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2005 : Journal de voyage en Inde du sud : Tamil Nadu

dimanche 23 novembre 2008, par Sylvie Terrier

La bibliothèque

2 avril
Nouvelle

Monsieur Antoine

Elle s’amusait à lire le nom des rues, Rue Saint André, Rue Romain Rolland , Rue du Bazar Saint Laurent ainsi que le nom des maisons, Villa Aurore, Villa Louise, Monsieur et Madame Chery et leurs enfants, Hôtel Europe. C’était étrange et suranné car la ville n’avait de français plus que son style. Elle ne gardait de son histoire coloniale que son architecture et ces plaques nominatives qui faisaient un peu penser à des inscriptions sur des pierres tombales
Rue Suffren, de belles maisons bien entretenues, des coulées de bougainvilliers, des trottoirs larges et hauts. Pas un seul mendiant et d’ailleurs presque personne. Elle marchait droit, cherchant le numéro 58. Une grande bâtisse jaune de deux étages, un gardien à l’entrée, voilà, elle était arrivée à l’Alliance française.

Le gardien dans son costume kaki la salua en souriant et lui dit bonjour en français. Il avait dû apprendre la langue à l’école. A Pondichéry, plus vous vous adressiez à une personne âgée, plus vous aviez la chance d’entendre parler français.
Un petit hall, un patio ombragé, la fraîcheur des plantes tropicales, l’endroit ressemblait à un bistrot parisien avec sa terrasse intérieure. Sur la gauche, elle aperçut un escalier et le mot « Bibliothèque » écrit en lettres cursives sur un panneau en forme de demi lune. Elle commença à monter les marches de briques, raides et tordues, franchit un étage, s‘éleva au-dessus du jardin, grimpa encore d’un étage, jusqu’où ? Atteignit enfin une terrasse et fut accueillie par deux grandes portes jaunes, ouvertes sur le ciel. La bibliothèque.

Il était là, assis derrière son petit bureau, paisible et calme. Monsieur Antoine. Le bibliothécaire.
Un indien d’une cinquantaine d’années, mince comme un fil, élégant dans une chemise de coton d’un blanc immaculé. Des cheveux un peu grisonnants rassemblés en un petit chignon noir, une barbe ronde serrée sous son menton. Il avait un visage tout rond qui contrastait avec le reste de son corps à la limite de la maigreur.

— Je vous attendais, dit- il à la visiteuse, asseyez-vous.
Elle ne fut pas longue à comprendre que l’homme était un sage. Un ascète. Une espèce de moine. Il parlait français en roulant légèrement les r, le français était sa langue tout comme Pondichéry sa ville, il n’avait jamais voyagé.

— Vous voulez visiter la bibliothèque ? Il se leva, il était pieds nus, un peu plus petit qu’elle. La bibliothèque avait été conçue par un architecte français, il n’y avait ni murs ni cloisons, un grand espace organisé sur trois niveaux, une mezzanine et tout au fond un espace dédié aux livres pour les enfants. Tout était parfaitement étiqueté et rangé. La jeune femme fit part de son admiration à Monsieur Antoine dont le visage s’illumina.

— C’est vrai ? Vous savez, je fais ça tout seul, merci
Puis ils montèrent un escalier en colimaçon et se retrouvèrent dans une grande salle remplie de livres.

— Mon désherbage. Moi je ne peux pas jeter un livre. Surtout s’il est vieux car un livre est un trésor. Je garde tout, peut être un jour quelqu’un en aura besoin.
Ils étaient assis l’un en face de l’autre, dans la moiteur de l’air surchargé d’humidité. Malgré le ventilateur, même les mains de la jeune femme transpiraient. Il dit :
— Moi je doute toujours. Je ne sais pas si je fais bien
— Vous faites bien, répondit-elle en souriant
— Ce sont les autres qui me disent si je fais bien ou pas
— Vous en doutez ?
— Oui

Elle sourit. Elle savait que s’il répondait non il risquait le péché d’orgueil. Il devait rester humble. Il était chrétien, elle l’avait deviné. Et sans femme ni enfant, c’était certain.

Dans la bibliothèque les livres étaient présentés avec élégance, parfois grands ouverts. De petites statues de Ganesh, ornées de fleurs rendaient l’endroit mystique, on avait l’impression de se trouver dans un temple.
Elle soupçonna Monsieur Antoine de venir tôt chaque matin et de passer un long moment à préparer les statues, à brûler de l’encens et réciter des prières. Bien sûr son responsable ne comprenait rien. Vous êtes payé pour commencer à 8heures 30, pourquoi venez-vous 1 heure plus tôt, cela ne sert à rien ! Monsieur Antoine ne répondait pas. Il faisait comme il devait, l’autre ne pouvait rien lui reprocher. Le temps n’a pas d’importance quand on aime disait Monsieur Antoine, il mettait tout son amour dans cette bibliothèque, toute sa vie pour les autres. Un sacrifice sanctifié.

7 heures-19 heures, voici l’emploi du temps de Monsieur Antoine à la bibliothèque. La fin de la journée se déroule comme un rituel. Il rentre chez lui, une simple pièce louée quelques centaines de roupies dans la ville haute et prend un bain. Puis il boit deux verres de lait, mange quelques bananes et fait sa prière. Il se couche à 8heures trente. Car à minuit il se réveille et commence une longue méditation. Jusqu’à cinq heures. Ensuite il prend un bain, boit un demi-litre de lait et mange ce qu’il trouve, n’importe quoi dit-il en riant, des gâteaux, des bananes, du pain. Jamais de café ni de thé. Il s’habille, refait son chignon, change de chemise. Il ne porte que des chemises blanches et des couleurs claires. D’un coup de mobylette, il passe au marché acheter des fleurs fraîches. Arrive à l’alliance française encore tout endormie. Le gardien le connaît, il le laisse entrer. D’ailleurs Monsieur Antoine possède la clef de la bibliothèque il n’a besoin de personne pour la suite.

Le rituel continue, il arrive au sommet des marches, enlève le gros cadenas, ouvre grandes les portes vitrées, faire entrer la lumière. Chaque matin il réveille la bibliothèque. Pose doucement son regard sur les étagères, les piles de magazines, s’agenouille devant les statues. Dépose la vie par petites touches. La bibliothèque sort doucement de sa léthargie nocturne. Elle est douce et docile, entre eux une si vieille complicité.

Facile à percevoir pour qui est initié.
Quinze ans. Voilà quinze ans que Monsieur Antoine a choisi de faire le bien, a dédié sa vie aux autres. Avant il fumait beaucoup. Son seul péché. Et sortait avec des copains. On ne lui connaît pas de femme, pas d’histoire d’amour, heureuse ou malheureuse. C’est un homme qui n’existe que par le regard des autres, que par le retour des autres. C’est pour cela qu’il vous interroge, qu’il doute encore.

— Je travaillerai dans cette bibliothèque jusqu’à ma mort, jamais je ne m’arrêterai.

Comment va réagir son responsable vis à vis de ce vœu ? Lui permettra-t- il de rester ? Monsieur Antoine n’imagine pas qu’on puisse lui dire non.

Elle lui dit qu’elle comprend son choix. Ce dévouement corps et âme à un lieu, qu’il est comme un prêtre dans sa bibliothèque église. Il sourit. C’est exactement cela.
Elle aussi, elle a hésité. Entre la vie spirituelle, détaché des biens matériels et l’envie de la maternité. Elle raconte comment lors d’un long voyage en Inde elle s’est retrouvée devant ce choix, la spiritualité ou la maternité et comment sous les conseils du prêtre, son ami, elle a finalement choisi de donner la vie. Il sourit : « Vous avez une belle vie ». Il est un peu gêné, il a sans doute peu souvent parlé ainsi, à cœur ouvert avec une femme. Il va prier pour elle ce soir, pour que sa belle vie continue, pour que son voyage se déroule sans encombre.

Elle n’a pas envie de le quitter, la bibliothèque est vide, la nuit est tombée depuis longtemps, il n’y a plus personne dans le bâtiment. Le gardien arrive. Veulent-ils rester encore un peu ? Monsieur Antoine n’aura qu’à fermer le portail. Ils sourient. Ils aiment rester ensemble et seuls dans le grand bâtiment ou sommeillent les livres, leur amour commun.

Le silence les prend.

Les petits ganeshs brillent de mille feux, une odeur d’encens montent des étagères, les vitres flamboient. C’est l’illumination du temple. Ils regardent ensemble le grand bateau s’envoler puis de poser dans un éclat de lumière.
Maintenant, ils peuvent s‘en aller et fermer la bibliothèque.

Il y a deux Pondichéry, le colonial et l’indien. L’indien gagne du terrain, serre chaque jour un peu plus près la couronne de maisons françaises, apprécie la promenade en famille sur la jetée le soir venu quand la chaleur est un peu tombée. Je n’ai jamais vu se côtoyer autant de jolies boutiques d’artisanat (la plupart appartiennent à l’Ashram de Sri Aurobindo) et de mendiants, infirmes ou estropiés.

On se sent de nulle part à Pondichéry. Ni en Inde ni en Europe. On se cherche. Il faut peut être rester un certain temps pour commencer à prendre quelques racines, pour trouver un équilibre. Et parler français est troublant. Je cherche mes mots, j’ai perdu ma fluidité. Les mots anglais arrivent les premiers. Je parle lentement comme j’allais commettre une erreur.

4 avril
Nous quittons Pondichéry.

A part l’ashram que j’aime pour sa tranquillité et sa propreté,

L’ashram de Sri Aurobindo

Je ne regretterai pas Pondichéry.
Et je crois bien que nous n’y reviendrons pas. J’ai le sentiment que l’on doit s’ennuyer très vite ici, je n’aime pas cette impression de néocolonialisme qui règne dans le quartier français. Et puis l’Ashram a trop pris le monopole économique de la ville.

Auroville se trouve à douze kilomètres de là. Les rumeurs la présentent comme une secte, on ne sait pas ce qu’il s’y passe, les gens là bas vivent en marge de la société, l’utopie du départ est complètement bafouée. On n’entend plus parler de Sri Aurobindo, la Mère a pris toute la place, son visage hideux et mou est affiché partout.
Finalement Auroville a raté son utopie. Et a perdu son sens.

Aujourd’hui, il pleut. Une violente pluie de mousson s’est abattue sur la ville. La température a chuté, toute la terre battue s’est transformé en bourbier, les couleurs dégoulinent, les gens misérables se terrent sous leurs haillons, les mendiants paraissent encore plus maigres, l’eau du canal charrie les ordures qui s’accumulent en gros paquets nauséabonds.
Une étrange ambiance s’installe, mélancolique, plus lente, comme si tout d’un coup on comprenait qu’il fallait faire plus attention à la vie.

Chambre

Nous prenons le bus pour Kanchipuram, nous quittons le bord de mer pour nous enfoncer dans les terres. Il pleut sans cesse. On appelle cette ville, la ville aux mille temples, les plus célèbres datent de l’époque dravidienne, on les retrouve à Mahabalipuram, sur la côte Est.
Les temples se cachent dans la ville, c’est un vrai jeu de piste pour les retrouver

5 avril Kanchipuram

Je reste plantée devant l’entrée de l’hôtel, un mur de pluie devant moi.
— Rickshaw, temple ? me dit le chauffeur d’une voix empressée.

Comment peut-il penser que je puisse avoir envie de visiter un temple alors qu’il pleut si fort ? La rue n’est plus qu’un long fleuve rouge, criblé de bulles de pluie. Le ciel une couverture opaque.

Les Indiens eux continuent leur va et vient quotidien, comme si de rien n’était. La plupart marchent pieds nus.
J’hésite. Pas de parapluie. Envie d’un thé.

La boutique de thé n’est pas loin, une cinquantaine de mètres sur la gauche. Je me lance. Glisse mon carnet sous l’aisselle et cours sur le trottoir encombré, mais suffisamment haut pour éviter de patauger dans la boue. J’aperçois tel un phare le grand fut en cuivre de la marmite de lait bouillant.

Stupeur à l’arrivée, la boutique est bondée ! Remplie à craquer d’hommes serrés les uns contre les autres, un verre de thé à la main. L’air malheureux, comme si soudain l’hiver et le froid étaient arrivés. Ils se réchauffent en tenant leur verre de thé contre leurs lèvres. Sans un mot ils se poussent. Il y a toujours de la place pour un hôte supplémentaire. Au fond de la boutique je retrouve le large banc sur lequel nous nous étions assis Bruno et moi hier soir. Il est vide. Je m’assois.

Soudain la lumière entre à flots dans la boutique, je tourne la tête, tous les Indiens sont sortis d’un bloc.
Je me retrouve seule. A l’abri.
Bonheur du matin
— Tchai !

Je change de place et m’installe à l’entrée sur un tabouret.
Une vielle femme, un panier chargé de légumes posés contre la hanche fait une pause, sous le haut vent de tôle. Dans la rue, les étudiantes défilent dans leur uniforme couleur saumon, leur livres serrés contre leur poitrine. Il fait chaud malgré la pluie. Les voitures klaxonnent, les rickshaws enveloppent leur véhicule de plastique noir.
Les uns après les autres les marchands remontent le store métallique de leur boutique. Rien ne presse, la pluie rend flegmatique.

Pas beaucoup de clients ce matin se dit le marchand de thé en s’essuyant les mains à son pantalon. Ce geste, il l’effectue machinalement des centaines de fois par jour, deux grandes tâches brunes remontent de part et d’autre de ses cuisses. Il quitte son comptoir et se regarde dans le couvercle d’un bocal de gâteaux. Se recoiffe soigneusement en plissant le front. Puis d’un geste sûr pose entre ses sourcils une pastille de bois de santal.

Un client entre. Chaque fois le même rituel se rejoue. Un client, un thé. Toute la panoplie des gestes se déroule tel un rituel. Jamais de grande quantité, jamais de thés préparés à l’avance.

Dix thés ? Dix fois l recommence la même chorégraphie, depuis le début : le sucre, le thé, le lait, le cou sec de la petite cuillère métallique contre le pot, la chaussette pour filtrer, le long va et vient entre le verre et le pot, le verre rempli enfin, de thé mousseux, couleur de glaise.

La rue se couvre de parapluies noirs. Les capotes des rickshaws ressemblent à des ailes de chauves souris trempées dans du goudron. Les bus, sans vitres, descendent des rideaux de lattes noir opaque. A l’intérieur l’obscurité s’installe. La pluie s’agrippe aux vêtements, les cheveux mouillés enferment la tête dans un casque. Il n’y a plus que la porte d’entrée qui laisse entrer un peu de lumière, sinon on se dirait dans un sarcophage. La pluie en Inde amène souvent de tristesse, se teinte de fatalité.

Le marchand de thé allume un bâton d’encens et prépare un thé... pour lui. Pour passer le temps, il rajuste à l’intérieur de bocal les gâteaux à la cardamome, puis il regarde la rue. Boit une gorgée de thé, s’essuie les mains à son pantalon. Tout à coup il se met à chanter.
De tout-petits écoliers passent tête nue, ils pataugent dans les flaques, la pluie les amuse. Leur gros sac leur protège le dos. Deux fillettes ont posé sur leurs cheveux des sacs en plastique, on voit au travers les guirlandes de jasmin doucement écrasées.

La pluie pousse à la contemplation. A l’intériorité.
Penser, à l’abri d’une boutique de thé. Accepter cette nouveauté du ciel, comme lorsque la maladie nous cloue au lit, nous contraignant à l’immobilité.

Pluie
Kanchipuram, Inde

Les parapluie se déplient
Défilé de couvre-chef
Chiffon, casquette,
Mouchoir, serviette
Sac en plastique,
Tout est utilisé

Le parapluie on l’utilise
A deux sur un vélo
A trois sur la moto,
L’enfant débout à l’avant
Comme une proue sous l’ouragan

Pluie
La vie continue
Vêtement mouillé n’est pas calamité
Pas de plainte,
Rien que des sourires
Elle finira bien par s’arrêter.

5 avril Chennai (Madras)

— Can you make me a ginger tea ?

Ce matin, j’en ai besoin. Pas les yeux en face des trous. Du coton dans la tête.
Mais le corps léger.
Nous sommes arrivée hier soir à Chennai sous la pluie. On patauge puisqu’il y a ni canalisation ni égouts dans la ville. Au moins on évite la poussière. J’ai l’impression que la pollution aussi a été lavée, comme emportée.

Marche dans la nuit qui est tombée d’un coup. Nos gros sacs sont à la consigne de la gare d’Egmore, nous sommes donc sans fardeau.

Anna Road se modernise. D’immenses panneaux publicitaires projettent dans la rue de jeunes hommes indiens vêtus à l’occidentale. Les vitrines des magasins proposent des lecteurs de DVD Sony, des 4x4 rutilants. Pas encore de Mac Donald ? Cela ne saura tarder. L’habituel grouillement persiste, bien que soient apparus quelques feux de circulation... et quelques gendarmes.

On retrouve l’hôtel où je voulais aller, à côté de la mosquée, le « Broadlands lodge, since 1951 ». Toute une légende tourne autour de cet endroit, tenu par des employés indiens pas sympathiques mais cela a toujours été ainsi.

Bruno est venu ici il y a 25 ans et « c’était déjà comme ça ». Leur attitude est en fait un test de motivation. Si l’on veut vraiment rester, on ne se laisse pas impressionner par leur immobilisme et leur côté fermé. Il faut patienter, les portes finissent par s’ouvrir. On vous dit « It’s full » mais si vous regardez le tableau des clefs, vous voyez bien qu’il est quasiment vide. Simplement le garçon qui vous accueille n’a pas envie de se lever et de vous faire visiter. Il faut patienter. Ou bien attendre qu’il soit revenu de sa course il est allé acheter le repas du soir de son patron...

Broadlands Lodge, c’est une très grande bâtisse peinte en bleu clair, remplie de patios et de couloirs, les boiseries sont lisses et rondes à force des innombrables couches de peinture.

Dans la cour intérieure, de grands arbres surgissent vers le ciel, un peu penchés. C’est un monde en soi, un monde à part. Un univers d’enfant, plein de cachettes et de recoins, et il y a même des chats et des géckos.
Paul en larmes hier soir parce qu’il en a écrasé un. Il l’a posé dans sa main et me le montre, le geko est immobile et tout pâle, il nous regarde avec ses grands yeux noirs mouillés. Paul : « je l’ai tué !.

Belle chambre avec trois fenêtres donnant sur l’espace vide et inculte de la mosquée. Une grande salle de bain bleue, une petite table basse et deux fauteuils en rotin, une table pour Bruno, deux lits que nous rapprochons pour n’en faire qu’un seul. Quel romantisme, que d’inspiration pour écrire. Entrer dans cet hôtel, c’est oublier la violence du dehors, le temps n’existe plus.

Pendant ce temps dans la rue les gens se sont installés pour dormir, dans l’humidité et les linges mouillés. Bébé sans vêtement, les jambes écartés posé dans la masse de tissu d’une femme, sa mère ? Enfants échevelés étendus à même le sol. Le trottoir est le logement de ces mendiants. Pendant la journée, les enfants vous demandent une pièce, les femmes vous lancent un insistant hello. Il n’est pas tard et pourtant tous ou presque sont déjà endormis pour chasser l’ennui et la faim, éternelle compagne.

Quartier musulman puisque mosquée. Nous mangeons de la viande. Un bon tandorii et des nans à l’ail voilà de quoi reconstituer une famille française. Le patron, son petit chapeau en dentelle sur la tête sourit de toutes ses dents.

10 avril
Chennai, toujours

Il ne faut pas oublier d’écrire sur Chennai par ce que l’on est tenté de ne pas le faire, abasourdis par le bruit, étouffés par la pollution, grillés par la chaleur, dégoûté par la misère. Je suis mal à l’aise devant ces gens qui vivent sur les trottoirs et vous imposent en quelque sorte leur vie quotidienne, la lessive du dimanche, le bain matinal des enfants. Le trottoir n’est pas fait pour le passant, il leur appartient, il faut les contourner. Et eux vous harcèlent, même si vous passez devant eux depuis une semaine sans rien leur donner. Ils agissent par pur réflexe, on dirait qu’ils ne vous reconnaissent pas.

Madras est une ville tentaculaire où tous les quartiers se ressemblent. Des maisons individuelles, des petits immeubles, beaucoup de boutiques de rue, énormément d’ordures, des zones entières de cloaques, des trottoirs défoncés, l’odeur de la merde et des gens partout.

On perd vite son énergie à Madras parce qu’il n’y pas de pause possible ou peut être n’a t-ton pas trouvé l’Endroit. La ville vous happe et ne vous lâche plus.
Trois heures pour en sortir en bus. Les panneaux publicitaires sont géants. Nous prend-on pour des myopes ? Il est vrai que pour sortir du désordre et du grouillement, le gigantisme est une solution.

Une petite échappée vers la mer et la verdure, à 50 kilomètres de Madras, Mahabalipuram

Plage Mahabalipuram

14 avril
Bengalore
Au premier abord, Bengalore me plait.
On s’installe dans un quartier non loin de la city station et l’on retrouve l’Inde des villes « viables » avec ses boutiques et sa vie bouillonnante.
Et une bonne bière King Fisher glacée fait toujours du bien. On en trouve ici facilement.

Je visite l’Alliance française et tombe sur un directeur enthousiaste qui ne tarit pas d’éloge sur la ville et se présente comme un acteur de son développement :

— On va ouvrir trois nouveaux centres commerciaux, on augment chaque année de 2 pour cent le nombre de voitures, on a le meilleur climat de l’Inde. Ah Bengalore ! Comment ça, vous partez demain ? Mais vous avez tout raté !

Oui le deuxième jour on déchante un peu. Les rickshaws sont énervés et refusent de vous prendre, ils vous plantent sur le bord de la chaussée sans un mot. Les embouteillages paralysent la ville jusqu’à neuf heures du soir, les hommes boivent avec excès et s’effondrent dans la rue, la ville se développe à toute vitesse et l’on cherche vainement une colonne vertébrale à tout cela.

J’aime bien Bengalore et en même temps cette ville donne l’image d’une Inde qui aurait perdu son âme. Je suis dubitative. Il faudrait rester plus longtemps. Prendre le temps d’explorer, pour se faire une idée plus juste. La ville me file entre les doigts, elle est différente des autres villes, je n’ai pas les clefs.

Bengalore, trois heures du matin.
Dans la lumière des phares, les rats détallent, apeurés.
La ville se repose, enfin libérée des embouteillages et de l’énervement du jour.
Corps allongés sur les trottoirs, enveloppés dans des couvertures.
Colonies de rickshaws à l’arrêt et les chauffeurs debout et frileux, un verre de thé à la main.
Vert, rouge, quelle que soit la couleur des feux de circulation, la nuit on ne s’arrête pas. Le vieux chauffeur musulman conduit l’ Ambassador blanche avec souplesse. Il connaît sa monture, il sait qu’il est inutile de la brusquer. Il connaît aussi la ville à merveille, la voiture glisse dans les rues, tourne comme sur un manège.

Beau début pour une nouvelle : à écrire ?
En fait, je prends le taxi pour rejoindre l’aéroport, direction Delhi où je dois participer à une cession de formation de médiathécaires au CEDIST, centre d’information sur la France contemporaine en Inde et coordinateur du réseau des bibliothèques des Alliances Françaises en Inde.

Quatre heures du matin.
Personne dans les rues. En une demi-heure je suis arrivée à l’aéroport. Il est encore trop tôt, les portes sont fermées. Je bois un thé. Le garçon qui me sert dormait allongé sur le sol derrière le comptoir.
Trop de moustiques ! Ils pullulent, une vraie nuée. La citronnelle ne leur fait aucun effet. Tous les passagers qui attendent comme moi dehors se mettent à gesticuler. Un homme s’assoit tout près de moi sur un muret. Son attachée caisse entre ses jambes, il a remonté le col de sa chemise bleu pervenche et fait le gros dos, les moustiques il a décidé de les ignorer.

Enfin les portes s’ouvrent. L’intérieur de l’aérogare n’est pas climatisé et pue les latrines.
4heures 30, il faut attendre, encore. Pas envie de lire le Buiness Standard, un journal économique rose saumon sur lequel se jettent presque tous les passagers.

Une fois dans l’avion, je suis stupéfaite. Les moustiques nous ont suivi jusque dans la cabine. Ils voltigent dans tous les sens, aspirés vers le plafond bleu azur d’où s’échappe l’air conditionné. L’avion décolle. Les sièges sont confortables, les enfants hurlent. Ils découvrent un monde tout petit à travers la bulle du hublot, ils n’ont jamais vu cela, les maisons ne ressemblent plus à rien, des lignes pour les routes, des barres pour les immeubles. Les parents ne disent rien, ils laissent les enfants s’exprimer, on est une grande famille dans les airs.

Je ferme les yeux. Essayons de dormir un peu. Tétanisés par l’air conditionné, les moustiques eux aussi s’endorment.

17 avril
Retour à Chennai après trois jours fous à Delhi. Formation passionnante. Je suis impressionnée par le professionnalisme de l’équipe et les qualités relationnelles d’Agnès, la Directrice du centre de Ressource CEDUST. Amélie, mon amie bibliothécaire de Kouala Lampur me dit qu’au Brésil c’est pareil, un niveau de compétence et une connaissance bibliothéconomique exceptionnelles. Peut être la suite de notre voyage passera-t-elle par ce pays ?

Chaque soirée à été une fête. J’ai bu du vin rouge, excellent. Je reviens à Chennai euphorique et le moral gonflé à bloc.

J’arrive à l’hôtel la première. Le reste de la famille est encore en voyage. Nous nous sommes séparés à Bengalore. Eux filaient le même matin vers Belhur, puis Hampi et Bejapur.

Je profite de cette soirée en solitaire pour m’installer dans le silence de la chambre et me mettre à écrire.
Je suis toujours en retard dans l’écriture. Mon activité se place à trois niveaux : professionnel avec les bibliothèques autour du monde sur biblio.fr. Familial avec la rédaction du journal de notre voyage. Fictif et plus littéraire avec l’écriture de nouvelles.

18 avril
La solitude et le passage à Delhi me poussent à écrire ce petit bilan.
7 mois de voyage.
Déjà usé 4 paires de chaussures, dont une perdue dans le tsunami.
Qui me traumatise encore : hier à Delhi, alors que nous nous promenions dans le village des artisans, un vent de sable, soudain. La nature violente, les éléments incontrôlables : la peur me prend, faut-il fuir ? Est-ce dangereux ? Jusqu’à quel point puis-rester ici sans réagir ?

Plaisir de la solitude. L’après midi commence et je suis toujours seule dans la chambre. Pas envie de sortir manger. Je me demande quand même pourquoi ils ne sont pas encore rentrés, une petite inquiétude commence à poindre.

Je regarde mon sac. Au fil des mois, il s’est allégé. 15 kilos. Et encore, je m’oblige à transporter quelques habits inutiles que je ne mets jamais. Je tourne avec deux jupes et trois hauts. Je les lave au fur et à mesure, ils sèchent en quelques heures.

En Inde l’apparence a peu d’importance. On ne juge pas quelqu’un en fonction de ses habits. Tout le monde connaît le problème de l’eau et du lavage. On est propre, mais jamais net. De plus l’eau à Madras est particulièrement souillée, de l’eau de mer dessalée en fait qui glisse sur la peau et ne nettoie pas. Le blanc devient irrémédiablement gris et toutes les couleurs s’affadissent. On se salit très vite, à la sortie dans la rue, sans rien faire ni rien toucher. On se salit simplement parce que l’on est dans la rue, dans la poussière et la foule, la pollution et la promiscuité.

L’ami en Inde : le ventilateur. Sans lui, c’est l’enfer, on se transforme en torche incandescente, on transpire, on se vide de notre eau (on a bu jusqu’à 8 litres d’eau par jour à Pondichery). Au début on l’arrête, on a peur de s’enrhumer. Pauvres petits occidentaux fragiles ! Au bout de quelques semaines, on le cherche, on l’actionne même dans l’ascenseur.

Une prise de conscience : je dois porter des lunettes. Je ne vois plus de près, cela a une influence ma psychologie, je suis moins précise, j’ai des pertes de mémoire.
Voir trouble m’écarte de la réalité, j’ai tendance à me refermer sur moi même, dans mon flou.
Bruno m’a donné un conseil de « lunetteux » (quel affreux mot, est-ce donc ce groupe que je rejoins ?) avoir avec moi une seconde paire de lunettes, au cas ou les premières se perdraient ou se casseraient...

Un cas de conscience : je dois renouveler ma disponibilité vis à vis de la mairie de Vendenheim. Reprendre un an ? C’est beaucoup. En même temps je n’ai pas encore trouvé de travail. Pas trop le choix. Vont-ils accepter ? Aurons-nous envie de continuer à voyager ainsi encore un an ?

20 avril
Nous nous sommes finalement retrouvés hier. La famille est à nouveau réunie. Ils étaient rayonnants de bonheur quand ils m’ont raconté leur périple. Un périple à la Bruno, excessivement rempli et riche, très fatiguant.

Ils m’ont dit « tu sais maman, tu ne nous a pas manqué ». Moi non plus leur ai-je répondu en riant !

Dessin à Hampi

Mais quel bonheur de nous retrouver et de nous raconter nos aventures
réciproques. A refaire.

Panique habituelle au moment du départ. Bruno stressé explose. Tout le monde est terrorisé. J’envoie deux paquets de livres pour la France. Seul moment agréable de ce dernier jour en Inde : une dernière bière King Fisher sur le toit d’un hôtel, au soleil couchant tout en fumant une bedee...

0h50
Départ pour Singapour.

J’ai le cœur serré, les larmes au bord des yeux. C’est toujours ainsi lorsque je dois quitter l’Inde. Et pourtant je suis fatiguée par la chaleur, la foule et la saleté quotidienne. Cette approche du monde directe, que l’on prend avec la main, comme lorsque l’on mange. Trop directe. Trop proche du sol, de la matière vivante, de cette terre qui nous sert de tombe une fois morts.

En Inde on frôle la mort chaque jour, elle habite les rues, les gens. Elle est quotidienne, absolument pas effrayante pour les Indiens. Qui par contre luttent avec une certaine violence contre la peur du manque : manque de place, manque de nourriture, c’est le premier arrivé qui l’emporte et chacun sait qu’il n’y a en aura pas pour tout le monde.

Ainsi dans l’avion. Il n’y a pourtant rien à prendre ni à gagner mais à peine l’avion a-t-il atterri que l’on entend le clic des ceintures de sécurité. A l’arrêt définitif, la moitié de l’avion est déjà dans les allées et prêt à débarquer. Les portes s’ouvrent, c’est la ruée vers la sortie.

Même comportement vis à vis de la nourriture. Avoir à manger signifie se remplir le ventre, à toute vitesse et en avalant de grande quantité de ce que nous appelons en plaisantant « la pâtée », un mélange de riz et de légumes. Et l’usage de la main à la place d’une cuillère (on ne pense même pas à la fourchette, car il n’y a rien à couper ni à piquer) comme pour aller plus vite avec le minimum de moyen.

Je pense sincèrement que l’Inde accèdera à plus d’hygiène le jour où les gens cesseront de manger avec la main et lorsque l’on trouvera dans chaque restaurant du savon pour se laver les mains.

Quatre heures de vol et déjà nous voici à Singapour.

De l’autre côté de l’Océan, la terre indienne se réveille sous l’aube voilée. Madras sort de ses limbes, nous n’y sommes plus. Personne ne s’en est aperçu...