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1989 : Thien An
vendredi 28 janvier 2011, par
Thiên-An
Elle s’était faufilée dans la pénombre du marché, un peu enivrée par l’odeur âcre et verte de grandes nattes aux motifs rouges dressées au milieu de tout un fouillis de corbeilles rondes. Flottant dans leur large pantalon de velours noir, des femmes dans l’ombre lui faisaient signe d’approcher. Devant son refus, elles se mettaient à rire, leur visage s’emplissait de rides, les pommettes remontaient et leurs yeux n’étaient plus alors que deux fentes obliques sur une bouche aux dents de laque noire.
Elle marchait au hasard, égarant son regard dans la multitude des marchandises posées à même le sol, un sol de terre battue, dur comme une pierre de granit. Elle s’arrêta devant une boutique de céramique. Sur de la paille grossière s’amassaient des piles de bols liés en paquets de dix, des théières, des assiettes et de minuscules tasses bordées de marguerites bleues, ces tasses mal émaillées, au bord déjà usé. Elle s’accroupit, saisissant une théière elle s’imagina dans son pays en train d’offrir du thé à ses amis dans ces petites tasses tordues, ce thé âpre et brûlant que l’on boit tout au long du jour et de la nuit au Viet Nam.
— Hé ! You speak english ?
Elle se retourna brusquement
— Yes, I am French
— Ah ! Vous parlez français ? Je parle français aussi, oui !
Et l’homme se mit à rire, un rire pointu, qui montait puis s’arrêtait net, très gai, un rire d’enfant.
Il devait avoir la cinquantaine, des perles de sueur s’accrochaient à ses tempes, il avait une verrue en plein au milieu du nez.
— Voici mon fils, et son enfant... et voici mon autre fils, je suis commerçant.
Et le rire à nouveau, un rire de clown moqueur.
— Venez avec moi, je vous emmène chez moi.
C’était la première fois depuis qu’elle voyageait dans ce pays que quelqu’un lui proposait si ouvertement l’hospitalité. Intriguée, elle accepta. Ensemble, ils traversèrent la ville surpeuplée, lui la portait en amazone sur le porte-bagage de son vélo. La rue était en chantier, des ouvriers posaient des canalisations. Les bicyclettes cahotaient dans les trous, se mêlant aux passants et aux enfants qui jouaient avec la terre fraîche. La nuit tombait.
Il obliqua vers la gauche, quitta la rue principale et gagna une ruelle. Dans les maisons, portes grandes ouvertes pour capter les dernières lueurs du jour, les gens mangeaient, serrés autour du repas commun. Certains s’étaient instalés dehors. Sur la natte, la marmite de riz faisait une tâche blanche. Partout les petites lampes à pétrole s’allumaient, la pénombre se répandait, on ne voyait que les visages et les mains qui s’affairaient.
Ils arrivèrent à la maison. Au rez- de-chaussée s’amoncelait un stock de vaisselle et d’ustensiles en aluminium. La maison occupait trois étages, il la fit monter au second. Sur le balcon séchait du linge, un homme jeune le décrochait et le pliait soigneusement. Deux petits chats maigres jouaient avec des grains de riz épars.
Il brancha le ventilateur et prépara du thé. Elle regarda les murs sombres et moites sur lesquels se gondolait une photo d’Ho Chi Minh encadrée par deux posters de femmes thaïlandaises à la poitrine provocante.
L’homme commença à raconter. En I945, il travaillait comme officier dans l’armée française, il avait une 404 Peugeot et des camarades français "remarquables". Il lui montra une photo de lui, en costume occidental. Il était jeune et beau, la photographie en noir et blanc accentuait la douceur de sa peau et la rondeur des traits. Elle chercha la verrue mais ne la trouva pas. Il lui parla d’Yvonne, elle était française, ils s’étaient aimés passionnément pendant un an, et puis elle avait dû repartir, son père officier n’acceptant pas leur liaison. Yvonne était blonde et ses yeux "bleus comme la mer", mais toi, tu es ma daughter, disait-il en riant.
Ils décidèrent de se revoir le lendemain. Ils se fixèrent rendez-vous à I5 heures, lui viendrait la chercher à son hôtel. Pour l’heure, il la raccompagna à bicyclette. Ils traversèrent en sens inverse les rues sombres, seuls les visages flottaient autour des lampes. Dans les cafés, on ne distinguait que des ombres, les ampoules recouvertes de papier huilé camouflaient toute lumière. Elle remarqua qu’aucun vélo ne possédait d’éclairage, mais que la nuit la vie continuait, silencieusement dissimulée. Dans le noir, le vélo glissait, les vélos alentours glissaient et toute la route avançait et tournoyait alors que dans le ciel les étoiles s’empalaient.
Le lendemain, le ciel en début d’après-midi s’était chargé de nuages gris, des tourbillons de vent s’engouffraient dans la chambre aux persiennes closes. Le grand ventilateur avait cessé son bruit métallique faute d’électricité. Elle avait pris un bain, mais l’eau avait coulé brûlante. A présent, elle était nue. Allongée sur sa natte elle guettait les bourrasques, espérant la pluie, croyant à chaque instant l’entendre crépiter sur les feuilles.
A I5 heures exactement, il était là. Le rire, la verrue.
— Où sont tes camarades ?
— Je n’en ai pas, je voyage seule.
Elle lui demanda s’il était bien rentré la nuit dernière, un peu inquiète d’avoir par sa venue provoqué une visite de la police. Il rit en guise de réponse. Elle rit aussi de l’entendre rire, à nouveau étonnée par ce rire de petit garçon sur ce visage de vieux farceur.
A présent, il pédalait, elle assise à l’arrière de la bicyclette. Très vite, ils quittèrent la ville pour la route des collines plantées de bananiers et de forêts de bambous. Il pédalait vite, elle était légère. Sur leur passage, les enfant l’apercevant criaient :
— Lien-Xo ! Lien-Xo ! ( russe ! russe ! )
Ce à quoi, elle répondait :
— Ngong, toï Phap ! ( Non, je suis française ! )
Les enfants répétaient ses paroles et ensembles ils riaient, mais le vélo poursuivait sa course et c’était d’autres enfants, d’autres regards, d’autres signes de mains.
La route montait, il faisait chaud, ils descendirent de bicyclette. Sur une longue ligne droite, la chaîne cassa. Ils s’arrêtèrent devant une petite maison de bambou pour la faire réparer. Ils burent une tasse de thé brûlant.
Enfin, ils arrivèrent à la montagne Thien-An. C’est là, près de la rivière des parfums qu’avaient eu lieu les combats entre les partisans communistes et les Américains. Quelques maigres eucalyptus sortaient d’un sol dénudé. En haut de la colline, des trous d’obus, une terre de cailloux. Il dit :
— Tu vois, les bombes napalm... Aujourd’hui plus rien ne peut repousser ici.
Ils traversèrent la zone morte, lui poussait sa bicyclette, elle le suivait. Elle avait compris qu’il l’emmenait dans un lieu précis, elle ne posait pas de question, alors lui, d’une voix tendue par l’émotion :
— Voilà, c’est ici.
Il déploya sur le sol un imperméable, lui demanda de s’asseoir. Dans le lointain, les collines vertes rebondissaient. A l’ ouest, le soleil couchant les incendiait, à l’est, l’obscurité naissante les voilait. En contre-bas devant eux, la rivière, large, luisante. Ce silence... Il venait de partout du présent comme du passé, lourd de souffrance et de non dit.
Soudain des voix montèrent des jonques, on voyait un pêcheur accompagné de son fils. Une barque effilée remontait le cours, elle s’arrêta. Pendant qu’elle dérivait, des hommes en habits blancs lancèrent sur la surface immobile des carrés de papier légers et dorés. Sur la rive, quelques enfants se baignaient, d’autres criaient, s’interpellaient, puis se précipitaient, grêles vers les maisons enfouies dans la verdure. Partout sur les collines, sur ce vert touffu et dense surgissaient des tombes ou s’ouvraient des tombeaux.
Il s’assit près d’elle, sa jambe touchant la sienne. Au dessus d’eux la lune se leva.
Le passé remontait, la 4O4 était stationnée sur le chemin, avec Yvonne, ils buvaient du champagne. Il eut envie de la serrer, de l’embrasser, mais non, elle était sa daughter, sa fille, alors ils mangèrent le riz gluant qu’il avait apporté serré dans une feuille de bananier. Pour elle, il ouvrit le paquet et lui fit mordre le cœur du sien, en cet endroit tendre et moelleux d’où s’écoule une noix de graisse tiède. C’était la bouche d’Yvonne qui goûtait la pâte onctueuse, ses lèvres que brûlait le thé amer et le désir montait et les yeux devenaient mer et ils étaient blonds et ils s’aimaient.
— Mais tu es ma fille !
Il eut mal à la tête soudain, la lune brillait, une femme aidée d’un jeune garçon vint ramasser des branchages tout près d’eux. Il dit :
— On rentre maintenant.
Le chemin du retour lui sembla plus long, la route montait sans cesse, d’invisibles cyclistes les frôlaient. Elle avait envie de prendre sa place, de le porter lui. Elle avait envie de poser sa tête contre sa chemise trempée de sueur, de lui dire qu’elle l’aimait, mais elle ne su que lui parler d’une de ses tantes qui s’appelait Yvonne, des mots idiots, un passé qu’il ne partageait pas.
Peu avant d’arriver à son hôtel, alors que la route descendait et que dans la nuit profonde, les visages se réunissaient près des lampes à pétrole, il prononça dans un souffle :
— Tu sais, on avait le gun.
Finalement, Yvonne était partie, et lui fou de douleur avait erré des jours et des nuits dans les collines. A son retour en France, Yvonne avait épousé un allemand, ami de la famille. Ils échangèrent quelques lettres, puis il se maria à son tour puisque ainsi l’exigeait sa mère.
Baigne tes pieds dans la rivière
Mais surtout ne baigne pas tes yeux
Car les poissons te voyant
Mourraient devant tant de beauté.
Il aimait cultiver les roses de son jardin, écouter les chansons nostalgiques de Hué et se promener seul dans le silence de la montagne Thiên-An.
Hué, II août I989