. Nous avons deux heures devant nous avant notre prochain départ pour ADANA, un trajet d’environ 450 km.

Je retrouve sans difficulté le marché mais il est désert en cette heure de la journée. Et la boutique du vieil apiculteur nous offre son traditionnel verre d’eau fraîche parfumé au miel. Anamour dans le fond est une ville assez impersonnelle. Nous nous arrêtons dans un grand café en plein air où les habitués, des hommes d’un certain âge, boivent du thé tout en jouant aux cartes ou aux dominos. Le thé nous est offert avec le sourire et la main sur le cœur.

La route pour ADANA se déroule, droite et monotone. Les constructions nouvelles n’en finissent pas. Du béton, des couleurs ternes, aucune fantaisie, ni recherche architecturale. Les Turc sont-ils donc aussi nombreux ? L’immobilier est-il devenu un investissement ?

La nuit tombe, sur nos sièges nous nous endormons, pas grand chose d’autre à faire. Le bus file en direction du lac de Van au Kurdistan, il n’arrivera que demain matin. Nous sommes tranquilles, le chauffeur nous réveillera.
Vers minuit trente, nous sommes secoués, le bus est à l’arrêt, tout illuminé. ADANA, vous êtes arrivé à ADANA ! Je regard dehors. Nuit noire. Nous sommes au bord de la route, où est l’Otogar ? Une arnaque ? Pas du tout, une camionnette de service nous attend pour nous y conduire.

Maintenant il est 1 heure du matin et je suis prête à sauter dans le premier bus pour ANTALYA, le trajet ne devrait pas dépasser 3 heures. Je pense pouvoir retrouver, même en pleine nuit, l’hôtel où nous avions séjourné lors du notre tour du monde il y a trois ans. Mais Bruno n’est pas d’accord.

- Crevé, dit-il, envie de dormir.

Le voilà qui traverse l’otogar, avec l’énergie de la fureur et commence à remonter la voie rapide, au hasard. Un taxi nous croise, s’arrête et fait une longue marche arrière. Il nous dit effrayé :

- Otel yok ! Otel yok burda ! Pas d’hôtel, pas d’hôtel ici !!

Bruno n’en a cure. Nous traversons la voie rapide grâce à un trou dans la barrière et gagnons l’autre côté. Un vieux en pyjama regarde les autos passer. Son visage est paisible, sa voix douce. Les hôtels pas chers ? Il faut aller au centre ville, par là (il fait un geste de la main vers la droite) et prendre un minibus.

Une demi-heure plus tard nous sommes au centre ville, nos bagages déposés dans un hôtel très convenable, tant en prix qu’en confort. Il y a un lavabo dans la chambre, des serviettes de toilettes, de l’eau chaude dans la douche, des savonnettes partout et de l’antimite dans tous les lavabos. Je ne peux m’empêcher de comparer avec les hôtels indiens. Quand l’Inde atteindra-t-elle ce niveau d’hygiène ?

Nous ressortons aussitôt. Envie d’une bière fraîche après toutes ces péripéties, voire un casse-dalle, rien mangé depuis les gözemele du matin à Gazi. Mais tout est fermé, la police patrouille.

- Bon, dit Bruno, pour ce soir on n’aura rien de plus.
Nous nous endormons d’une seule masse. Les bouchons que je me mets dans les oreilles m’empêchent de réaliser que Bruno se réveille trois heures plus tard et n’arrive plus à se rendormir.

24 juillet
Attai se trouve en effet à 3 heures de bus d’Adana. L’autoroute permet de parcourir rapidement la plaine qui longe le littoral. Ensuite le paysage devient montagneux, se couvre de forêts de pins, les villages se parent de couleur vives. Cela nous change des constructions rencontrées jusqu’à présent. Après le col, commence la descente vers la plaine d’Antioche. Magnifique paysage, des champs de blés, des plantations d’oliviers, on imagine les Croisés marchant sur ces terres. Au bout de l’horizon, la terre promise les attend.

La récolte d’oignons rouges se termine, elle sèche en tas au bord de la route. Au nord de la Turquie, sur la route qui borde la mer noire en direction de Trabzon ou du port de Samson ce sont les noisettes qui sèchent ainsi sur la chaussée.

Ces deux jours en Turquie confirment ce que nous pressentions, le coût de la vie a bien augmenté en trois ans, l’essence atteint le même prix qu’en France. Les hôtels affichent trois étoiles et les prix atteignent ceux d’Europe. La nouvelle monnaie, dévaluée en 2004 ressemble étonnement à nos euros. Même pièces, billets monochromes. On comprend combien la Turquie rêve de rentrer dans l’Europe. Oui, mais les salaires n’ont pas suivi, les Turcs tirent la langue et pour nous, la Turquie n’est plus au pays bon marché.

Nous voici à ATTAI, Antioche en Français, ville autrefois syrienne.
J’aime beaucoup cette ville, mélange de traditions comme le vieux quartier Kaleiçi avec ses maisons ottomanes, la rue des librairies et des boutiques de mode où il est rare de rencontrer une fille voilée. C’est dans ce quartier que se trouve le kultur Kafé de notre ami Ibrahim. Nous nous sommes arrêtés à Antioche dans l’espoir de le rencontrer.

Je retrouve sans peine le café qui me semble moins vivant que par le passé. Pas de tables dehors, les étudiants restent à l’intérieur. Peut être fait-il trop chaud. A l’intérieur le café n’a pas changé, toujours les mêmes petits tabourets carrés recouverts de tapis, les jeux d’échecs, les tentures posées sur les murs jaunies par la fumée de cigarettes, la bibliothèque aux livres usés. Nous scrutons le café mais nous ne voyons pas Ibrahim. D’ailleurs on se sait pas ou est le patron, les jeunes nous regardent avec étonnement. Ibrahim ? Non il n’est plus ici. Une fille s’est levée, c’est elle à présent qui tient le café. Elle ne parle pas anglais. Nous restons debout, déçus. Une gêne de part et d’autre s’installe. Bon prenons toujours un thé.

Mais la situation ne s’améliore pas et alors que nous nous levons pour partir, un jeune homme tout de noir vêtu se lève et dans un anglais approximatif nous dit :

- Je sais où est Ibrahim, je vais vous aider.

Ibrahim travaille à présent dans un club d’échec. Il enseigne cette discipline aux enfants et aux adolescents. Il n’a pas changé, toujours mince et bien habillé, petites lunettes, gestes doux. Nous nous embrassons sans effusion, car Ibrahim est un homme réservé qui ne montre pas ses sentiments. Je ne me souvenais pas qu’il ne parlait pas anglais, ni aucune autre langue étrangère. La communication est difficile.

Heureusement, un jeune garçon d’une douzaine d’années, qui vit en Allemagne nous sert d’interprète. On ne sait pas pourquoi Ibrahim a quitté le Kultur kafé. Et son frère ? Il vit en Belgique. Et sa sœur ? Elle vit à Paris. Et lui ? Il est toujours ici, à vivoter. Il est marié et a deux enfants. Déjà ? Oui des jumeaux.

Très vite il nous invite à passer la soirée et la nuit chez lui. Ce que nous acceptons avec plaisir, nous sommes venus à Antioche pour partager cette soirée. Il est 18 heures, nous nous donnons rendez-vous au club pour 20h30.

Petit tour dans Attai, jusqu’à la grotte de Saint-Pierre au pied de la montagne trouée de troglodytes. La ville était syrienne jusqu’en 1939, date à laquelle elle fut intégrée à la Turquie. On entend souvent parler arabe à Attai, certains refusent encore ce qu’ils considèrent comme une annexion. Rien d’étonnant à ce qu’elle soie le point de départ des taxis et dolmouches pour franchir la frontière.

On cherche un bar où Bruno pourrait boire un raki mais en vain. Trouver une bière s’avère tout aussi difficile. Finalement, dans une petite buvette, à l’angle d’une rue nous apercevons des bouteilles de bière Efes rangées avec des canettes de coca et autres sodas. On demande si l’on a le droit de boire ici à l’ombre de l’auvent. Pas de problème ! Nous répond le vendeur en désignant deux minuscules tabourets.

Nous retrouvons Ibrahim à l’heure dite. Il a perdu son sourire et s’excuse : il ne peut pas nous recevoir chez lui, sa maison est pleine d’invités, de la famille et sa femme... Sorry ! Mais on peut dormir ici. Il nous montre le canapé sur lequel nous sommes assis. Il y a une couette et des draps propres. Oui, pourquoi pas, mais nous sommes quand même un peu déçus. Sorry ! Dit encore une fois Ibrahim qui commence à ranger ses affaires. Ensuite il explique à Bruno comment éteindre la lumière et lui remet la clef du local. Bon, mais on se voit quand même le lendemain matin ? Oui, il passera à 8 heures, il nous aidera à trouver les billets pour Alep.

Et d’un coup, il disparaît.

On se regarde, pas question de passer la soirée enfermés ici. Dehors la ville est très calme, les boutiques ont fermé leurs portes, un vent doux parcourt les rues désertes. Nous errons plutôt que nous nous promenons, un peu remués par ce que nous venons de vivre. Aurions-nous dû inviter Ibrahim à dîner avec nous ? Comment l’aurait-il pris, n’aurions-nous pas enfreint les règles de l’hospitalité ?

Tout en marchant, nous découvrons d’autres Kultur kafé. Un vrai label à Antioche ! Mais tous sont vides, sans un seul client. Finalement nous dînons A la maison d’Antioche, un restaurant installé dans une belle demeure au mobilier sombre et ouvragé. Excellente nourriture libanaise avec son choix de meze et ses grillades. Le pain est cuit sur place, les fruits lavés de frais offerts à la fin du repas. Mais malgré la gentillesse des restaurateurs, l’ambiance n’y est pas, nous sommes encore une fois les seuls clients.

Le lendemain je me réveille tôt, pas trop mal dormi sur le canapé, un peu dur. Je regarde l’horloge fixée au-dessus du bureau, 7h 30. Je me lève et prépare un café filtre. Ibrahim doit nous rejoindre dans une demi-heure.

8 heures 15, je réveille Bruno, Ibrahim n’est toujours pas là. Nous rangeons la pièce, faisons nos sacs. 8h30, nous quittons le local. Que faire de la clef ? Je la glisse sous le paillasson. Sur le bureau je laisse un petit mot.
« Merci Ibrahim, à bientôt », signé Sylvie et Bruno.

Nous trouvons nos billets pour ALEP dans une agence de voyage turque en remontant vers l’ancienne otogar. Compagnie Has, « Dünya Firmasi ». Nous achetons par la même occasion nos billets de retour pour Antalya, bus de nuit départ Attai à 18h30, arrivée le lendemain 5 août, à 8 heures. Voila tout est bordé, en avant la Syrie !

25 et 26 juillet Alep, Aleppo en arabe
Arrivée à 13 heures au cœur d’Alep après un passage de frontière facile. Il faut dire que notre chauffeur est organisé et efficace, saluons donc l’efficacité de la compagnie Haz. Apparemment les packs de petites bouteilles d’eau minérale sont des cadeaux très appréciés des gardes frontières. Nous sommes un peu retardés à la frontière syrienne à cause d’un bus de Polonais en voyage organisé. Ils visitent la Syrie en quelques jours. A la douane, il n’y a que deux agents pour tamponner les passeports et entrer les données dans l’ordinateur.

Longue balade dans les rues d’Alep, c’est vendredi les commerces sont fermés, même le souk est désert. Recherche des portes. Bab Qinnesrin, Bab an-Nasr : la porte de la victoire, Bab Antakia : la porte d’Antioche. Aleppo est une ville toute en nuances d’ocre, la pierre est partout, de haut la ville apparaît uniformément claire, toutes les nuances semblent effacées par la chaleur.
Rencontre de Michel, un chrétien patron d’un débit de boissons. Michel est allé à l’école des frères et a suivi tout son enseignement en français. Il est très heureux de reparler français :

- Dites moi ce que vous voulez de moi, je vais vous aider.

Pendant que nous parlons devant le magasin, j’observe les clients qui viennent s’approvisionner, une femme russe (certainement une prostituée), des hommes, des musulmans en majorité. Ils n’osent pas repartir avec les bouteilles d’alcool, du whisky ou du gin le plus souvent. Le vendeur verse le contenu des bouteilles dans un sac en plastic noir opaque, et rajoute une paille. La transaction de passe très vite, il n’y a quasiment aucun mot échangé. Michel critique vertement les musulmans et ce qui est imposé aux femmes « les sacs de charbon ». Il dit aussi qu’auparavant toutes les communautés religieuses vivaient en bonne entente. C’est Israël qui a entraîné leurs désaccords et leur malheur.

26 juillet
Visite de la bibliothèque place Bab Al Faraj, en face de l’horloge. Je prends des notes et rédige un nouvel article de bibliothèques autour du monde que je publierai sur biblio.fr et sur mon site dès mon retour en France. Pour l’instant, pas encore trouvé d’Internet café.

Avant la grande chaleur, nous entamons la visite de la citadelle, construite par Malik az-Zahir Ghazi, un des 17 enfants de Saladin, entièrement entourée d’un glacis incliné sur une hauteur de 50 mètres. Lorsque nous avons regardé des photos aériennes d’Alep, sur google map avant notre départ, la citadelle donnait l’impression d’un vaste cratère, tout l’alentour semblait désolé. En fait, il s’agit du fossé et du glacis. Grâce à cette astuce, la citadelle était imprenable.

Photo citadelle Alep

Découverte du foul, des fèves cuites dans la panse d’un énorme chaudron de cuivre, servies dans une assiette creuse accompagnées d’une sauce crémeuse à base de sésame, le tahini puis de l’humus, une pâte de pois chiches, assaisonnée de citron et d’ail. On mange du pain plat que l’on découpe avec la main. L’oignon frais et la menthe absorbent la soif. Le pois chiche est roi en Syrie, tout comme la tomate, le concombre et l’huile d’olive.

Quant aux pâtisseries, c’est le règne absolu de la pistache. Triangles fourrés, petites bouchées en pâtes feuilletées, saucisson coupés en rondelles régulières, la pistache est grillée ou réduite en poudre, elle fond sur la langue ou craque sous la dent, elle réjouit les papilles, on en mange, on ne peut plus s’arrêter.

Le matin falafel à l’angle de la rue, dans un pain plat des tranches de tomates fraîches, du concombre, des beignets de pois chiche écrasés, de la menthe fraîche, le tout assaisonné de tahini délayé au goût de citron et de sésame. Le pain est ensuite roulé, bien serré. Ali le marchand sourit, servez-vous, servez-vous ! Il montre son étal, superbe. Des montagnes de menthe fraîche, de tomates, de radis coupés en tranche, de poivrons verts. Eblouissant de fraîcheur et brillant au soleil, un jardin d’Eden.

Photo marchand de falafel

L’eau est bonne et fraîche à Alep, il y a des fontaines partout dans la ville, il est presque difficile de trouver une bouteille d’eau minérale. Remarque amère : en Syrie, 1 litre et demi d’eau coûte plus cher qu’un litre d’essence, 25 lires soit 30 centimes d’euros...
Bière glacée sur la terrasse tard le soir, face à la citadelle. Il fait frais, je m’enveloppe dans un châle. Les portes claquent dans le courant d’air, nous sommes seuls.

27 juillet
Départ pour le plateau calcaire, à la recherche des « villes fantômes » de ALBARA et SEGYRIA. Nous partons en dolmouche, un taxi collectif. Ce système de transport très bon marché est bien organisé en Syrie : le dolmouche ne part qu’une fois plein. Ainsi, il ne maraude pas. Une fois parti, il ne s’arrête plus avant d’être arrivé à destination. Dans l’habitacle, une petite communauté se créé pour quelques heures.

Le départ cependant est aléatoire, il n’y a pas d’horaire fixe puisque le taxi collectif ne démarre que s’il est complet, soit 17 passagers. Oui on se compte ! En fait, on peut attendre 5 minutes comme une heure, c’est selon la demande, l’heure, la destination. Le prix de la course est fixe. On ne paie pas en avance mais pendant le trajet. L’argent passe d’épaule à épaule, jusqu’au conducteur. Nous n’avons jamais été obligés de contester ou de négocier un prix.

Arrivée à MAARET AN-NOUMAN, point de départ pour le plateau calcaire. Nous laissons nos sacs à dos chez des inconnus. Ils nous ont vu marcher dans leur village, passer devant leur maison. D’un geste avenant, un homme âgé nous a invités à rentrer chez lui. A nous asseoir. Il nous a présenté sa femme, sa fille. Il a dit des mots que nous n’avons pas compris, a allumé la télévision. Sa fille a alors apporté une pastèque, posée sur un grand plateau d’aluminium. Lui l’a coupée puis nous l’avons partagée. Elle n’était qu’eau sucrée, cela tombait bien, nous avions soif et une longue marche devant nous. C’est au moment de prendre congé que nous avons demandé si nous pouvions laisser nos sacs chez eux.

ALBARA. Abandonnés parmi les plantations d’oliviers et les figuiers sauvages, un monastère, des tombeaux en forme de pain de sucre, des maisons éparpillées sur des terres encore cultivées. Les maisons sont toutes construites selon le même principe : une grande arche permet de monter un second étage, entièrement couvert de pierres car le bois manque. Ces arches subsistent encore aujourd’hui. Dans le ciel bleu, leur couleur grise accentue encore l’effet de ville morte, calcinée par le temps et l’abandon.

A partir du nouveau village de ALABRA, il faut marcher 3km et demi sur le plateau calcaire pour atteindre SEGYRIA, une autre ville, construite dans un vallon très caillouteux. C’est une vraie ville fantôme avec des maisons encore dressées. Ne manque que le toit. De la pierre grise partout, le règne du calcaire, dans les creux, quelques plantations d’oliviers. Segyria vivait de la vente de l’huile d’olive, en vain nous cherchons le moulin. Le site est ouvert, nous n’avons pas de plan ni de guide. L’architecture est semblable à celle d’Elbara, un bâti fait exclusivement de pierres et toujours cette grande arche au centre pour soutenir un deuxième étage. A droite et à gauche de la porte, une petite niche pour accueillir les lampes à huile.

Deux ouvriers tracent des chemins de cailloux blancs entre les maisons afin de baliser un parcours, en prévision de voyages organisés. De ci cela, ils installent d’horribles poubelles en béton. Ce site sera bientôt une attraction touristique. En quittant le site, nous passons devant le futur bureau d’accueil logé dans une ancienne maison, trop bien restaurée. J’imagine aisément le guichet pour la vente de billets, les présentoirs à cartes postales, les objets souvenirs et sur la gauche, un autre bâtiment pour les toilettes. Dans quelques mois, au moment du printemps, période idéale pour visiter la Syrie, le site sera clôturé et l’entrée payante.

Bruno ironise : 2010 année touristique de la Syrie ? Et invitée l’honneur au salon du livre ? Tout le monde connaît Sarkosy ici.
Nous pensons : « nous arrivons juste à temps... ».

Retour en tracteur, assis de part et d’autre des grosses roues crantées, les yeux encore éblouis. Sur les murets, l’ombre s’étend. On croise des enfants, un vieil homme sur son âne, ses paniers chargé de raisins. Soudain le soleil bascule à l’horizon. Je regarde Bruno. Nos visages semblent embellis par tant d’espace.

Ensuite, longue attente, la nuit au bord de l’autoroute pour un lift en direction de HAMMA. Nous n’avons pas trouvé d’hôtel à MAARET AN-NOUMAN, tout simplement parce qu’il n’y en a pas. Les excursions se planifient d’Alep ou de Hamma, le tourisme prend fin avec la nuit.

Dans le gris de la nuit, les véhicules filent à toute vitesse et ne s’arrêtent pas. Finalement un bus s’approche. Curieusement il est vide. Nous sommes contents mais une fois à l’intérieur, le bus ne démarre pas. On attend des passagers. Au bout d’une demi heure, nous prenons enfin la route. Mais le bus maraude et n’avance pas, pire j’ai l’impression qu’il attend des voyageurs (merci le téléphone portable !). En effet, un groupe d’hommes arrive en voiture, chargés de paquets à transporter. Musique lancinante, un homme récite une sorte de prière d’un ton monocorde. Le bus est vieux et crasseux, les hommes fument cigarette sur cigarettes, je suis la seule femme. La lumière blafarde nous donne à tous l’allure de malades. Après plus de 3 heures interminables, le bus s’arrête à nouveau au bord de l’autoroute. Voila, c’est là ! On est bon pour payer un taxi afin de gagner le centre ville d’Hama.

Nuit à l’hôtel Cairo, recommandé par notre hôtel arménien d’Aleppo. Le réceptionniste mielleux et condescendant ne nous plaît pas. En fait toute la ville est ainsi, sur ses gardes, hypocrite, trop bien restaurée. Au bord de l’Oronte, de grands cafés sont encore ouverts, des hommes jouent tout en fumant le narguilé. Derrière une palissade, une groupe de femmes, à part. Nous avons faim, mais à une heure du matin, plus rien à manger. Pas de bière non plus. Nous nous rattrapons sur les glaces, excellentes, truffées de pistaches.

On se sent mal à l’aise à Hama, parce que l’on est estampillé touriste et parce que l’on n’est pas musulman. Hama nous rejette, je suis particulièrement sensible à cette ambiance, en tant que femme et occidentale. C’est le seul moment de notre voyage où j’ai entendu des paroles hostiles à mon égard, sex, fuck ont fusé derrière mon dos, lorsque nous nous baladions hier soir dans les rues désertes.

28 juillet

Visite des norias, ces immenses roues de HAMMA qui hissaient l’eau de la rivière Oronte pour ensuite la distribuer dans la ville. Aujourd’hui les norias sont immobilisées dans l’eau nauséabonde de l’Oronte, quasiment asséché en cette saison. Peut être la rivière a-t-elle été détournée ?

C’est le matin, les femmes sortent, certaines entièrement voilées, noires de la tête aux pieds, portant gants noirs et voile opaque jusque devant les yeux. Je pense aux sacs de charbon de Michel.

La ville, très religieuse est connue pour son conservatisme musulman. On s’en est aperçu tout de suite ! En 1982, les frères musulmans sont intervenus, les émeutes ont éclaté. Il a fallu l’intervention des autorités du pays, certains nous disent que les soldats amenés à riposter n’étaient que des enfants. Ces affrontements ont fait des milliers de morts.

Visite du palais Azem (un autre palais Azem, plus grand existe à Damas), puis départ vers HOMS. Recherche d’un hôtel pour déposer nos sacs avant de repartir visiter la ville. Rencontre de Morning, un homme grand et imposant, mains énormes, ventre proéminent. Il parle bien français.

- Je suis resté 8 mois à Paris, j’ai été blessé pendant la guerre du Liban et soigné
en France. Je vous invite chez moi.

Nous acceptons l’invitation. Longue attente à la banque, regards amoureux de Morning à Tania, belle femme chrétienne, la cinquantaine ronde et libérée. Puis cheminement dans sa vieille Ford blanche jusqu’à sa maison, dans un quartier résidentiel.

Bruno :

- Vous êtes sûr que votre femme et d’accord ?

Réponse de Morning, accompagnée d’un grand sourire

- Ici ce sont les hommes qui décident.

Un coup de fil interrompt son rire. Sa femme lui dit qu’elle ne veut pas cuisiner, il doit acheter quelque chose. Pas de problème. Morning est fou de fast food, et de bouffe en général. Il achète du poulet, du riz, des frites, des beignets et du coca.

Il est 15 heures, cela fait deux heures que nous avons rencontré Morning et nous ne sommes encore pas arrivés chez lui. On se demande si l’on a bien fait d’accepter son invitation. On se sent un peu prisonniers, on aimerait visiter la ville et pour l’heure on s’en éloigne et on a tout sauf envie de manger.

- Je comprends, vous voulez visiter, mais d’abord il faut manger et se reposer, on sortira plus tard quand le soleil sera moins fort.

Morning affiche une assurance lente et massive. Il se gare sur le trottoir devant chez lui, Il habite le RDC d’un petit immeuble. Ouvre la porte d’entrée, nous précédant, il ferme furtivement la porte du salon. J’ai juste le temps d’apercevoir deux jeunes femmes, la tête dénudée.

Morning nous introduit dans un autre salon (le salon des invités ?), une vaste pièce remplie d’un mobilier disparate et terriblement kitch : meubles et chaises de couleur blanche rehaussée d’or, miroirs rococos, tables en marbre sur lesquelles sommeillent des bouquets de fleurs artificielles. Quelques chaises sont encore dans leurs enveloppes de plastique, preuve que le lieu est peu souvent utilisé ou bien nouvellement acquis.

Nous nous asseyons dans d’énormes canapés, face à la télévision. Morning nous montre sa bibliothèque dans l’angle attenant, garnie de livres de collection. Les volets sont soigneusement fermés, l’ambiance calfeutrée et artificielle. Deux jeunes enfants viennent réclamer des beignets. Morning assoiffé descend à lui seul pratiquement toute la bouteille de coca. Je mange un peu par politesse.

A présent, Morning nous présente sa fille, une jeune femme, déjà mère de deux enfants. Long imperméable gris qui laisse entrevoir 10 centimètres de jean. Visage serré dans un foulard, belle mains aux ongles nacrés. Elle parle anglais, elle étudie la littérature anglaise à l’université. Avec hésitation et maladresse, elle nous explique qu’elle n’aime pas son école, que c’est laid et dégradé, elle n’aime pas son enseignant qui fait du favoritisme (je pense alors qu’elle ne doit pas non plus aimer la littérature anglaise).

Je lui demande ce qu’elle aimerait. Sa réponse est sans équivoque : tenir un commerce de vêtements. Vendre de la fringue, pas étudier la littérature. Elle fait la moue et puis ne dit plus rien. Ne bouge plus, les mains posées sur les genoux.
Elle est comme enveloppée.

Nous passons à un autre sujet et bientôt nous l’oublions, elle est devenue transparente, elle ne participe pas à la conversation, elle n’existe que si on lui adresse la parole, que si on la sollicite. Je ne me souviens même plus quand elle nous a quittés. Sans doute quand nous nous sommes levés pour aller découvrir la ville.

18 heures, visite de la Homs. Un vent léger apporte une fraîcheur revigorante. Nous traversons le souk puis rapidement, nous gagnons le quartier chrétien, remontant la rue Aboul Hol très animée et commerçante. Fringues, Téléphones portables et Alcool : le trio de choc ! Les jeunes filles me font penser à ma fille, elles portent des jeans serrés, des T shirt imprimés et colorés, leurs bras comme leurs cheveux sont nus. Chaussées de ballerines, elles marchent au milieu de la rue, seules ou en groupe, jetant des regards dans les grands cafés ouverts sur la rue où d’autres jeunes gens plus âgés boivent de la bière et fument le narguilé.

Nous arrivons ainsi devant l’église de la ceinture de la vierge, al-Zoumar. Un vieil homme nous reçoit, il parle très bien français. Nous guidant à l’intérieur de l’église austère, toute en pierre anthracite, il nous raconte l’histoire incroyable de cette ceinture, cachée sous l’autel de l’église pendant des siècles et retrouvée en 1953. Il nous montre la pierre et son couvercle où la ceinture était cachée. Il y a même un fragment d’os avec la relique. Le vieil homme lit et parle le syriaque, une langue issue de l’araméen, la langue de Jésus.

Morning me dit :

- Je ne suis jamais venu ici. Et je m’aperçois que cet homme était un ami de mon père.

La nuit est tombée entre temps. Nous remontons la rue Al Warchee jusqu’à atteindre les anciens murs de fortifications et Bab Tadmor, la porte de Palmyre. Mais nous ne trouvons rien, les constructions récentes ont effacé le passé.
Morning n’a pas l’habitude de marcher autant, gêné par son embonpoint. Il est en sueur et propose un café. Nous découvrons alors, incroyable hasard, que le mur du fond contre lequel est adossé le café EST la muraille d’enceinte.

Retour à la maison. Il n’y a personne, toute la famille est sortie. Une fois encore Morning appelle sa femme. Elle n’a pas voulu préparer à manger. Maraude avec la vieille Ford pour trouver à manger, insomniaque, Morning connait tous les fast food du quartier.

Nous nous installons dehors, sur la terrasse. Dans la cuisine Morning prépare un mezze avec tout ce qu’il a acheté. Petites assiettes d’humus, yaourt épais, fromage, betterave rouge, mayonnaise. Mélange de blé concassé et de lentilles qu’il réchauffe au micro-onde. Pain et thé très fort parfumé à la verveine. Une pastèque.

Nous discutons jusqu’à tard dans la soirée. Morning semble un homme ouvert et curieux, il a voyagé en France et dans le monde, en même temps il est musulman, imprégné des obligations liées à sa religion. Nous, nous craignons de le heurter, il nous a offert l’hospitalité, nous lui devons égard et respect. Finalement la discussion atteint vite ses limites, de politesse pour nous, d’idéologie pour lui.

C’est alors que toute sa famille revient. Les enfants se jettent sur la pastèque qu’ils empoignent à pleine main, le gendre fait part de ses soucis à Morning, les deux filles attendent, momifiées dans leur imperméable.

Je propose d’aller dormir. Demain nous nous levons tôt pour aller au krac des chevaliers.

29 juillet
Départ pour le krac des chevaliers, Qalaat al-Hosn en arabe. Morning s’est levé lui aussi pour nous conduite à la gare de bus. Il est content. Hier il a beaucoup marché, il a bien dormi. D’habitude il est insomniaque.

Café à la gare de bus et départ immédiat, le dolmouch n’attendait plus que nous.
Et décidément nous avons de la chance car le dolmouch nous dépose aux pieds de la citadelle. On aura la réponse deux heures plus tard en reconnaissant parmi les vendeurs de camelote pour touristes à l’intérieur du château, notre voisin de gauche dans le dolmouch.

Petit tour extérieur tout d’abord, histoire d’approche le Krac lentement, de savourer le plaisir d’être là. Le krac des chevaliers, cela fait longtemps que Bruno et moi rêvons d’y aller. En fait le krac n’est pas bâti au sommet d’un promontoire ou d’une montagne, il est en bout de montagne car ainsi il surveille la trouée de Homs, un passage stratégique qui permet de passer de la montagne au littoral. Le vent souffle en permanence dans ce couloir naturel.

De l’extérieur, la façade est lisse, les tours de garde ressemblent à des poings fermés..

Photo krac

Nous franchissons la passerelle d’entrée, autrefois pont-levis. Une fois à l’intérieur le hall fait un brusque angle droit. Technique de défense pour empêcher les assaillants de reprendre leur élan pour frapper avec un éventuel bélier. Ensuite, nous remontons une étonnante rampe couverte qui me fait penser aux souks d’Alep. Au sol la pierre est usée par le passage des roues. Les salles paraissent immenses, salle des chevaliers, réserves, écuries, étables, citernes, four à pain géant et aussi un hammam rajouté après le départ des Croisés. Car il semble que nos ancêtres ne portaient pas une attention particulière à leur propreté et encore moins à leur odeur à l’inverse des Orientaux qui aimaient les bains et les parfums.

A présent nous voici devant la seconde enceinte, qui protège le cœur du château. Dominant un bassin rempli d’eau verte, une puissante tour à l’allure invincible. A l’intérieur, rien moins de 3 donjons. C’est à nouveau un dédale de salles, certaines sous terraines. On imagine ainsi une cargaison de 2000 d’hommes avec leurs bêtes... de femmes, point. Les citadelles ont quelque chose de viril et de brut, une dureté austère excluant tout romantisme.

Et pourtant une certaine nostalgie imprègne aujourd’hui ces pierres, le temps a effacé les combats et les haines, la dure vie de garnison. Les portes de l’imagination s’ouvrent. Les Croisades, l’empire franc tout cela est du passé, plus rien ne nous ne subsiste, à part ces ruines livrées à la mémoire de l’histoire.

Nous atteignons la chapelle et la grande salle des chevaliers : bordée d’une galerie gothique, elle fait penser à un cloître avec sa pierre grise finement sculptée, ses colonnettes élancées et cette inscription, bien cachée et écrite en latin :

« Que richesse, sagesse et beauté te soient données, mais garde-toi de l’orgueil qui souille tout le reste. »

Nous restons des heures dans la citadelle, nous arrêtant pour dessiner et écrire. Nous explorons toutes les parties accessibles, découvrant même l’existence d’un ancien moulin sur les remparts, un peu frustrés de ne pas pouvoir parcourir la cour suprême, réquisitionnée pour un festival. Nous quittons le krac avec un petit pincement au cœur. Reviendrons-nous un jour ?

Bien sûr le retour n’est pas aussi commode que l’aller. Pas de taxi collectif, uniquement des taxis individuels qui proposent aux touristes de les raccompagner à leur hôtel.
Nous commençons à marcher en suivant la route asphaltée qui descend dans le village. Un village tout simple, construit il y a quelques dizaine d’années pour reloger les habitants qui avaient élu domicile dans la citadelle. La route forme de grandes épingles à cheveux aussi décidons-nous de couper à travers les maisons, utilisant les escaliers. Faisant cela, nous rentrons de plein pied dans la vie tranquille des habitants. Justement en contrebas d’une volée de marches, quelques femmes sont assises accompagnées d’enfants. Les bonjours fusent.

- Ha vous êtes français, on parle français !

Une jolie jeune fille, d’environ 14 ans s’adresse à nous. Visage rond, yeux couleur miel, lèvres pleines. Longues jambes, bras graciles. La maman aussitôt nous propose de boire un café. La quarantaine, elle déjà 7 enfants. Le dernier sautille derrière elle, impatient. Il a le nez tout écorché.

Et l’on apprend que cette famille, libanaise, vient de Tripoli. Qu’il y a des affrontements en ce moment là-bas, oui les femmes et les enfants sont dans ce village, « pour les vacances » ou à l’abri. Les jeunes filles s’ennuient un peu. Amina nous chante une chanson en arabe. Ça te plaît ?

Retour chez Morning et départ un peu précipité pour Palmyre. On craint de l’avoir froissé, bousculé une fois encore. D’avoir malmené les règles de l’hospitalité. Lui nous propose une douche (c’est vrai, nous avons sué et la toilette du matin a été bien sommaire), de nous reposer et de ne partir que le lendemain matin. Mais nous sommes inébranlables. Merci Morning, merci pour tout.

C’est Bruno qui a eu la bonne intuition. Fort de ses précédents voyages en Iran, il pense que les gares routières changent en fonction des destinations. Nous hâlons donc un taxi devant la maison de Morning qui en effet prend une direction inconnue, au sud de Homs. La fin du jour s’annonce avec de longues ombres et du vent, presque frais.

- Nous voilà ! dis-je en plaisantant.

Car cette fois encore, le dolmouch semblait nous attendre. Grâce à nous, nous voici 17, voire même 18, chiffre idéal pour démarrer. Nous échangeons un sourire, dans quelques heures nous serons à Palmyre.

Arrivée de nuit sur le site, illuminé, dressé dans la solitude d’une nuit criblée d’étoiles. Le site n’est ni clôturé ni gardé. Grandiose.

Nous entrons par l’arc monumental qui ouvre l’entrée de la Grande Colonnade. Le reste des bâtiments baigne dans un halo la lumière, une lumière jaune qui pénètre la pierre et la couvre d’or patiné.
A l’écart, sommeille la ville moderne, une oasis bien pâle en comparaison.

30 juillet
Bruno passe une mauvaise nuit, la journée menace de tomber à l’eau. Avant 6 heures, il quitte la chambre et gagne le site. Je le rejoins une dizaine de minutes plus tard. Nous sommes parmi les premiers à pénétrer sur les ruines.

Vent et sable rendent la visite mouvementée. Pas de lunette, pas de foulard pour nous protéger. Seulement une casquette pour moi et pour Bruno, un chapeau impossible à maintenir sur la tête.

A présent, nous nous trouvons à l’extrémité nord de la colonnade et remontons jusqu’au sanctuaire d’Alfat puis le sanctuaire des enseignes. De là, nous gravissons avec beaucoup de mal à cause du vent une colline pelée afin de profiter d’une vue d’ensemble. Surprise ! Nous découvrons une vallée peuplée de tombeaux-tours et de nécropoles.

Dans ces caveaux, les hypogées, orientés au soleil couchant (la fin de la vie est symbolisée par la fin du jour), les riches de Palmyre se faisaient enterrer accompagnés des leurs. On retrouve leurs portraits au musée, hommes, femmes, plus ou moins jeunes, sculptés sur les dalles de pierre, sorte d’opercules qui fermaient le tombeau.

Je pense : « Une photographie de pierre ».
A l’arrière plan, sur le ciel bleu tendre, un château arabe domine le désert.

Retour sur le site et descente de la grande Colonnade. A droite, le sénat, le théâtre à mon goût trop bien restauré et qui est devenu le point de rendez-vous de la jeunesse syrienne. Garçons d’un côté, filles de l’autre. Entre les deux groupes, un subtile (ou navrant) échange de bonbons. Les filles rient quand elles nous voient nous tenir par la main, les garçons jouent à escalader les murs puis s’assoient pour fumer une cigarette, le regard faussement désintéressé.

Après le théâtre, le Temple de Nébo, dieu mésopotamien. C’est alors que je remarque que l’on a manqué les quatre colonnes de granit rose placée à l’entée de thermes, pas faciles à reconstituer. Le vent continue à souffler. Mêlé de sable, il se glisse sous nos paupières, dans nos cheveux, entame lentement la pierre qui devient poreuse, les angles disparaissent au fil des ans. Le vent tel la mer use la pierre et la polit, jusqu’à l’effacement, inéluctable...

Photo Palmyre

De l’autre côté de l’arc, le temple de Bèl, monumental, tel un temple égyptien. Construit en l’an 32, il niche dans un enclos délimité par de hauts murs. Curieusement on entre sur le côté. De chaque côté, de grandes niches habitaient statues et bas reliefs. On discerne le bas relief d’un aigle aux ailes déployées parmi les étoiles du zodiaque.

Hélas notre visite est perturbée par l’arrivée d’un groupe de jeunes syriens, je suppose en voyage de fin d’année, qui en toute apparence ne trouvent aucun intérêt à l’endroit. Par contre ils investissent le site et cherchent à tout prix à se faire remarquer. Un garçon sort un téléphone portable et deux enceintes portatives. Bientôt une musique rai envahit le temple. Les jeunes filles rient et se pressent les unes contre le autres, l’une d’entre elle invective les garçons.

Tous possèdent des téléphones portables, objet fétiche qui absorbe toute leur attention. Le site ? Rien à faire.
Et nous ? Nous décampons.

A 11 heures, c’est fini, il fait une chaleur insupportable. Musée climatisé pendant la grande chaleur, puis retour aux ruines avant le départ vers Homs. Un dernier regard sur ce site unique, un sentiment de nostalgie nous envahit, on se dit qu’il s’agit plutôt d’un adieu. Ce site grandiose en accès libre, ce silence dans la nuit du désert, ces colonnes comme immuables dans le ciel étoilé sont des images que je sens s’inscrire pour toujours dans ma mémoire. Et si un jour le site était clôturé ? Interdit d’accès en dehors des heures de visites ? Gardé et sécurisé ?

Pour l’heure, pas envie de rester une nuit de plus dans cet hôtel. On n’aime pas le ton faussement friendly du réceptionniste qui a d’emblée doublé le prix réel de la chambre. Une spécialité de la ville d’ailleurs, les commerçants toute catégorie s’acharnent sur le pauvre touriste. Beaucoup de Bédouins vivent à présent dans l’oasis, poussés par une grande vague de sédentarisation. La vie ne semble par facile pour eux.

L’autogare est à des kilomètres, on marche au hasard, guidés par des informations contradictoires. Le jour tombe, je crains qu’il n’y ait plus de dolmouch à la gare de bus. Ce bled est un trou et l’heure du couvre feu approche. En effet l’autogare est déserte. Trois coréens, deux filles un garçon attendent depuis un moment ainsi que deux ou trois hommes. L’attente risque de durer.

Une heure après nous démarrons. Pendant tout le trajet, presque 3 heures, les coréens ne cessent de discuter et de parler fort. Dans le dolmouch, une fois les phrases de présentation échangées avec son voisin, il est de mise de rapidement sommeiller. Le temps passe plus vite pour ceux qui arrivent à s’assoupir. Les champions toute catégorie devant cet exercice restent les Indiens, capables de dormir debout aussi bien que sur le sol crasseux d’un bus privé d’amortisseurs.

En attendant, avec ces trois là, le charme est rompu. Au bout de deux heures, excédés, Bruno et moi d’une voix commune leur demandons de ... se taire ! Ils baissent un peu le ton, sans pour autant s’arrêter, pire, le garçon qui commençait à sommeiller, joint sa voix et celles des deux filles et c’est reparti. Avec ces trois compères, le chauffeur n’est pas près de d’avoir sa course payée au-delà du tarif normal. Nous avions convenu de 150 lires, pour un départ immédiat et un dolmouch incomplet. Finalement le taxi s’est rempli, ce sera donc 110 et rien de plus. Ils sont partis pour un voyage de 6 mois en Europe et Moyen Orient. Ils se sont moqués de nous quand nous leur avons dit que nous étions partis pour 12 jours...

Arrivée à OHMS. Le même vent de liberté souffle sur cette ville décidément très animée. Je loue une chambre à l’hôtel repéré deux jours plus tôt. Repas en amoureux sur la terrasse, bières glacées et petites brioches fourrées de fromage et de viande hachée.

31 juillet
Départ rapide pour MYSIAF. Bruno craint de rencontrer Morning, car son bureau est tout près.
A Mysiaf, on entre en territoire Ismaélien, un ancien courant minoritaire de l’Islam shiite. Le château de Mysiaf est le point de départ pour entrer dans l’histoire de la secte des Assassins. Mais pour visiter d’autres châteaux, il nous faudrait une voiture et plus de temps...

Aujourd’hui Mysiaf est un territoire alaouite très animé. Il règne sur cette ville une ambiance de marché et de commerce, les femmes ne sont pas voilées. Je pense à Hama : quelle différence de mentalité, comme on se sent bien ici.
Ensuite, au moment de la journée où il fait le plus chaud et à pied, sans toutefois les sacs à dos (nous les avons laissés chez un restaurateur, parlant français rencontré grâce à une russe énergique), nous nous lançons du site antique d’Apamée, élevé par les Séleucides, fondateurs également d’Antioche et de Latakié.

Le site d’Apamée à la différence de celui de Palmyre est mal entretenu et dégradé. Les troupeaux de mouton et les sacs en plastique habitent les lieux. La route coupe le site en deux parties inégales. Apamée c’est surtout une très longue colonnade, bordée de part et d’autre d’un portique abritant autrefois des boutiques. Il faut vraiment beaucoup d’imagination pour reconstituer le reste de la ville car en dehors de cette voie impressionnante, tout a pratiquement disparu.

Dans une petite guérite un gardien nous demande 150 lires par personne. Bruno refuse de payer. Le site n’est pas clos, aussi le prend-on par les murailles à plus d’un kilomètre en amont. On comprend alors que la ville était très étendue : le guide en effet annonce 500 000 individus, 40 000 chevaux, 500 éléphants. La route qui contourne les murailles est d’un beau noir anthracite, qui contraste avec les champs bien irrigués qui la borde de l’autre côté. En contre bas, la plaine est encore plus fertile grâce à la rivière Oronte.

Jardins, champs de blé, de coton, de cannes à sucre poussent généreusement. Nos pieds avancent tout seuls, mais cela ne nous empêche pas de tendre le pouce. Une camionnette s’arrête aussitôt. Nous grimpons à l’arrière, je me redresse dans le vent, agrippée aux montants. A l’intérieur de la cabine les femmes me font des signes et rient.

Si nous avons de la chance, nous aurons le temps de visiter le musée, installé dans un splendide caravansérail, un kilomètre plus bas. Mais il ferme à 16 heures, nous arrivons trop tard. Devant notre déception et nos visages pleins de sueur, le gardien nous invite à nous reposer dans la clémence de l’ombre et à boire un verre de thé. Nous buvons coup sur coup trois verres de thé, brûlant et très sucré. Nous n’avons échangé que quelques mots.

Retour chez le restaurateur et échanges embrasés. Il revient encore une fois sur cet antagonisme chrétiens - musulmans. D’un côté comme de l’autre, ils n’arrivent pas sortir de ce schisme. Je demande :
- Et que ferez-vous en cas de conflit ?

- La montagne ! On ira dans la montagne !

Notre interlocuteur s’enflamme encore plus et ponctue ses phrases de « s’il vous plaît » systématiques.

- Oui, assure-t-il, la mentalité musulmane s’il vous plaît, ici c’est pétrifié ! Bon alors qu’est ce que vous voulez manger ? De la viande, on a tout, du poulet, de l’agneau. Vous voulez de la bière ? Oui ! Et s’il vous plaît, je vous fais goûter un petit fromage de chèvre préparé par une femme d’ici.

Quand nous quittons notre hôte, nous nous apercevons que le temps a passé très vite et qu’il n’y a plus de taxi collectif pour rentrer.

Le stop ne donne rien, cette fois-ci nous sommes bons pour le taxi individuel. Dix dollars pour rentrer sur MYSIAF. Mais à Mysiaf, même problème l’autogare si fréquentée en fin de matinée est absolument déserte. Finalement on comprend qu’il y a un couvre feu tacite en Syrie, peu visible lorsque l’on arrive mais évident une fois que l’on parcourt le pays. Excepté l’axe Alep-Damas, les transports s’arrêtent avec le coucher du soleil.

La nuit tombe, nous décidons de tenter notre chance en stop, afin de gagner la ville de TARTUS, sur la côte méditerranéenne. Pour cela nous devons traverser la montagne et passer plusieurs cols. Il y a environ 80 km à parcourir. De voiture en voiture nous traversons ou parcourons en marchant les villages alaouites.

Sur la route les filles se baladent par deux, elles portent des jeans, leurs cheveux sont déliés. Les gens voisinent, sur les collines, on devine de belles maisons cossues, des résidences secondaires. Stop à nouveau, un dolmouch s’arrête. Nous négocions la course. Dans l’habitacle, un jeune étudiant avocat, son père, son oncle. Tous très gentils, une attention discrète. Premier et unique contrôle d’identité. Nous sommes tout près du village natal du Président Bachar Al Assad.

Arrivée à TARTUS peu avant minuit, ville balnéaire pour touristes du golfe. Promenade sans intérêt le long du bord de mer, enlaidi de grilles rouillées et blocs de béton. La ville est impersonnelle et nous sommes déçus. Mais le plus dur reste à faire, pendant une heure nous tournons en vain, sacs à dos, dans la chaleur moite sans trouver le moindre hôtel. La ville est en chantier, tous les quartiers anciens sont en passe d’être détruits.

Hôtel enfin, dans le quartier orthodoxe. Nous sommes passés à quelques dizaines de mètres, nous n’avons rien vu. La chambre est d’une propreté irréprochable, le mobilier tout neuf. De grandes portes-fenêtres aux volets bleus s’ouvrent sur un long balcon. Du linge sèche. Douche, bière. Rien d’autre à se mettre sous la dent, il est une heure du matin, nous sommes épuisés.

1 er aout
Première et unique grasse matinée du séjour. Recherche de la citadelle de Tartus, intégrée dans les habitations. Les habitants ont récupéré les pierres pour construire d’autres maisons ou bien ont élevé de nouveaux étages sur les fondations. On n’arrive même pas à retrouver la salle des chevaliers. Et puis c’est vendredi, la prière bat son plein, dans les mosquées, à l’extérieur par le biais de haut-parleurs.

Taxi collectif pour gagner le château de Marqab qui domine la côte et le croissant fertile. Vue splendide. Le château a été construit par les chevaliers Francs en pierre de basalte. Une pierre grise presque noire, cernée de blanc par le ciment. On pourrait compter chaque pierre, s’amuser à reconstruire un château miniature.

Château de Marqab

En réalité le château est très imposant, une vraie citadelle de contrôle. Il faut affronter une sacrée grimpette avant d’arriver à la première enceinte. Une double enceinte plutôt, défendue par une douzaine de tours et la falaise, rempart naturel.

A l’intérieur, la salle des chevaliers, construite sur une citerne, puis une vaste cour qui permet de gager la chapelle romane et le donjon, énorme avec ses murs épais de cinq mètres. Un film est en train d’être tourné, aussi personne au guichet pour nous demander les 150 lires réglementaires.

Les habits des figurants et des héros pendent sur des portiques dans la grande cour, une scène est en cours de tournage. A l’intérieur des salles au sol poussiéreux, le décors n’a pas été encore enlevé : bandes de tissus criards vaguement assemblés, trône de monarque, restes de repas festifs. Le résultat nous semble très kitch et décalé.

Pour nous ce premier août se distingue aussi par son aspect culinaire, nous le baptisons d’ailleurs « Jour des dorades » : deux roses par personne à midi et deux grises le soir. On achète nos poissons chez les pêcheurs et pour 150 lires on se les fait griller et servir à table, accompagnées d’une salade de tomates et de pain dans un petit restaurant du bord de mer. On se régale, on mange, enfin.

2 aôut
Nous nous levons de bonne heure pour découvrir la ville ancienne de AMRIT. Taxi jusqu’à l’entrée du site. Nous sommes seuls.

AMRIT est une ancienne citée perse, élevée dès le xvème siècle avant Jésus Christ. Reste un temple, une tour carrée constituée d’énormes blocs de pierre ocre posée au milieu d’un bassin envahi de menthe et autres plantes odoriférantes. Tout autour une galerie, des piliers de pierre brute. Tout est enfoncé dans la terre, impression de cité catacombe.

Le stade a été creusé à même la roche, à cette époque, transporter des blocs de pierre de plusieurs tonnes relevait d’une technique encore inconnue. Mille deux cent personnes pouvaient assister aux jeux, la plupart de ces jeux seront plus tard repris par les Grecs. Les pierres, usées par le temps et le soleil perdent leur matérialité. Le silence est total, seulement le chant d’un oiseau. Au loin la mer Méditerranée, une rayure bleu outremer sur le ciel bleu clair.

Recherche des tombeaux royaux, les Méghazils. C’est vraiment mal indiqué ! Mais nous ne nous plaignons pas, la liberté se conquiert. Nous marchons sur la route qui mène à la frontière libanaise à une vingtaine kilomètres au sud.

Nous demandons notre chemin à de rares passants, tous disent la même chose c’est plus loin, à gauche de la route. En effet j’aperçois bientôt les Méghzils sur une petite colline, face à la mer. Des tombeaux-tours, décorés à la base de quatre lions si usés par le temps qu’on ne les reconnaît pas si l’on s’approche de trop près.

Ces tombeaux-tours signalent des hypogées, de longs caveaux creusés dans la roche, une ou plusieurs pièces et dans chacune, des niches en loculi où étaient glissés des sarcophages. Une autre tour se dresse, à une centaine de mètres plus loin. La marche est difficile dans les barres de calcaire et surtout dérangeante : les canons de chars dirigés vers la mer laissent deviner une base de défense militaire et n’incitent pas vraiment à la flânerie. Nous nous sentons encore plus seuls et isolés.

A présent nous regagnons la route asphaltée et comme la chance de rencontrer un taxi s’approche de zéro, nous tendons le pouce, une fois encore. Une camionnette s’arrête, nous montons à l’arrière. Avec nous quatre petits garçons, quatre frères nous regardent avec étonnement.

Retour à l’hôtel vers 10 heures. Douche, pas le temps de petit déjeuner. Bus pour LATTAKIE, un grand bus cette fois ci et gouvernemental. Passeport ou pièce d’identité sont demandés à tous les voyageurs. Les bus pour DAMASCUS partent en priorité et sont les plus nombreux.

L’autoroute chemine le long du littoral, trajet rapide et sans grand intérêt
Nous ne nous arrêtons pas à Lattakié, ville moderne et impersonnelle (c’est une impression rapide vue à travers la vitre du bus, peut être fausse) car notre objectif est le château de Saône.

Le château de Saône, Sahyoun en arabe, un site étonnant dans l’approche car il ne se trouve ni en bout de colline comme le Krac des chevaliers, ni sur promontoire comme le château de Marqab. Ici, pas de trouée, pas de rivage ou de passage stratégique à surveiller. Le Château de Saône était plutôt une formidable citadelle pour garnison, une réserve d’hommes et de forces de défense.

On ne le voit pas de loin, on tombe dessus au détour d’un virage et c’est étonnant, car c’est nous qui le dominons : posé dans un écrin de verdure, sa longue muraille épouse la forme d’une éminence naturelle surgie entre deux gorges naturelles. On voit la ville basse, envahie aujourd’hui par la végétation et la ville haute, celle du seigneur, avec son donjon massif, ses tours de garde.

Ce qui est extraordinaire dans ce château c’est son entrée. Pour séparer la citadelle du reste du plateau, les Francs creusent un gigantesque fossé, laissant à l’entré un pilier, pour recevoir le pont levis. Une fois le pont levis relevé, c’est le vide, un double vide de 25 mètres qui attend les assaillants.

Ce château a été imaginé par les Francs pour être imprenable. C’est pourquoi quand Saladin le père arrive devant ses parois vertigineuses, qui se prolongent en tour de défense à quelques cinquante mètres en dessus de lui, les soldats du château se moquent de lui à loisir. Saladin joue le jeu de l’innocent, occupe les soldats avec ses pantomimes. Pendant ce temps son fils attaque la forteresse par l’Est ayant découvert un passage accessible et surtout un fossé laissé inachevé. En trois jours, la citadelle imprenable tombe aux mains des assaillants. Y-a-il eu des traîtres parmi la garnison ? L’invincibilité est-elle chimère ?

Instant magique dans le petit café à l’intérieur du site. Le serveur lourdement handicapé me frôle subtilement. Il nous montre au loin le château de Marqab, il suffisait d’allumer un feu pour signaler le danger.

- Vous voyez ? Dit-il en s’adressant à moi. Montrez-moi que vous voyez ! Non pas là ! Il me frôle à nouveau le bras et s’en sait pour me guider.

Nous buvons un délicieux café à la cardamome, le café des bédouins.

Retour à Lattakié en stop, ballade en camionnette sur les collines plantées d’oliviers, de figuiers, d’amandiers. Maisons de pierre entourées de jardins, il n’y a pas de barrière, les gens se saluent d’un geste de la main. Emouvante ballade parce qu’il y a tellement de paix dans ce paysage au soleil couchant, parce que tout ce qui est essentiel à la Vie, semble rassemblé ici : la nourriture, la solidarité entre les hommes, l’eau, la lumière, le soleil.

Puis bus en direction d’Alep. Col de Nebi Younès à 1400 m d’altitude, puis descente vers la vallée de l’Oronte. Mais la nuit est tombée et l’on ne voit rien de ce paysage que j’imagine à la fois aride lorsque l’on franchit les montagnes et couvert de cultures dans la plaine du Ghab.

Arrivée à Alep vers 22 heures. Un turc surexcité nous offre le taxi jusqu’à la tour de l’horloge. Tout nous paraît familier à Alep. Nous avons l’impression en regagnant l’hotel Najem Akhdar de rentrer à la maison.

Changement de chambre. Je choisis celle qui porte le numéro 14, elle a un petit balcon qui offre la même vue que celle de la terrasse et de grands rideaux couleur violine. Elle sera plus tranquille et moins chaude. J’ai eu le temps de visiter chaque chambre lorsque nous sommes arrivés dans cet hôtel la première fois. Les chambres ne sont fermées que quand elles sont louées et nous étions les seuls occupants. Je regrette que notre appareil photo soit hors d’usage.

J’aime photographier les chambres d’hôtel vides. Je leur imagine des histoires, qui parfois se transforment en nouvelles. Les plus impressionnantes restent les chambres indiennes, les couleurs électriques sous les néons, la vétusté des meubles mettent l’âme humaine à nu. Sur la photo j’essaie de capter ce dénuement, le détachement des choses matérielles, l’abandon des corps. Les corps, l’amour, je les retrouve à travers la photo d’un froissement de drap, du linge étendu, un livre retourné, posé sur l’oreiller.

Bière sur le balcon après un dîner composé de brochettes d’agneau, d’humus et de tomates fraîches.

3 et 4 aôut
Jours paisibles à Alep, nos deux derniers jours en Syrie. Courses, musée (décevant), souk, nous avons envie de prendre le temps, nous partons le lendemain à midi pour ATTAI, en Turquie.

Achat de pâtisseries, de café (il vient du Brésil et les cardamomes du Guatemala), de poudre de sésame grillé, de savon. Pas si facile ! On découvre que le savon d’Alep change de prix en fonction de son âge, 1 an 3 ans 5 ans. Plus il est vieux plus il est cher. Il passe du vert clair au vert sombre et sent le fumé. On aime moins...

Achat également halva et de tahineh pour la préparation des falafels, d’un service à café en porcelaine bleue et blanche bordées d’un liseré doré, posées sur 3 petits pieds dorés en forme de bottine.
Le matin, veille de départ ; achat d’olives, de fromage et de pain frais.
- Et d’un melon ! Me rappelle Bruno.

Bruno s’est levé de bonne heure car il souhaite se rendre au hammam. Je le rejoins et l’attends devant la porte. Le vieux gardien me fait comprendre que pour les femmes j’arrive beaucoup trop tôt, c’est à 13 heures, oui je sais, mais moi je ne viens pas pour le hammam, je viens chercher mon mari et cela je n’arrive pas à le lui expliquer.

Je m’assois devant le seuil avec mon carnet et commence à écrire. Les hammams sont désertés par les habitants qui ont à présent toutes les commodités chez eux. Ils ne sont plus guère fréquentés que par les touristes qui apprécient cette forme de bain exotique et originale. Le vieux, maigre et voûté m’apporte un coussin. Je souris :

- Choukan ! Un des rares mots en arabe que je connais.

Aventure avec le taxi pour le retour vers ATTAI.

14 heures arrivée à l’Otogar de Attai.
Stop pour gagner le centre ville, je mange une glace, l’ambiance est extrêmement décontractée, on se dirait en Europe. Encore quelques courses, turques cette fois puis petit saut chez Ibrahim.

Bus pour ADANA à 18h 30 puis continuation jusqu’à Antalya. Ensuite comme prévu, le voyage se poursuit de nuit. On nous arrêtera au niveau de l’aéroport, à une dizaine de kilomètres d’Antalya.

Nous avons un peu dormi dans le bus et chargés comme des mulets, nous marchons bravement le long de la roue goudronnée qui mène à l’aéroport international. Pas question de faire du stop en cet endroit. C’est alors qu’un bus de service s’arrête et nous invite à monter. On nous prend même quand on ne le demande pas ! A l’intérieur, un homme et une femme, agents de l’aérogare. Ils nous offrent à chacun une bouteille d’eau minérale bien fraîche.

- Mizelle, quand est-ce qu’on le mange ce melon ?
Je lance à Bruno un regard noir :
- Qu’est-ce qui est plus important, le melon ou l’avion ?

Après quelques jours de recul et une fois rentrés chez nous à Antibes je dirais ceci :

La Syrie est vraiment un pays à découvrir et j’aimerais y retourner. Impression d’avoir seulement commencé l’exploration, impossible d’en avoir une juste appréciation, regret d’être seulement « passés ».

Nous n’avions que douze jours et nous avons compté chaque jour. Nous n’avons pas du tout exploré la partie Est, désertique, les oasis le long de l’Euphrate, les cités anciennes de Mari, d’Ugarit...

Nous ne sommes pas allés à Damas non plus, de plus ce voyage nous a donné envie de passer la frontière vers le Liban. Nous n’oublierons pas cette voiture blanche qui s’est arrêtée la nuit, à notre hauteur, dans le brouhaha de l’autoroute, tandis que nous recherchions un bus pour HAMA. La vitre descend automatiquement, apparait alors dans la fraîcheur de l’air conditionné un homme tout de blanc vêtu :

- Beyrouth ?

Oui, cette nuit là, nous aurions pu en quelques heures rejoindre la capitale, encore marquée dans nos mémoires par le sceau de la guerre.

La Syrie c’est aussi la gentillesse et l’hospitalité des gens, le café offert, la pastèque partagée, la discussion plus ou moins aisée à cause de la langue. Plus facile avec les chrétiens qui voient en nous leurs semblables (ignorant que nous sommes athés et par la même différents), moins aisée avec notre ami Morning que nous avons bien bouleversé et avec qui nous sommes restés certainement sur de grandes incompréhensions.

La Syrie c’est encore le berceau de la civilisation, un très gros livre d’histoire, des premières civilisations de la Mésopotamie, en passant par les invasions, l’Empire Ottoman, les Croisés, le protectorat français, le conflit israélo-palestinien. On se sent parfois chez nous, en gravissant les pentes du krac des chevaliers, foulant le terre des Croisades. On se sent frères de ces arméniens, kurdes, turques, grecs.

Je suis aussi agacée par cette religion musulmane qui réduit les femmes à des sacs de charbon. Que pensent-elles ? Elles sont inaccessibles. Que font-elles ? A part enfanter, je ne sais pas, elles mangent des glaces cachées dans des voitures à vitres fumées, on ne peut même pas échanger un regard.

J’ai emporté avec moi tout au long du voyage un livre de Lieve Joris, « Les portes de Damas ». Je ne suis arrivée à en lire que le tiers. Le reste je le savoure au retour, une aubaine pour prolonger le voyage. Le regard de Lieve, son témoignage m’apportent beaucoup.

Elle est femme comme moi, elle partage le quotidien d’une autre femme originaire de Damas. Elle aime écrire, sans complaisance, comprendre. Elle m’aide à comprendre la Syrie, cette ambivalence religieuse, les dessous politiques, je vois aussi qu’en quinze ans (le livre a été publié en 1994), la Syrie a changé, évolué vers plus d’ouverture. Les mukhabarats, les indicateurs en civil, sont sans doute toujours là mais on ne les voit pas, on ne les reconnaît pas.

Finalement, j’aime bien ce que dit Walid dans le livre, un intellectuel musulman, qui fume la pipe :

- Je crois en une civilisation cosmopolite... Ce n’est pas d’une nouvelle politique dont nous avons besoin, ici, mais d’une nouvelle culture.

Mais si des fanatiques arrivaient au pouvoir, il émigrerait aussitôt.

Pour moi, c’est finalement cela la Syrie, des gens tiraillés en permanence, heureux et effrayés. Un pays paisible où règne l’abondance mais sans livres ni sans journaux. On se dit que peut-être on a été suivi, on espère que les gens avec qui nous avons parlé n’ont pas eu d’ennui. On arrive même à penser que notre ami Michel avec sa boutique de boissons est un mukhabarat, un indic, lui qui a eu sa boutique détruite par une bombe lancée par les Frères Musulmans. Après des années de pauvreté, il goûte maintenant à une certaine prospérité.

- Savez-vous ce que signifie Al Hassad ? Le « lion », une famille Hassad est invincible, tant qu’ils seront là nous sommes tranquilles.... Naïveté ou propagande ?
Comme avec Morning, nous n’osons pas aller plus loin. Nous aussi, on s’autocensure.

Voilà, la prochaine fois, on restera plus longtemps, on passera au Liban et on louera une voiture pour quelques jours. Ensuite, on traversera la mer rouge et on repartira du Caire en Egypte. Une autre ville où je rêve d’aller.
On évite soigneusement Israël.
Et on réalise tout cela assez vite, avant que la Syrie ne devienne trop touristique.

Je marche vers moi

Et vers tout ce qui vient

Adonis, poète syrien