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1989 : Témoignage du Viet Nam

Les cacahuètes

jeudi 11 mai 1989, par Sylvie Terrier

Les Cacahuètes

Au bord du lac Ouan Kiem , sur les berges ombragées que longe une route d’asphalte défoncée, s’étire une ribambelle de petits marchands ambulants. Marchands de boissons fraiches, café glacé, orange pressée, bière chinoise pour saïgonais de passage, étalages de bouteilles et de verres renversés sur de petites tables de bois facilement transportables ou posés directement sur la glacière en plasique.

Les plus fortunés ont disposés des fauteuils de bambou face au lac et la musique fuse des gros magnétophes. Chacun essaie d’attirer vers son étal une clientèle disparate de vieux, d’enfants, de jeunes gens venus là pour croquer une cacahète ou discuter des choses du moment.

Et nous, assises comme eux, sur un minuscule banc pas plus haut qu’une brique, qui regardons le crépuscule en flamme alanguies par la mélodie nostalgique d’une chanson française des années 60, chanson d’amour reprise et réinterprétée à la mode vietnamienne.

La marchande de cacahètes, petit chignon de cheveux gris bien serré sur la nuque, semble se soucier de la nuit qui tombe et de notre présence encore là, en cette heure sombre pleine de dangers. Elle nous presse de rentrer, de faire attention à notre sac, " le chemin est long jusqu’à l’hôtel Cat Linh ". Mais nous nous attardons quand même, bercées par le va et vient nocturne des vélo dans la tiédeur du soir.

Dans cette foule des bords de route, un viel homme boitillant, résidu d’une époque révolue s’avance vers nous et en français nous adresse un "bonsoir" ému. L’émotion se lit sur son visage quand il prononce ce mot qui déclanche soudain toute une suite de réminiscences, morceaux de phrases "il fait beau", "vous habitez Paris", "le vent est bon" qu’il enchaine appuyé sur sa canne. Refusant gentiment notre invitation à venir s’assoir avec nous, son visage qu’éclaire doucement la lampe de la marchande, prend soudain l’aspect d’un visage d’enfant timide au sourire gêné qui n’ose pas lever les yeux quand il parle. L’attitude de ce viel homme contraint aujourd’hui à la résignation et à l’oubli comme tous ceux de sa génération , nous laisse silencieuses.

Témoin de la confusion de l’instant, la vieille femme plonge la main dans sa corbeille et en sort une poignée de cacahètes qu’elle nous offre. Le vieil homme en prend une et tout en la décortiquant, hoche plusieurs fois la tête. Puis, relevant les yeux vers nous, il lance un "au revoir camarades" et s’en va rejoindre l’anonymat de la nuit.

Hanoï, 13 juillet 89