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1989 : Journal de voyage au Viet Nam

Témoignages

mercredi 10 mai 1989, par Sylvie Terrier

Nouvelles du Vietnam, juillet 1989

Tonton Yaourt

« Moi, je ne tiens pas en place. Ce n’est pas pour amasser, mais je dois toujours travailler. Le problème du chômage au Vietnam : on se bouscule à l’usine pour travailler, mais au bureau on ne fait rien. C’est une forme de chômage, on travaille pour rien. On est au travail mais on ne travaille pas. Ne répétez pas cela à une tierce personne, hein ? C’est parce que
Je vous aime, je veux parler franchement, mais ne le répétez pas.

Les gens âgés sont sérieux, surtout les intellectuels. Le gouvernement veut que le peuple devienne campagnard et que les intellectuels soient écartés du pouvoir. Les vieilles coutumes disparaissent. On modernise la vie, on abrège la vie. Il n’existe plus de vrais Hanoïens, il y a des gens de toutes les provinces ici maintenant.

Mais, comment se fait-il que vous ne soyez pas mariées ? Quel âge avez-vous, au juste... C’est combien, sérieux ?
-  A votre avis ?
-  Entre 25 et 30 ans
-  C’est juste !
Mais quand même vous devez fonder une famille, avoir un mari, des gosses ! Vous voyez les oiseaux, ils font le nid, les œufs et après c’est une vie, une vie c’est normal.
Si vous étiez venues au Vietnam en 1960, tout le monde était ouvrier ou employé de l’état. Le reste, les chômeurs devaient partir à la campagne. Toute conversation était impossible. Il n’y avait que des boutiques d’état, des dotations de l’état : sucre, riz... J’avais imaginé que cela arriverait. Il aurait fallu que je déménage toute ma famille en France. Je le savais qu’avec le communisme, la vie deviendrait si dure.

Aujourd’hui, ce n’est que le début du changement. Le communisme c’est une erreur, une grande erreur. La Russie aussi, ça mène le peuple à la misère, oui, c’est une grande erreur. Les Russes doivent changer aussi, ils doivent serrer la main des Américains.

-  Comment voyez-vous le Vietnam dans le futur ?
Tout le monde souhaite que ça change, pour une démocratie semi communiste, semi capitaliste. Le vieux communisme ne peut plus durer. D’après Lénine et Staline, le communisme devait régner dans le monde entier et le capitalisme chuter, cela ne peut tenir ! On force les gens à croire cela.

Mais alors vous venez ici comme ça ! Ah vraiment vous êtes braves !

Quand au moment de regagner l’Europe, je viens faire mes adieux à « tonton yaourt », nous l’avons surnommé ainsi car il gagne sa vie en fabriquant de délicieux yaourts dans une yaourtière Seb, il me serre les mains très fort et m’embrasse. Des larmes dans les yeux, il dit :
- Ecrivez, hein et ne nous oubliez pas nous autres...

Première rencontre avec Z

L’histoire de Z.

Nous avons rencontré Z à l’aéroport, en arrivant. Il était venu accueillir Madame C, une française avec qui nous avions échangé quelques paroles dans le hall d’attente de l’aéroport à Paris.

De toute évidence, cette femme n’avait pas envie de parler. Mais à l’arrivée nous profitons du minibus que son mari a fait envoyer pour elle. C’est ainsi que nous rencontrons Z, interprète, qui s’assoit à l’arrière avec nous.

Nous le croisons plusieurs en ville les jours suivants. Rencontres toujours très brèves. Z est plutôt laid, un visage creusé de cicatrices d’acné, une bouche tendue par des tics nerveux. Il nous a finalement donné rendez-vous ce soir dans un tout petit Kafé très sombre, éclairé seulement par les guirlandes électriques d’un sapin de Noël en plastique.

Le café est vide à l’exception d’un couple, assis comme nous autour de tables minuscules.
Nous commandons de la bière, on nous apporte des verres remplis de glaçons. Z boit très vite. Il a très faim aussi, il est très fatigué. Toute la journée, il a sillonné les hôpitaux à la recherche d’un enfant abandonné pour les C. Il hésite, la tension et la peur le submergent. C’est pour lui une chance inimaginable de se confier à nous, françaises.

Mais le vase est trop plein, il craque, il faut qu’il raconte. « J’ai décidé de tout vous dire ». Il nous avoue que le jour le notre arrivée, suite à notre rencontre, il n’a pas dormi de la nuit.

Chacune de ses phrases est ponctuée d’un « vous comprenez ? » comme s’il avait besoin de reprendre sa respiration pour continuer. Ou bien peut être cherche-t-il confirmation auprès de nous. Il est d’ailleurs toujours très avide de nos réactions.

« ... La tristesse au Vietnam, c’est qu’il est impossible de parler, on risque de perdre son travail. Mais moi, je veux parler avec vous parce que je m’en fiche de le perdre, cela fait huit ans que je travaille là, je veux changer de bureau. Vous comprenez ?
Je gagne 40000 dongs par mois, un fonctionnaire peut gagner jusqu’à 10000 dongs par jour. Pourtant il faut que je reste à ce bureau si je veux espérer pouvoir avoir une bourse pour l’étranger et partir... un an, deux ans, toujours ! Auparavant, il était impossible de parler avec un étranger. C’est très triste... »

... La solution consiste à se marier avec un étranger, pour ainsi quitter le pays. Si le cas se présentait, Z le ferait, sa femme est d’accord. Ils divorceraient, de l’étranger il l’aiderait.
Vous comprenez ?

Dans quel pays partirait-il ? Cela n’a pas d’importance. Ce qu’il veut, c’est partir. Une fois déjà, il est parti dans un pays communiste pour sa formation. Il a failli rester, il a hésité, pensé à sa femme.
... Alors je suis rentré. Quand j’ai retrouvé ma femme à l’aéroport, elle m’a dit : pourquoi tu es revenu ? J’ai été tellement triste, vous comprenez ?
... J’ai une petite fille. Si je pouvais je la donnerai à Monsieur C. Oui, je la lui donne ! Pour qu’elle ne vive pas ici au Vietnam. Mais c’est impossible car il faudrait qu’elle soit abandonnée, vous comprenez ?

Deuxième rencontre avec Z :

... Je suis né d’une famille noble très connue à Hanoï il y a trente à quarante ans. Touts le monde à Hanoï connaissait mon père et mon oncle.

Ce que j’espère c’est obtenir la possibilité de parti à l’étranger. Vous comprenez ? Mon père a tout fait pour que je n’aille pas à la guerre, j’ai donc étudié en Union Soviétique et j’ai appris le métier d’électricien. Quand j’étais jeune, j’étais très intelligent, vous comprenez ? Surtout dans le domaine des langues. En Union Soviétique, j’étais le meilleur. Après quelques mois, je parlais très bien le russe. Vous comprenez ? Ils m’ont obligé à injurier les Chinois car à ce moment les relations étaient très très mauvaises. Vous comprenez ? Je devais faire des discours contre le régime chinois. Le Vietnam était entre l’Union Soviétique et la Chine, c’était en 1974. Moi, j’ai refusé. Vous comprenez ? Donc j’ai été licencié. Je ne suis resté en Union Soviétique que 14 mois alors que les études devaient durer trois ans. Quand je suis revenu au Vietnam, je n’avais pas de diplôme et à cause de mon dossier, il m’était impossible de trouver du travail. Vous comprenez ? J’ai voulu me suicider, personne ne m’a soutenu. Je ne pouvais rien faire !

Heureusement, un homme dont la sœur était directrice d’enseignement général m’a aidé à poursuivre mes études. Mais j’avais déjà vingt ans ! vous comprenez ? Les autres étudiants avaient 15, 16 ans, alors j’ai modifié la date de ma naissance. Au début, j’étais très mauvais mais au bout de quelques mois, j’étais le meilleur. Vous comprenez ?

Pour s’inscrire à l’école supérieure, il faut passer un examen. J’ai eu 25 points sur 30, c’était très bon ! Vous comprenez ? Cet examen était très difficile, c’était le temps de la guerre avec le Cambodge. Tout le monde voulait passer cet examen pour entrer à l’école et ne pas partir pour la guerre. Vous comprenez ?

... Comme j’avais de très bonnes notes, je pouvais aller faire des études à l’étranger. Mais on m’a dit que mes notes étaient trop bonnes, que j’avais trop de points. Vous comprenez ? La corruption, les gens du Ministère de l’Education ont voulu ôter tous ceux qui étaient gênants. Et donc je suis resté. Vous comprenez ? On m’a dit : tu peux choisir (ici) n’importe quelle école.

... J’ai choisi l’école supérieure de langues. Je parle russe, français, anglais, espagnol. Je suis en train de traduire un manuel russe en espagnol pour faire un livre d’apprentissage de la langue espagnole. Vous comprenez ?

Ce qui doit arriver, arrive toujours. Dans ma vie, j’ai beaucoup aimé une femme. Maintenant, elle est mariée avec un français, elle vit en France. Vous comprenez ?

... Je me suis marié avec une femme plus âgée que moi. Moi, j’ai toujours pitié des gens, vous comprenez ? C’est pourquoi, j’ai fermé les yeux, tant pis pour tout, je l’ai épousée. Je pense que la vie de l’homme est déjà décidée par une personne quelconque.

Un célèbre homme vietnamien a dit : « C’est le destin qui pousse les hommes à faire leurs actions ».

Au bout d’une heure, nous proposons à Z de quitter le Kafé pour manger une soupe. La nuit est tombée depuis longtemps, il est évident qu’à cet instant, dans cette rue déserte, sa présence avec nous paraît suspecte. Il refuse d’abord « Je ne peux pas », puis finalement accepte. On craint pour lui ce changement d’avis impulsif qu’il semble ne pas bien maîtriser. Il est 21 heures, nous le laissons choisir le restaurant. Celui où il nous conduit est déjà fermé. Marchant à ses côtés dans les rues sombres, des questions nous traversent l’esprit à propos de sa hardiesse à vouloir braver un interdit dont on ne connaît pas le réel danger.

Quand finalement nous trouvons un marchand de soupe, en pleine lumière et dans la rue, Z est si inquiet qu’il n’arrive pas à manger.

Au moment de nous quitter, il appelle un cyclopousse, discute le prix avec lui et demande que nous l’attendions, il ne sera pas long. Soudain il déboule aux guidons de sa mobylette. Il nous escorte ainsi jusqu’à l’hôtel.

A peine arrivés, il nous quitte, sans un mot, sans nous serrer la main. Nous pensons « Il joue la comédie jusqu’au bout ».

Nous faisons alors mine de rentrer dans l’hôtel puis ressortons aussitôt.

Aucune envie d’aller dormir ! Nous replongeons dans les rues obscures, dans les longues glissades silencieuses des vélos devenus rares à cette heure. Des couples prennent les frais sous les saules pleureurs du lac Hoa Bin.

Restent encore quelques petits marchands de Kafé Da et de friandises qui attendent immobiles, à la lueur ténue d’une lampe à huile.

Devant le lac aux eaux noires, nous restons silencieuses, nous repensons aux confidences de Z, à cette vie de vietnamien qui vient de nous être confiée dont nous ressentons maintenant encore sa pesanteur. Et à cet espoir que nous représentons pour lui.

Soudain devant nous une mobylette surgit. Nous reconnaissons aussitôt la silhouette maigre de Z qui nous regarde sans émettre le moindre signe de reconnaissance.

Alors, comme nous ne voulons pas lui créer d’ennui, nous nous mettons à marcher en direction de l’hôtel. Et lui nous escorte, sans un mot jusqu’à l’entrée.