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2005 : Monsieur Antoine

Inde, Pondicherry

lundi 15 juillet 2013, par Sylvie Terrier

Monsieur Antoine

Elle s’amusait à lire le nom des rues, Rue Saint André, Rue Romain Rolland, Rue du Bazar Saint Laurent ainsi que le nom des maisons, Villa Aurore, Villa Louise, Monsieur et Madame Chery et leurs enfants, Hôtel Europe. C’était étrange, artificiel, car la ville n’avait de français plus que son style. Elle conservait de son histoire coloniale son architecture et ces plaques nominatives qui faisaient plutôt penser à des inscriptions sur des pierres tombales.

La rue Suffren était bordée de belles maisons bien entretenues, protégées par de hauts murs d’où s’échappaient des coulées de bougainvilliers. Elle marchait sur un large trottoir, d’une propreté irréprochable. Pas un seul mendiant, aucune âme dans cette rue.

Elle marchait droit, cherchant le numéro 58. Une grande bâtisse jaune, un gardien à l’entrée, voilà, elle était arrivée à l’Alliance française de Pondichéry.

Le gardien dans son costume kaki la salua en souriant et lui dit bonjour en français. Il avait dû apprendre la langue au lycée. A Pondichéry, plus vous vous adressiez à une personne âgée, plus vous aviez la chance d’entendre parler français.
Un petit hall, un patio ombragé, la fraîcheur des plantes tropicales, l’endroit ressemblait à un bistrot parisien avec sa terrasse intérieure. Sur la gauche, elle aperçut un escalier et le mot « Bibliothèque » écrit en lettres cursives sur un panneau en forme de demi lune.

Elle commença à monter les marches de briques, raides et tordues, franchit un étage, s‘éleva au-dessus du jardin, grimpa encore d’un étage, atteignit, enfin, une terrasse et se retrouva devant deux grandes portes jaunes, ouvertes sur le ciel. La bibliothèque.

Il était là, assis derrière son petit bureau, paisible et calme. Monsieur Antoine. Le bibliothécaire.

Un indien d’une cinquantaine d’années, mince comme un fil, tout de blanc vêtu, pantalon et chemise de coton blanc immaculé. Il avait les cheveux grisonnants rassemblés en un petit chignon et une barbe fournie serrée sous le menton. Son visage était tout rond, ce qui contrastait avec le reste de son corps à la limite de la maigreur.

- Je vous attendais, dit- il à la visiteuse, asseyez-vous.

Elle ne fut pas longue à comprendre que l’homme était un sage. Un ascète. Une espèce de moine. Il parlait français en roulant légèrement les r, le français était sa langue tout comme Pondichéry sa ville, il n’avait jamais voyagé.

- Vous voulez visiter la bibliothèque ?

Il se leva, il était pied nu, un peu plus petit qu’elle. La bibliothèque avait été réalisée par un architecte français, il n’y avait ni murs ni cloisons, seulement un grand espace organisé sur trois niveaux, avec une mezzanine et tout au fond l’espace dédié aux livres pour enfants. Tout était parfaitement étiqueté et rangé. La jeune femme exprima son admiration, le visage de Monsieur Antoine s’illumina :

- C’est vrai ? Vous savez, je fais ça tout seul, merci !
Ils montèrent un escalier en colimaçon et se retrouvèrent dans une grande salle remplie de livres.
- Mon désherbage... Moi je ne peux pas jeter un livre. Surtout s’il est vieux car un livre est un trésor. Je garde tout, je me dis peut être un jour quelqu’un en aura besoin.

A présent, ils étaient assis l’un en face de l’autre, dans la moiteur de l’air surchargé d’humidité. Malgré le ventilateur, même les mains de la jeune femme transpiraient.

Il dit :
- Moi je doute toujours. Je ne sais pas si je fais bien...
- Vous faites bien, répondit-elle en souriant
- Ce sont les autres qui me disent si je fais bien ou pas
- Vous en doutez ?
- Oui

Elle sourit. Elle savait que s’il répondait non il risquait le péché d’orgueil. L’homme souhaitait rester humble. Il était chrétien, c’était sûr, et sans femme ni enfant.

Dans la bibliothèque les livres étaient présentés avec élégance, parfois grands ouverts. De petites statues de Ganesh, ornées de fleurs rendaient l’endroit mystique, on avait l’impression de se trouver dans un temple.

Elle soupçonna Monsieur Antoine de venir tôt chaque matin et de passer un long moment à préparer les statues, à brûler de l’encens et réciter des prières. Bien sûr son responsable ne comprenait rien.

- Vous êtes payé pour commencer à 8heures 30, pourquoi venez-vous 1 heure plus tôt, cela ne sert à rien !

Monsieur Antoine ne répondait pas. Il faisait comme il devait, l’autre ne pouvait rien lui reprocher. Le temps n’a pas d’importance quand on aime disait Monsieur Antoine qui mettait tout son amour dans cette bibliothèque, toute une vie pour les autres. Un sacrifice sanctifié.

7 heures - 19 heures, tels étaient les horaires de travail de Monsieur Antoine. La fin de sa journée se déroulait toujours de la même manière.
Il rentrait chez lui, une simple pièce louée quelques centaines de roupies dans la ville haute et prenait un bain.
Puis il buvait deux verres de lait, mangeait quelques bananes et faisait sa prière. Il se couchait à 8heures trente. A minuit il se réveillait et commençait une longue méditation.

Jusqu’à cinq heures.

Ensuite il reprenait un bain, buvait un demi-litre de lait et mangeait ce qu’il trouvait, n’importe quoi disait-il en riant, des gâteaux, des bananes, du pain. Jamais de café ni de thé. Il s’habillait, refaisait son chignon, changeait de chemise. Il ne portait que des chemises blanches et des couleurs claires.
D’un coup de mobylette, il passait au marché acheter des fleurs fraîches. Arrivait à l’Alliance encore tout endormie. Le gardien le connaissait, il le laissait entrer. D’ailleurs Monsieur Antoine possédait la clef de la bibliothèque. Il n’avait plus besoin de personne depuis longtemps.

Le rituel commençait quand il arrivait au sommet des marches. Il enlevait le gros cadenas, ouvrait grand les portes vitrées, faisait entrer la lumière.

Chaque matin il réveillait la bibliothèque. Posait doucement son regard sur les étagères, les piles de magazines, s’agenouillait devant les statues.
Déposait de la vie par petites touches. La bibliothèque sortait alors doucement de sa léthargie nocturne. Elle était douce et docile.

Quinze ans. Cela faisait quinze ans que Monsieur Antoine avait choisi de faire le bien, dédié sa vie aux autres. Avant il fumait beaucoup. Son seul péché. Et sortait avec des copains. On ne lui connaissait pas de femme, pas d’histoire d’amour, heureuse ou malheureuse.

C’était un homme qui n’existait que par le regard des autres, que par le retour des autres. C’est pour cela qu’il vous interrogeait, qu’il doutait encore.

- Je travaillerai dans cette bibliothèque jusqu’à ma mort, jamais je ne m’arrêterai.

Comment va réagir son directeur vis à vis de ce vœu ? Lui permettra-t-il de rester ? Monsieur Antoine n’imagine sans doute pas que l’on puisse lui dire non.
Elle lui dit qu’elle comprend son choix. Ce dévouement corps et âme à un lieu, qu’il est un peu comme un prêtre dans sa bibliothèque église. Il sourit. C’est exactement cela.

Elle raconte. Elle aussi, elle a hésité. Entre la vie spirituelle, détachée des biens matériels et l’envie de maternité. Elle raconte comment lors d’un long voyage en Inde elle s’est retrouvée devant ce choix, la spiritualité ou la maternité et comment sous les conseils d’un prêtre, un ami, elle a finalement choisi de donner la vie. Il sourit :

- Vous avez une belle vie

Il est un peu gêné d’avoir prononcé ces paroles, de s’être livré. Il n’a pas l’habitude de parler ainsi, en cœur à cœur avec une femme. Il va prier pour elle ce soir, pour que sa belle vie continue, pour que son voyage se déroule sans encombre.

Elle n’a pas envie de le quitter, la bibliothèque est vide, le soleil est en train de basculer sur l’océan. Il n’y a plus personne dans le bâtiment. Le gardien arrive. Veulent-ils rester encore un peu ? Monsieur Antoine n’aura qu’à fermer le portail. Ils sourient. Ils aiment rester ensemble dans ce grand bâtiment où sommeillent les livres, leur amour partagé.
Le silence les prend.

Soudain, les petits Ganeshs brillent de mille feux, une odeur d’encens monte des étagères, les vitres flamboient. C’est l’illumination du temple. Ils regardent ensemble le grand bateau s’envoler en un flamboiement puis se poser dans un éclat de lumière.

Maintenant, ils peuvent s‘en aller et fermer la bibliothèque.