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2005 : Journal de voyage à Berkeley, California USA

dimanche 23 novembre 2008, par Sylvie Terrier

Berkeley California USA

15 juin

Partis le 15 juin 2005. Avec le décalage horaire nous sommes toujours le 15 juin, attention à la fatigue !
Nous passons la douane avec une étonnante facilité. Pas besoin de montrer de papiers administratifs pour justifier notre séjour, pas d’interrogatoire. Avec nos enfants tout est plus facile. Nous laissons Bruno et moi l’empreinte de nos index, nous voici fichés, pour combien de temps ?

Il pleut et nous avons froid. Nous prenons le BART pour rejoindre Berkeley, Down Town. C’est étrange de retrouver la Californie, ces arbres, cette végétation, ces gens décontractés, grands et gros.
Finalement quel soulagement d’avoir quitté le Japon !

20 Juin
Après quatre nuits passées dans une chambre étriquée au Flamand rose, un motel bon marché, nous déménageons au 2445 Derby street, Berkeley CA. Bruno n’en revient pas. J’ai trouvé un appartement dans une maison. On va vivre comme si nous étions américains.

L’appartement est meublé, ne restent que quelques ustensiles de cuisine à acheter dans un magasin de second hand. Avec quelques dizaines de dollars, nous complétons notre matériel. : machine à café, poelle, verres dont 2 verres à vin rouge, assiettes à motifs, râpe à fromage, couteaux de cuisine, couteau à pain, joli petit sucrier. J’ai l’impression que nous venons d’immigrer, sans le sou, avec la débrouillardise comme arme première et notre bonheur de nous trouver là sur la terre américaine avec cette chose si primordiale, un toit au-dessus de notre tête.

Vivre à Berkeley, c’est être en permanence dans un film. Les gens sont si originaux, si hors norme que l’on se dit qu’ils ne doivent pas exister dans la réalité.
Au café où j’écris quotidiennement, le serveur papote dehors sous le soleil avec un collègue. C’est Kamel, il nous a aidé à trouver notre maison, il m’a prêté son téléphone portable pour prendre des rendez-vous puis m’a accompagnée en voiture pour les visiter. Kamel que notre propriétaire prend pour mon fils, Kamel le kabyle, quand même nous sommes bien différents lui et moi, non ? Mais ici rien n’étonne. Je pourrais avoir un fils blond et un fils noir, cela ne choquerait personne.

En face de moi ce matin, toujours au café, un vieux black desséché à la lippe tombante. Il porte un chapeau en feutre noir orné d’une queue d’écureuil, une salopette bleue turquoise et deux couches de chemises. En face de lui, une américaine en tenue d’été, un maillot de bain sous sa robe d’été blanche à petites roses pâles, un grand chapeau blanc, des sandales blanches. Ils discutent vivement face à un énorme verre de jus d’orange. Dehors passe un sans abri, courbé sur son caddie rempli à ras d’objets récupérés proches de la décomposition. Il glisse plutôt, plan au ralenti ?

Musique classique dans le café. Un camion estampillé coca cola obscurcit la vitrine du café, le paysage vacille. Le clochard disparaît, happé par la rue, les deux personnages du premier plan se sont arrêtés de parler et restent figés. Plan arrêté. Soudain, la femme se tourne vers moi et me sourit. Elle a le menton grassouillet et la gorge lourde. Je lui retourne son sourire, mais le mien est forcé, on dirait que je ne veux pas rentrer dans le film. Un vieux black s’anime à son tour, il met ses lunettes et commence à lire un texte à haute voix. C’est dimanche. Pas un enfant dans les rues.

L’Amérique
Ça sent la viande grillée
Les gens sont tous gros
Ils sont serviables
Et superficiels
Tu peux t’habiller comme tu veux

A Berkeley impossible d’être original, tout le monde l’est
Il y a beaucoup de sans abri
Beaucoup de librairies
Les gens te disent bonjour même s’ils ne te connaissent pas
Comment ça va aujourd’hui ? demande le caissier
Que répondre ?
A Berkeley on se sent libre
Il y a des flics homos
Une diversité de population infinie
L’Amérique ça fait rêver d’ambition
Il y a des écureuils dans notre jardin
Les Asiatiques sont froids
On a pas envie de manger chinois ni japonais
On mange des spaghettis tous les jours
On n’aime pas les fat slice of pizza.

23 juin
Je pars à San Francisco par le Bart afin de me rendre au consulat français. J’ai besoin d’un papier de déclaration de perte pour faire refaire mon permis de conduire perdu dans le tsunami.

De retour, dans le hall d’entrée du Bart, devant la machine à tickets, j’ai d’abord vu sa main, la paume ouverte remplie de pièces de monnaie. Elle m’adresse la parole, je suis concentrée sur ce qu’elle me dit, j’ai peur de ne pas la comprendre. Je ne la regarde même pas. Elle me demande 50 cents.
Je venais de faire de la monnaie, alors je lui ai donné 50 cents, sans réfléchir.
- God bless you, m’a-t-elle répondu.
J’ai alors levé la tête.
Elle avait la trentaine, le visage tanné par le soleil et les jours passés à dormir dehors, les cheveux rassemblés en queue de cheval, un pantalon de jogging et des baskets blanches.
Peut-être voulait elle acheter un ticket de Bart, ou de métro, je n’ai jamais su, elle a disparu tout de suite.
Je lui avait donc donné 50 cents et ensuite en changeant un billet de 10 dollars, j’avais vraiment un problème de monnaie aujourd’hui, j’ai trouvé 5 dollars qui avaient été oubliés dans la coupelle.
L’argent est une histoire de hasard.

26 juin
Il y a des lieux incontournables aux États-Unis : le supermarché, la laverie automatique, le café (à condition de vivre à Berkeley). Trois lieux où l’on est sûr de faire des rencontres.

A Berkeley, le ciel change chaque jour, les nuages défilent dans le ciel bas, dehors il fait froid, le bout des doigts et du nez deviennent froids eux aussi.
C’est un temps capricieux et souvent venteux, cela n’empêche pas les jeunes étudiants de sortir bras nus et les filles en décolletés plongeants. Elles aiment beaucoup montrer leur poitrine opulente. On dirait qu’ils ne craignent pas le froid ou plutôt qu’ils sont en si belle santé que le froid les stimule et ne les agresse jamais.

Une femme flic pénètre dans le café, elle a le visage fin et les cheveux blonds coupés très courts, mais son corps est massif, elle doit bien peser 80 kilos. Elle entre dans le café où sont déjà installés trois de ses collègues. Les deux hommes, crâne rasé boivent un jus d’orange. Il y a quelques minutes, ils se sont embrassés sur la bouche, cela n’a dérangé personne. Il a 200 flics homosexuels à San Francisco.
Étrange Amérique où tout semble à portée de main... A condition d’avoir suffisamment d’argent. Le risque de basculer dans la pauvreté est permanent. Et l’on peut tomber très bas très vite.

27 juin

C’est une maison bleue
Accrochée à la colline,
On y vient à pieds
Ceux qui vivent là
Ont jeté la clef...

Cette chanson de Maxime Leforestier, chanteur de mes années lycée, représente vraiment Berkeley. Je la chante aux enfants alors que nous redescendons de la colline justement. Des collines, il y en a tout autour de Berkeley, les maisons disparaissent dans la végétation généreuse, elles ont souvent un air d’abandon. Tant de personnes ont vécu ici puis se sont soudain évaporées en laissant dehors un rocking chair, des fleurs en pots, des outils de jardin. On ne sait jamais si la maison est habitée ou délaissée, si les êtres qui vivent là sont réels ou fantomatiques. Beaucoup d’étudiants partagent des maisons. Les histoires sont là, immobiles, posées dans une fleur, abandonnées à l’angle d’une rue, comme ce vieux canapé sur le gazon ou cette paire de chaussures noires, délaissées au bord du trottoir.

Les vitres des maisons de bois, peintes de couleurs vives, servent souvent d’affichage, on y trouve des messages contre la guerre en Irak ou des tracts anti Buch. Berkeley n’est pas la ville des enfants, plutôt celle des chats, pour qui ces jardins sauvages à demi abandonnés deviennent de somptueux territoires de chasse.
Car tout pousse à Berkeley, les pins japonais, le basilic, le romarin, toutes les fleurs du monde. Les capucines grimpent sur les cactus, les bambous font des murs végétaux indomptables, les bougainvillées déversent leurs couleurs sur les crépis, les pruniers sauvages lâchent leurs fruits trop murs sur le trottoir, personne ne s’intéresse à eux.

Un étudiant passe sur son skate, casquette enfoncée sur le crâne. Je le regarde et comme je le regarde, il me dit good aftenoon ! Avec un beau sourire. Je bafouille good, thank you ! Je n’ai pas l’habitude que l’on s’adresse ainsi à moi, que l’on me reconnaisse au lavomatic où je ne suis passée qu’une seule fois. Tout est si familier ici que l’on a l’impression de faire partie de la communauté mais en même temps on est en dehors, car on n’est pas américain. Envie de le devenir ? Oui sans doute, à condition d’y travailler.
Travailler voilà mon problème. Angoisse parce que nous n’avons plus d’argent, angoisse de l’avenir. Angoisse qui me fait sombrer dans la déprime, les jambes lourdes, le souffle pesant, du plomb dans la poitrine et rien absolument rien envie d’entreprendre.

28 juin
Le Lavomatic (laudry en anglais) 1

C’est évidemment un endroit pour faire sa lessive, mais c’est aussi un lieu social pour rencontrer du monde et... lire ! La laundry « Bin Wang », comme la majorité des lavomatics est tenue par des chinois. Mais cela, inutile de le préciser, on le sait depuis que l’on lit Lucky Luke.

La laudry ne ferme jamais, elle ouvre du lundi au dimanche jusqu’à 1 heure du matin. On y trouve, dans un petit bac à linge des magazines de toutes sortes, les journaux du coin, plusieurs panneaux pour les petites annonces et même dans un cageot renversé une petite bibliothèque de « free books ». Impossible de s’ennuyer ! Les étudiants révisent leurs cours, les ménagères dans leur immense chemise à motifs hawaïens plient leur linge, la bouche serrée, les cheveux propres. Elle se sont faites belles, comme pour aller au bal. Espoir de rencontre ? Elles viennent ici chaque semaine, elles lancent les machines et passent une heure à tout plier. Leurs vêtements sont décolorés par les lavages successifs et sans forme.

Dehors un sans abri fouille les poubelles, il récupère une banane puis une serviette blanche qu’il renifle avant de la fourrer dans son sac. Un camion s’arrête devant la laundry, il vient vider la benne de récupération de vêtements usagés. Le chauffeur, un black athlétique commence à charger les sacs en plastique. A ses côtés le black fouilleur de poubelle continue sa tâche et ne regarde même pas. Depuis longtemps il ne communique plus avec personne. Sa misère l’isole du reste du monde. Il est loin. De l’autre côté.

2 juillet

Ha ! Si seulement j’avais un tabouret dans notre cuisine, je pourrais écrire dans des conditions parfaites. C’est toujours moi qui me réveille la première. Le matin, je suis généralement au meilleur de ma forme. Reposée, débarrassée des soucis de la veille. La nuit, ils s’évaporent. Au matin, ils sont toujours là, mais ils ne me dérangent plus, je peux les ranger dans ma bibliothèque de l’oubli.

Depuis que nous voyageons, aujourd’hui exactement 9 mois, j’écris le matin sur mon ordinateur et ceci n’importe où. Dans les hôtels, quand nous partageons la même chambre, le meilleur endroit reste les toilettes. De manière générale, je m’assois sur le siège des toilettes, couvercle replié. Les plus belles toilettes se trouvent en Chine car les chambres sont grandes et les toilettes également, mais attention en Chine les toilettes fuient souvent. Le seul pays où cela s’est avéré impossible a été le Japon, d’abord parce que les WC sont minuscules, on se croirait dans un frigo, et surtout parce que le siège est ... chauffé !

A Berkeley, j’écris dans la cuisine (et debout !) parce que nous avons un véritable appartement. Tout le reste de la famille dort profondément. Par la fenêtre, aux alentours de 8 heures, j’ai tout de suite un idée du temps qu’il fait. A cette heure, le ciel est généralement blanc et couvert. Le bleu arrive plus tard, avec le vent. Je regarde dans le jardin de notre voisin et constate une fois encore que tout est abandonné, il a laissé depuis trois jours une canette de bière vide ainsi que l’ouvre-bouteille, on dirait que l’ombre de sa main est encore posée sur le goulot.

Dehors un chat miaule.
A l’étage au-dessus Keno, notre voisin, prend sa douche. J’entends tout ce qu’il fait car la maison n’est pas insonorisée, le plancher craque, je le suis d’un bout à l’autre de l’appartement. Heureusement Keno écoute de la bonne musique, c’est un fan des Pink Floyd, comme nous.

Sur le frigo, Zoé a écrit avec des mots magnétiques :
Dad, 1 am on the top of the sky with the cat

8 heures 15. Le ciel est déjà tout bleu. La journée va être splendide mais l’ombre restera fraîche. A Berkeley les chaudes soirées d’été n’existent pas. Dès que la nuit tombe, le froid enveloppe les collines. Brrr plus envie de rester dehors. C’est un climat très stimulant, pas question de se ramollir ou de se sentir las (comme en Inde où la chaleur humide vous liquéfie, vous anémie). Au contraire, l’air vif pousse à marcher plus vite et à entreprendre jusqu’au bout ce que l’on avait prévu. Les couleurs chantent, les fleurs ruissellent, toute la nature explose d’exubérance.

Sur le campus de Berkely University, les enfants trouvent toujours des étudiants avec qui jouer.

- Hi ! did you already observe squills ?
Il se tient devant nous en short blanc et T-hirt jaune tournesol. Trapu, musclé, des lunettes rondes calées sur son nez un peu fort. Il irradie d’énergie. Zoé m’adresse la parole en français :
-  Ha vous êtes français ? Je suis canadien, je m’appelle Ryer.
Il n’en faut pas plus, les présentations sont faites.
La discussion s’engage. Les enfants ont trouvé un chat et lui donnent à manger. A nous quatre, nous occupons tout le trottoir, conciliants, les passants font un détour pour ne pas nous déranger.

Ryer trouve Berkeley fantastique. Il aime le climat, les gens, la nourriture organique. Il ne se nourrit que de produits naturels qu’il cuisine lui-même.
- Vous aimez le pain ?
Quelle question ! Le pain, nous adorons.
- Oui ? Alors ce soir j’amène le pain, au revoir !

La journée s’est déroulée comme d’habitude entre balades, écriture et piscine pour les enfants. Nous allons aussi au café pour envoyer quelques mails et discuter avec nos amis algériens. Il fait nuit déjà quand nous remontons la rue Derby, les écureuils dorment, les colibris attendent le matin dans l’oreille d’une fleur.

Notre maison est tout illuminée, Bruno doit être en train de travailler. Je sonne.
- Alors, nous devions avoir une livraison de pain ce soir ! Dis-je en plaisantant.
Ryer est là, assis confortablement, à l’aise comme à l’accoutumée, en pleine conversation avec Bruno dont le visage rayonne. Le bonheur que dégage cet homme est contagieux.

Il se lève. Saisit un grand sac en papier brun et retire, enveloppée dans une serviette blanche une miche de pain, lourde, ronde.
- Regardez moi ça !

Alors sans rien dire, nous nous réunissons autour de lui. Le pain est posé sur une chaise (nous n’avons pas de table), le couteau à pain d’une main, le pouce et l’index calant la miche, il coupe la miche en deux, l’ouvre, la fait circuler sous nos narines. D’abord respirer le parfum du pain avant de le manger. Ensuit seulement il coupe de belles tranches, sert d’abord les enfants. Le dessus est croustillant, l’intérieur humide et frais.
C’est la fête ce soir autour du pain.

Je file au supermarché à l’angle de la rue, j’achète des olives de Nice, une bouteille de vin d’Italie, une tranche de Brie. L’occasion est trop belle, le plaisir me guide.

Voilà, Berkeley c’est ça.

7 juillet
Le parc d’aventures Berkeley, Marina beach

Terrain de jeu

10 juillet
Le temps file trop vite et en même temps je vis les moments les plus durs de notre voyage. L’arrivée à Berkeley a été un « crash » comme dit si justement Bruno. Plus d’argent, pas de commandes, pas de voiture, tous nos comptes en banque à zéro. On devient les champions des spaghettis, je fais « durer » un billet de 10 dollars pendant six jours, on se prive de tout, j’arrive à acheter une paire de chaussure à Zoé pour moins de 1 dollar dans un magasin de second hand.

Je suis en proie à des crises d’angoisse terribles. Que faire maintenant ? Faut-il rentrer ? Mais rentrer signifie pas de maison, pas de voiture, pas de travail. Et ici ? Je pose des papillons pour donner des cours de français, sans aucun succès. J’ai envie de pleurer toute la journée, j’appelle mon amie Isabelle à l’aide, mon avenir est sans avenir et les enfants que vont-ils devenir à la rentrée ?

Je suis si stressée que je stresse tout le monde autour de moi, les enfants en particulier à qui j’expose mes problèmes, eux qui ne doivent pas être pris à parti. Je suis donc en plus une mauvaise mère. Mais nous avons tant partagé durant ce voyage que je vois mal comment les mettre à l’écart. Et puis il m’est difficile de cacher mes sentiments. Nous sommes toute la journée ensemble et ne faisons pas grand chose.

Je suis paralysée par le fait que nous n’avons plus d’argent.

Heureusement les enfants savent s’occuper seuls. Ils se lancent dans d’immenses jeux de dessins. Ils ont en particulier résolu le problème du manque de jouets en créant des mondes imaginaires avec des boîtes d’allumettes dont certaines ne dépassent pas la taille d’un dé à coudre. Il y a les broutilles, les bouillons de culture, les vermicelles, les lapins, les antopots, les herbes à chat, les formizs, j’oublie les noms de ces incroyables petits êtres découpés soigneusement, que je ne peux observer qu’en mettant mes lunettes...

Ils sont gentils mes poussins-choux parce qu’ils dorment sans rechigner sur un demi matelas (nous essayons de faire l’économie d’un futon complémentaire qui coûte 100 dollars). Et Paul achète avec son argent gagné grâce à la vente de son journal le Mil la nourriture pour la chatte grise qui vient nous voir tous les jours. Elle semble avoir adopté la maison et ses occupants, elle dort même avec les enfants une partie de la nuit, mais dès que le jour se lève, elle se sauve. Trop besoin de liberté ? Une chatte sans doute abandonnée, qui vit sur un territoire de quatre ou cinq maisons. Au début, nous pensions qu’elle avait un logis mais plus les jours passent et plus il nous semble qu’elle est un" homeless cat". Non, me reprend Paul, c’est un "home free cat".

Donc, après la chatte de Melacca en Malaisie, nous voici avec Manoucha, la chatte de Berkeley. Les enfants se sont d’ailleurs amusés à répertorier tous les chats rencontrés lors de notre voyage. Voici ce que cela donne :
- Le chat de Charly (Turquie)
- Le chat de l’Oncle Tam (Malaisie)
- Le chat de Chennai (Hotel Brodway)
- La chatte de Melacca (Malaisie)
- Le matou de Chunking (Honk kong)
- Les chatons du hutong (Pékin, Chine)
- Le chaton de Hangzaou (resto écrevisses, Chine)
- La chatte grise (ryokam, Kyoto, Japon)
- Manoucha la chatte de Berkeley

Hier notre maison était remplie d’amis, nous avons improvisé un dîner et chacun a apporté quelque chose. Ryer nous a régalé avec son pain fait maison et nous a glissé sous les narines son gâteau au chocolat (pour le petit déjeuner, regardez moi ça). Patricia a apporté un sachet plastique dans lequel elle a mis ce qui restait dans son frigidaire, car elle déménage demain : une botte d’épinards et deux petits steaks, un concombre. Patricia a 27 ans, elle est mexicaine et célibataire. Dans l’assemblée, il y avait aussi Manoucha, royale, endormie sur notre lit et un jeune garçon de douze ans, copain des enfants rencontré à la piscine. Toutes ces rencontres sont nées de la rue, du hasard. On se trouve, on papote, on s’invite. Peut être n’y aura-t-il pas de suite, mais nous avons tous passé un excellent moment. Nice to meet you !

16 juillet
Nous quittons Berkeley pour trois jours de week end à Groveland.
Dora notre propriétaire nous a proposés de séjourner dans sa « cabin », installée dans la forêt à moins de trente kilomètres du parc national du Yosemite.

En fait la « cabin » est un véritable chalet à deux étages avec salon, cuisine équipée et trois chambres munies de lits « king size », de vrais lits de conte de fée, où dix enfants d’ogre peuvent dormir ensemble.

Les enfants sont ravis parce qu’ils ont enfin un lit pour eux.
Dans le salon à la moquette épaisse comme une tranche de puding, trône un grand sapin de noël décorés de jouets. Le mobilier mastoc a la couleur du café au lait, les placards débordent de vaisselle. On pourrait accueillir toute une colonie. Dora doit adorer les vaches charentaises, il en traîne un peu partout, des vaches sont molles comme du chocolat fondu.

Ce matin, j’écris dehors sur la terrasse. Il fait déjà excessivement chaud. C’est étrange car nous sommes en pleine forêt et en altitude. Plus aucune végétation ne pousse sous les arbres. Une étincelle et tout s’enflamme.

Paul joue de la trompette.
Les écureuils grignotent des pommes de pin, on les entend mais on ne les voit pas. La cabin en bois gris et délavé semble avoir surgi de la forêt. Elle a emprunté aux arbres ses planches et aux pommes de pin les écailles de son toit. Un hibou en plastic se balance au bout d’une chaîne à la perpendiculaire du toit, il me regarde de ses grands yeux jaunes, il veille sur la maison, comme un vieux patriarche.

Un daim passe, solitaire et peureux. Ses pas pourtant légers font crisser le sol d’aiguilles de pin et de feuilles mortes, déshydraté par la chaleur.
La nature se déploie et le ciel la borde de bleu trouble. La chaleur assoupit les hommes et les bêtes, il n’y a qu’autour du lac qu’un peu de fraîcheur se pose.
Une voiture passe sur la route en contrebas, rien qu’un frôlement.
Des voix montent d’une maison mitoyenne. Les maisons ont poussé un peu partout dans la forêt, discrètes, fondues. On ne les voit pas.

Au lac
Elles sont grasses et s’en fichent. Allongées sur la pelouse, un cornet de frites à portée de leurs doigts aux ongles vernis.
Elles sont bronzées ou blanches, elles ont des enfants ou sont encore célibataires. Elles sont là sous le soleil, en vacances. Elles ENJOY (elles sont en joie).
Pas la peine de se poser des questions. Elles lisent un magasine ou un roman sentimental. Comme il fait décidément trop chaud, elles descendent sur le rivage et s’enfoncent dans l’eau rafraîchissante jusqu’à la taille. Elles se retrouvent à deux ou trois, elles papotent.
Voilà, elles sont sans complexe et non fumeuse.
Quand je les regarde, je me sens maigre et certainement trop cérébrale.

18 juillet
Ballade dans le parc du Yosemite

19 juillet

Les enfants sont partis ce matin au vol US Airways numéro 459. Ils seront les premiers à clore ce tour du monde. Ils semblent très contents de partir seuls. "Maman, on a l’habitude", me dit Zoé. Mais je ne suis pas inquiète. Le plus difficile est passé, la veille, la nuit et les bagages à préparer. J’ai aussi envie de me retrouver seule avec Bruno. Dix mois de vie en famille, c’est parfois lourd, nous n’avions jamais vécu ainsi. Du fait que je ne travaille pas, je me sens toujours un peu obligée de proposer des occupations aux enfants et me trouve souvent mêlée à leurs jeux. A Berkeley surtout dans mes moments de déprime, je les ai entraînés dans mes préoccupations. C’est Paul qui m’en a fait prendre conscience en me disant :
- Tu sais maman quand tu me parles comme cela, tu me gâches mon enfance.

Enfin, ils sont partis et en retard, un bracelet rouge à leur poignet. Il va falloir qu’ils galopent pour attraper la correspondance à Philadelphia. J’espère que les bagages suivront...

20 juillet.
Deux heures du matin. Grand-père Renard nous appelle de Francfort. Les enfants sont bien arrivés, ils semblent en parfaite forme.
Les bagages n’ont pas suivi.
Je n’arrive pas à me rendormir.

22 juillet
La laundry 2

Depuis que je fréquente le lavomatic, je remarque que de plus en plus de machines sont « hors service ». Pourquoi ne les réparent-ils pas ? Attendent-ils qu’un réparateur fasse toute l’opération en un seul coup ou bien cela coûte-t-il trop cher ? Cette laundry semble avoir vécu ses heures de gloire.
Aujourd’hui c’est une vieille chinoise qui garde l’établissement, elle est assise dans un coin et lit, on l’aperçoit à peine.

Je lance ma machine (la dernière de la rangée à fonctionner encore) et je regarde autour de moi. Une jeune femme lit le sixième tome des aventures d’Harry Potter, ses lunettes de soleil plantées dans ses cheveux frisés.
La cinquantaine alerte, un homme debout est plongé dans la lecture un livre de bibliothèque. Toute sa lessive est bleue, jeans, t-shirt, sweaters. Certains jeans sont énormes. Et lui qui est si mince et élancé, le cheveu gris, une gueule d’intellectuel, alors ces jeans, les pantalons de sa femme ?

Le cou raidi, cette femme lit une revue people, mise à disposition dans les panières. De son dos sort une planche qui remonte jusqu’à sa nuque. Elle plie une montagne de linge. De toutes les couleurs. Elle est noire.
L’étudiant lui ne lit pas. Il se ronge les ongles.

J’aime regarder le linge sauter dans la sécheuse. En 20 minutes, la Super Speed Queen Machine l’allège du poids de son eau. A travers le hublot, je regarde les vêtements se lancer dans une course de saut de haie. Les serviettes se roulent en boule, se font et se défont par saccade, les chaussettes s’étirent, les chemises se gonflent comme des ballons. Pas un tour ne se ressemble. La machine ne tourne pas assez vite pour que les couleurs se mélangent, chaque vêtement ressemble à un pétale roulé par le vent.

23 juillet

Je me rends à San Francisco, à la foire annuelle des éditeurs indépendants. Je vais aussi en profiter pour visiter la Main public library.
Sur Shattuck Avenue, je prends le BART. Il y a toujours beaucoup d’étudiants à l’arrêt de cette station. Le train arrive sans tarder, on ne peut se tromper, il n’y a qu’une ligne.

OKLAND, il n’y a que des Blacks dans l’ombre de la rame. Et ce jeune qui passe, le jean sous les fesses, slip découvert. D’une main il s’évente le ventre. En chaleur ? Quel message veut-il transmettre, quelles frustrations ?
Dans le compartiment, la moitié des voyageurs lisent. Qui le journal, qui ses cours, qui une volumineuse biographie. Je reconnais un livre de bibliothèque.
Aujourd’hui, grand beau. Un ciel couleur bleu flou, sans vent et sans nuage accrochés à la côte. Tous les passagers portent des T-shirt et se promènent bras nus.
Un Black obèse fait claquer une canette de soda.

25 juillet
Bruno passe son code pour le permis américain. Nous avons loué une voiture pour vingt jours.
Il a révisé tout le dimanche, chez nous puis à la terrasse du café la Strada où nous allons chaque jour boire un « espresso dopio ». Il continue à réviser ce matin dans son bain. Il me dit :
- Cela me fait tout bizarre de passer un examen.
Je le sens très tendu.

Je le conduis au DMC, au centre d’examen. J’essaie de rouler très souplement et le dépose à l’entrée, goutte de rosée sur un pétale de rose...
Je me gare sur le parking et reste dans la voiture. Le parking ne désemplit pas. Beaucoup de Blacks dans de belles voitures.
Et le soleil radieux, radieux...

Il a réussi !

26 juillet
Aujourd’hui je me suis pris une claque. J’avais rendez-vous chez Barbara, une écrivain américaine que nous avions rencontrée grâce aux enfants (son fils était devenu un copain de nos enfants, ils s’étaient rencontrés à la piscine), nous avions convenu, suite à ma demande, qu’elle m’aiderait à écrire mon CV en américain.

Quand Barbara a ouvert la porte de sa maison, j’ai tout de suite vu qu’elle était fatiguée. Elle n’était pas maquillée, les yeux cernés. Je le lui ai dit, elle m’a répondu qu’elle était débordée de travail, la relecture et la réécriture de certains passages d’un manuscrit qu’elle devait avoir terminé très vite.

Ensuite tout est allé de travers.
Mon CV n’était même pas écrit en anglais
Je ne l’avais pas sur papier mais sur mon PC
Mon clavier n’était pas américain
Et quant à mon anglais... Navrant.

Bon j’ai pris des notes mais je l’ai agacée parce que je n’arrivais pas à me relire. J’ai compris que l’on faisait fausse route. Elle semblait exaspérée. Alors je me suis mise à pleurer et j’ai commencé à remballer mes affaires.
"Ceci n’est même pas un CV", m’a-t-elle dit, normalement pour la rédaction, je prends 75 dollars de l’heure. OK Barbara.

Elle m’a complètement sabré le moral. Et la catastrophe s’est poursuivie. Je n’ai même plus d’adresse fixe puisque nous devons quitter l’appartement. Et qui voudra m’embaucher puisqu’il faudra que l’employeur prouve qu’il ne trouve pas une personne américaine pour faire le même boulot ? Alors me conseille Barbara, reste dans le domaine français, dans les écoles et les lycées bilingues et envois ton CV en Français.

Puis elle parle d’elle, elle aussi elle pleure parfois, ce travail de relecture c’est pour « le pain sur la table » et quant aux amours... C’est le désert. Elle voudrait tout, l’amour et le boulot intéressant et maintenant c’est moi qui l’écoute se plaindre.
- Bon tu veux des cookies au chocolat, ils sont délicieux, je les ai préparés ce
matin, me demande-t-elle.
- Non merci je n’ai pas faim.
Je fais très attention de ne pas dire angry pour hungry il n’y a qu’un « h » de différence pour exprimer la faim ou la colère et je suis en colère.
Je préfère un verre d’eau. Et je range le tout.

Merci Barbara. Je pense que je ne te reverrai jamais.
Je mets mes lunettes de soleil pour cacher mes yeux rougis et je lui dis que je rentre à pieds à la maison.
- Avec ces chaussures ? Barbara pointe du doigt mes jolis escarpins rouges achetés à Shangai.
- Oui, pas de problème je peux marcher longtemps.

Il me faut marcher pendant au moins trois kilomètres pour évacuer ma rage et faire un petit bilan. Finalement elle a sans doute raison, je rêve et suis totalement irréaliste, mais... je ne veux pas rentrer en France. Je n’arrive pas à accepter que le voyage se termine. Je ne veux pas recommencer la routine.

2 août

La maison de Berkeley est vide, nous partons.
La chatte dort sur notre lit, les pattes étirées, la tête renversée en arrière, en totale confiance. J’envie son abandon, sa naturelle sensualité. Keno nous a appris que celle que les enfants ont nommée Manoucha s’appelle en fait Bizou. Qu’elle est une chatte de la rue et qu’elle vit ici depuis deux années. J’en informe aussitôt Zoé par E mail qui me dit qu’elle préfère le nom de Manoucha. Du coup j’appelle la chatte Bizouchat.

Cette chatte attire mon admiration, elle a su aménager sa vie, son territoire tout en restant belle et affectueuse.
Tout l’inverse des sans abris humains qui s’embarrassent de caddies gorgés d’objets monstrueux et sombrent dans la folie et la crasse. Finalement, ne vaut-il pas mieux être chat ?

La maison est vide, nos sacs fermés et le reste de nos affaires (beaucoup, nous avons à nouveau accumulé) rangé dans des sacs en papier du supermarché Berkeley Bowl, 2020 Oregaon Street.

Je suis seule dans l’appartement car Bruno est parti passer la conduite pour son permis de voiture. En Amérique, pour passer son permis, il faut venir avec son propre véhicule et il n’est pas nécessaire de prendre des leçons. On peut apprendre avec son père ou un ami, dans certains états on peut conduire à partir de 16 ans. J’ai du mal à imaginer Paul dans trois ans au volant de notre voiture !

Nous repartons pour Grovland, Dora, notre propriétaire nous cède à nouveau la « cabin » gracieusement pour 15 jours, tout le mois si on le souhaite ! C’est curieux comme ces Américains nous font confiance. Dimanche nous les avons invités à un dîner français. Il fallait voir comme ils ont apprécié les asperges à la mode alsacienne, le ragoût de mouton, le fromage et... le pain !

Quant au vin, je ne risque pas d’oublier comment Dora buvait son vin rouge, d’un trait, en jetant la tête en arrière. Ça au moins ce n’est pas du vinaigre !
commentait-elle.
Elle parlait des malheurs de son fils, de sa main coupée, de ses trois femmes, du décès de la seconde, riant à gorge déployée. John son mari essayait de la modérer. Lui se posait des questions plus politiques.

La soirée se prolongeait et il s’angoissait de l’heure tardive. Dora nous avoua qu’elle était noctambule. Elle avait vraiment une pêche d’enfer, impossible de l’arrêter de causer. Ils avaient beaucoup de travail prévu pour le lendemain matin. Leurs revenus, il les tiraient de la location d’appartements, ils en possédaient treize en tout. A 1000 dollars le mois, cela devait leur rapporter pas mal d’argent.

Je suis beaucoup plus calme depuis que les enfants sont partis. Il me semble que tout doucement je trouve ma place. Je pense souvent à la phrase de mon amie Nicole « Et surtout garde confiance en ta belle étoile ! ».

J’ai compris qu’il faut que je cesse de tourner dans l’ambivalence. Je cherche du travail en Californie mais ça ne marche pas. Ok donc passons à autre chose. Je vais donc certainement retravailler en France, dans une bibliothèque. Valbonne ? Je n’ai que cette piste pour l’instant et aussi bien sûr toujours celle de rentrer à Vendenheim mais là j’ai toutes les chances de me retrouver à Strasbourg. Si la boucle doit se fermer ainsi, ça fera mal.

Aujourd’hui, je me suis acheté une veste noire, courte et bien coupée pour me remettre dans la peau du cadre A. Avec cela je suis présentable pour un entretien d’embauche. Je m’imagine à Paris, avec mes chaussures rouges de Shanghai et ma petite jupe en jean, à marcher vite sur les trottoirs.

A la cabin, je vais écrire. Du matin jusqu’au soir Et me baigner. Avec Bruno. La force de notre couple prend ici tout son poids. Lui aussi écrit, un nouveau logiciel sur une nouvelle idée. On travaille côte à côte, chacun dans notre domaine. On est même face à face sur la table mais on ne se regarde pas. Chacun dans ses idées, concentrés. Mais on est ensemble et on se soutient. On s’est trouvé, on a un tel passé ensemble. Même si c’est dur parfois, même s’il est dur avec ses mots, avec sa « animosité » comme il l’appelle. Même s’il en est conscient.

J’imagine des fois que j’aimerais le quitter, pas pour un autre, mais pour moins souffrir, mais en fait ma souffrance vient aussi de moi.

J’attends Bruno et il tarde à venir. L’absence s’installe.
J’ai envie de travailler. Le travail pour moi est un garde fou. Bruno n’aime pas quand j’emploie ce mot parce qu’il est violent (signifie-t-il que je suis folle et que derrière il y a quoi, le néant et la mort ?).

Un an de vacance, c’est trop long pour moi à présent. Et Bruno ne peut seul assumer les revenus de notre famille. Je ne supporte plus de ne pas apporter ma contribution à la vie de notre famille. D’être réduite à un simple être vivant, d’être coupé du monde professionnel, de n’avoir plus d’autonomie financière. Les quelques économies qui me restent fondent à vue d’œil. Elles étaient réservées pour un autre projet, dans dix ans, en Inde.

Quand Bruno rentrera, on ira boire un dernier double expresso au café la Strada.
J’aime l’ambiance de ce bistrot, me mêler aux gens de tout âge qui viennent ici pour étudier, écrire sur leur PC portable (il y a des prises disponibles un peu partout) ou simplement discuter.

Même avec un verre d’eau on peut s’asseoir et passer des heures à lire à l’ombre des poiriers.

Voilà aujourd’hui est un jour émouvant parce que l’on quitte Berkeley. Encore un départ, encore un arrachement.
Nous aurions tous, enfants compris aimé rester à Berkeley, vivre là quelques années. Les enfants dans une école franco-américaine, Bruno à la tête d’un nouveau projet et moi ? Certainement dans un nouveau travail qu’il reste à chercher ou à inventer.

23 Août
L’avion a décollé, dans le ciel bleu des grandes journées d’été, même si la brume persiste sur les côtes du Pacifique.

L’avion a décollé, il a négocié une grand boucle au-dessus de la baie puis d’Okland incroyablement peuplée, en quelques secondes il a dépassé Pleasant Town (bye bye Dora ad John) puis survolé un désert planté d’éoliennes. Et puis soudain sont apparus des champs le long d’un fleuve et des maisons serrées comme des écailles de poisson, minérales, disposées selon un plan circulaire.

Vaste. Vaste est notre terre, à l’infini de l’horizon.
Et les lacs, de plus en plus nombreux, comme des tâches de lichen, d’un bleu profond, mat et sans reflet. Du mercure.

Je n’arrive pas à croire que nous rentrons en France. Et ce mot France sonne comme une punition pleine de tristesse.
Pas envie de rentrer. J’aimerais me réjouir (revoir les enfants, la famille) mais je suis triste. Pas angoissée, mais déçue de n’être pas parvenue à trouver un travail qui nous aurait permis à tous de rester en Californie.

Rentrer. Les autres vous appellent et vous pressent de les rejoindre parce qu’eux sont restés de l’autre côté et qu’égoïstement nous savoir à leurs côtés les rassurent.

Nous volons vers la France et vers Paris. Pour nous dépayser encore un peu dans notre propre pays. Pour ne pas rentrer trop vite.
Pour reculer encore l’échéance.

27 Aôut
Train en direction de Nice

En TGV que je prends pour la première fois de ma vie.
C’est le retour des vacances avec les autoroutes saturées. Sur la campagne humide plane des nappes de brouillard.
J’avais oublié le brouillard.
Champs de blé tondus et maïs échevelé.
Orange, puis Nîmes. Le train ne s’arrête pas avant Draguignan. Ensuite il va suivre la côte vers Cannes, Juan les Pins, Antibes, Nice.

Bruno est parti au Nord rejoindre Strasbourg. Les enfants ont gagné Grenoble et nous attendent chez leurs grands-parents. Moi je descends vers le Sud, comme il y a 18 ans. Mais les enjeux sont différents. Cette fois ci c’est pour bâtir, ce n’est pas une fuite. Bâtir peut être à Valbonne où je vais passer un premier entretien d’embauche. Si cela ne marche pas, nous repartirons, nous ne voulons pas rester en France. Trop cher la vie. On s’interdit de tout critiquer pour ne pas déprimer.

18h29. Le soleil est revenu, rasant les vignes et les vagues. La Provence s’annonce. C’est curieux en train, on ne sait jamais où l’on se trouve, il n’y a aucun panneau de signalisation, ni des villes, ni des rivières, encore moins des directions.
La nature regorge d’eau, un déluge de pluie s’est abattu sur la campagne, la laissant épuisée et amorphe.
Le train plonge dans le brouillard.

29 Août
Sophia Antipolis à Garbejaïre, place Mejane

- Il a une tête de bois
- Il a une tête de con, oui
- J’oserais pas dire ça
- Tu es trop sévère
- Hé, je sais ce que je dis, j’ai quarante ans de pâtisserie

Elle passe chargée de l’énorme sac de pommes de terre qu’elle vient d’acheter au Casino du coin, le seul lieu d’approvisionnement. Devant elle sa fille se gave de pain.
Elle pose le sac et tourne son visage vers le soleil. Regarde la place, étonnement déserte en cette fin de matinée (il est bientôt midi). Puis la rue. Ne bouge plus.
Un groupe de jeunes beurs, deux garçons et deux filles arrivent. Bises. Le plus grand des garçons s’empare du sac de patates et le ramène à la maison. La mère et la petite fille le suivent sans un mot.

Lui, assis sur un banc, à l’ombre d’un arbre lit une revue d’informatique en mangeant un sandwich. Il mord à grands coups de dents dans le pain tendre. Il est seul, vêtu d’une chemise blanche et d’un pantalon gris. Même à l’ombre il a gardé ses lunettes de soleil.

Eux aussi restent à l’ombre, 2, 4, 5 puis 7 hommes entre 18 et 40 ans. Debout ou assis, en survêtements de couleur, ils discutent bagnole. On ne sait pas ce qu’ils attendent. Peut-être midi, heure à laquelle ici on se met à table.
- Hé, t’aurais pas 3000 euros à me donner ? Demande un des hommes au vieux
pâtissier, qui semble lui aussi attendre midi les bras croisés sur son ventre énorme.

Il est beau, le visage princier, les cheveux longs et bouclés. Il se retourne et sourit aux deux copains qui le rejoignent. Jeans immense, T-shirt et baskets, sac informe collé aux fesses. Les trois jeunes adolescents américains disparaissent à l’angle de la place.
Les restaurants se remplissent et les chiens désœuvrés pissent contre les arbres.

Les trois adolescents reviennent, ils portent chacun un emballage de pizza sur lequel vacille une canette de coca. Ils s’assoient en rang d’oignon sur un banc, le même que celui du jeune informaticien et extirpent une part de pizza qui n’en finit pas de filer.
Affamés, ils mangent goulûment.

- Ils ont niqué le Mans
- C’est toujours pareil, les grands bouffent les petits
- Ils sont forts Bordeaux
- Allez viens avec moi à Cagnes sur Mer, je t’offre un café...

Le vieux pâtissier mange à son tour un sandwich. Il a la flemme de remonter chez lui pour se préparer à manger.

Regarde, regarde les cerfs volant...
J’ai eu le poste à Valbonne.

Fin du journal autour du monde.