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2005 : Sri Lanka, après le tsunami
dimanche 23 novembre 2008, par
10 février
Nous sommes retournés à Sri Lanka un mois et demi plus tard. Cela peut paraître étrange de revenir dans un lieu où nous avons failli mourir mais nous avons envie de découvrir l’île que nous n’avons finalement pas vue, d’en avoir une autre image, plus belle, plus positive. Nous avons aussi envie de revoir Shella et les jeunes d’Action contre la faim, tous ceux qui nous ont aidés. Nous leur ramenons quelques cadeaux, des saris et des montres pour Shella, des magazines, des bouquins et une énorme barre de Tablorone pour Cyrille et Johan.
Nous devons également passer à L’ambassade de France pour récupérer les passeports des enfants. Miraculeusement ces passeports ont été retrouvés, quinze jours après le tsunami sur la plage du French Garden, par un journaliste... alsacien ! A l’intérieur des passeports, la carte d’identité et de groupe sanguin de chacun des enfants. Tout y est ! Je me demande comment ces passeports que nous considérions comme définitivement perdus ont soudain réapparus, avec leur contenu, en parfait état...
L’arrivée à Colombo commence mal. Les gens nous assaillent, nous demandent de l’argent, essaient de nous faire payer des services qui d’habitude sont gratuits. Une agressivité larvée passe dans les regards, nous ne nous sentons pas à l’aise. Néanmoins, nous laissons nos sacs à la consigne, avec grande appréhension. Les retrouverons-nous ? Combien faudra-il payer ?
Ensuite, nous cherchons à rejoindre le centre ville distant d’une trentaine de kilomètres de l’aéroport. Le chauffeur du bus nous demande une somme exorbitante. Mais nous ne nous laissons pas faire car nous avons pris exactement le même bus deux mois plus tôt, Bruno se souvient du prix. La tension monte, le chauffeur menace de nous évacuer, nous refusons. A travers les vitres fumées je regarde le même paysage défiler, les maisons pauvres et délabrées, la foule compacte, le trafic intense, les embouteillages inextricables et au milieu de toute cette agitation, les gros bouddhas dans leur cage de verre qui regardent la situation d’un air paisible et détaché.
Arrivés à Colombo, nous demandons au rickshaw de nous conduire dans un hôtel pas cher. Il nous propose le YMCA. La bâtisse fut belle. Aujourd’hui elle est dans un état de total délabrement. Une odeur d’étable et de bouse envahit l’accueil, il doit y avoir des vaches dans la cour intérieure. Toute l’aile gauche d’une hauteur de quatre étages est condamnée car totalement insalubre. Ne reste que l’aile droite et encore... seulement le dernier étage. J’emboîte le pas d’un vieux domestique qui péniblement commence à gravir les marches de l’escalier d’entrée, un magnifique ouvrage de menuiserie en bois sombre.
Je veux voir la chambre.
Dans la pénombre, les ampoules ne sont plus changées depuis longtemps, j’aperçois des dizaines d’armoires, des commodes et des lits entassés dans un total capharnaüm. Des bouteilles, des vieux papiers, des ordures s’y sont rajoutées. Voilà tout ce qui reste des chambres qui ont dû être somptueuses à l’époque. A chaque étage, l’odeur des latrines me saisit à la gorge. Je continue à suivre mon guide, enjambe une grande flaque d’eau, échappée de la salle de bain commune. Il doit y avoir une fuite, je n’ose pas regarder l’état des sanitaires. Le plancher craque, la peinture des plafonds se craquelle comme une mare desséchée, une ampoule nue éclaire faiblement les grandes portes ajourées des chambres.
Voilà me dit le vieux serviteur en ouvrant le cadenas, c’est là.
Dans la chambre au plancher poussiéreux je vois deux chaises, un grand lit, un châssis de bois plutôt sur lequel est posé un matelas de crin, pas même de draps. Dans un angle un lavabo et un miroir aveugle. Je vérifie que les fenêtres possèdent des vitres, le minimum pour se protéger des moustiques. Malgré l’extrême vétusté j’estime la chambre viable. Il est tard, bientôt 22 heures, nous avons faim. Le prix est bien sûr disproportionné, je négocie le rajout d’un matelas supplémentaire pour les enfants et l’affaire est conclue.
Nous sortons. La ville a sombré dans le silence et l’obscurité, toutes les boutiques sont fermées. Nous nous regardons Bruno et moi et nous nous posons la même question, y aurait-il un couvre feu ?
Nous marchons sur le bitume criblé de trous, plus que la misère et le délabrement des bâtiments, c’est l’absence de vie nocturne qui nous choque. Nous remontons les rues, traversons des avenues, impossible de trouver un restaurant. Du côté du port, l’ambiance est totalement sinistre. Bruno commence à avoir peur. On décampe en rang serré. Nous retournons vers la gare où semblent briller encore quelques lumières. Sauvés, à l’angle d’une rue, un marchand de parothas ! Quelques hommes sont rassemblés devant la boutique et mangent, debout, sans parler. Le marchand triture ses parothas, les réduit en hachis, les noie sous une louche de sauce jaunâtre avant de les envelopper dans un vieux papier journal. Pas envie d’y goûter...
Bruno assoiffé achète une bouteille d’eau minérale et en profite pour avaler le comprimé de Nivaquine qu’il a oublié de prendre ce matin. Rien ne nous tente dans ce restaurant, cette lumière blafarde, ces gens éteints, cette nourriture, tout paraît misérable. Bruno est livide, les enfants attendent silencieux. Soudain Bruno travers la rue en courant et se met à vomir. Le cachet bien sûr, l’amertume de la nivaquine dans un estomac vide, cela ne pardonne pas.
Ce soir, on se passera de repas.
Le lendemain matin, la ville sort de sa torpeur. Les marchands de thé s’activent devant leur échoppe depuis le lever du jour. Nous émergeons nous aussi, fatigués et affamés. Vite, une douche. Je suis la seule à m’y risquer, j’ai connu pire. Les valises bouclées, nous descendons à toute allure les escaliers, nous promettant de ne jamais remettre les pieds dans cet hôtel.
Nous cherchons un beau, un vrai chai shop. Pas besoin d’aller bien loin, celui-ci au milieu de la rue propose même quelques caisses retournées en guise de chaises. On s’y serre tous les quatre. Le thé semble un élixir et les parothas, chaudes, tendres, feuilletées nous réconcilient avec la ville.
Bus pour Dambulla, les grottes aux Bouddhas. Notre déconvenue commence dans le bus. Tous les passagers paient sauf nous. Cela ne nous inquiète pas, nous paierons en partant. Mais lorsque le chauffeur nous dépose à la croisée d’une route, le voici qui nous demande le double du prix. En voyage, Il y certaines choses que nous ne supportons pas, se faire racketter dans le bus en fait partie.
Bon et maintenant les bouddhas, où sont-ils ? Un rickshaw arrive.
— C’est loin, nous dit-il, 10 kilomètres, 300 roupies
— Aller retour ?
— Non aller simple
Cet homme se fiche de nous s’emporte Bruno, alors nous commençons à marcher, en tirant nos valises. L’autre nous suit, nous sommes ses seuls clients de la journée.
— 250 ? Hasarde-t-il.
— Non, C’est beaucoup trop ! On donne cent, pas plus.
On continue à marcher sous le soleil. Finalement il accepte les 100 roupies et nous conduit jusqu’à un parking. Déjà arrivés ? Nous avons à peine parcouru 2 kilomètres...
Un énorme bouddha se dresse devant nous, cadeau des japonais. L’endroit paraît désert. Une Ambassador blanche arrive, à l’arrière un couple d’Européens minces et ridés. L’un et l’autre portent des vêtements de coton clair, des chapeaux, des lunettes de soleil. Ils ressemblent à des colons en promenade. Le guide, un indien, sort de la voiture et file acheter des billets. Le chauffeur se gare et allume une cigarette.
500 roupies par adulte pour voir les bouddhas dans la grotte ? Non c’est une blague. Monter 500 marches pour se faire extorquer 500 roupies ? On ne rit plus. Pour les enfants c’est gratuit ? Alors ils pourront toujours y aller, eux, ils prendront des photos et nous raconteront.
Après les bouddhas, nous reprenons le bus pour Sigirya la cité du roi fou qui avait installé son royaume sur un piton, énorme molaire de roche rouge. Un fossé rempli d’eau entoure le site qui commence par un jardin retentissant de cris de singes, gardiens de ce royaume accroché au ciel. Des marches ont été creusées dans la paroi, l’ascension devient vertigineuse. Une fois au sommet, c’est l’éblouissement, une mer de végétation, un silence absolu et dispersé sur une prairie d’herbe tendre les restes du royaume disparu...
J’écris mais en réalité je n’ai rien vu de tout cela. La frustration continue. 20 dollars US le billet adulte pour les ETRANGERS, 30 roupies pour les Srik lankais. Bruno enrage, il ne peut supporter cette discrimination. Nous voilà devant un choix difficile. Accepter d’être rackettés et payer (il n’y a pratiquement personne sur le site, les gardiens baillent dans leur guérite) ou ne pas payer et rester devant l’entrée, frustrés et furieux. Une fois de plus les enfants partent seuls. Ils nous ramèneront des photos et le récit de leurs aventures.
Bruno et moi rejoignons un autre groupe de refoulés. Des italiens, infirmiers sur un bateau hôpital, amarré quelque part sur la côte ouest. C’est leur jour de repos. Ils pensaient visiter Sigirya. Ils ne le pourront pas, le prix d’entrée est trop élevé pour eux. Ils soignent gratuitement et on ne leur offre même pas gracieusement l’entrée. Ce n’est bien sûr pas l’employé de la billetterie qui pourra arranger quelque chose. L’Ambassador blanche arrive. Le même scénario se rejoue, le guide sort acheter les billets, le couple se prépare et ils filent tous les trois, seuls au monde. Le chauffeur s’assoit à l’ombre et fume une autre cigarette.
Les enfants reviennent une heure plus tard. Je commençais à me sentir terriblement inquiète.
— C’était dangereux, on a eu le vertige, on a fait plein de photos ! dit Zoé toute fière.
Nous prenons nos sacs et les faisons rouler dans la poussière rouge de la route. On marche ainsi pendant plusieurs kilomètres, assoiffés, affamés. Une route de bitume, enfin et le bus qui nous prend jusqu’à la jonction. Les bagages ? On les entasse dans le coffre arrière, ce sera plus facile. Sympathique. L’ambiance est à la bonne humeur, les enfants s’assoupissent doucement. La jonction déjà ...
A l’arrière du bus l’aide du chauffeur commence à décharger nos bagages. On lui demande le prix pour les billets : 300 roupies !!
Il cherche à nouveau à nous racketter. Il dit :
— C’est à cause du tsunami !
Ah bon, le tsunami est venu jusqu’ici, jusqu’à ces montagnes en plein cœur de l’île ? Mais alors ce n’est plus un tsunami, c’est un déluge. Nous sommes si estomaqués que nous nous mettons à rire. On s’explique : le tsunami on connaît, car NOUS y étions, et c’était au bord de la mer... l’autre ne sait plus quoi dire. Il tourne les talons, remonte dans le bus qui démarre, nous laissant tous les quatre, soufflés mais contents d’avoir su résister.
Et nous voici de retour à Trincomalee, dans cette ville du bout du monde qui aurait pu devenir notre tombeau. Un petit thé chez nos amis du restaurant musulman puis nous nous serrons dans un rickshaw. Je le guide dans la nuit, je me souviens très bien de cette partie du chemin, tourner à gauche à l’intersection après la petite épicerie, passer devant le grand banian puis les ruines calcinées d’un bâtiment détruit par la guerre, longer le pré dans lequel Shella fait paître sa vache. La route monte. Un grand portail, voilà, c’est là.
- La famille de Shela
12 février
Deux jours s’écoulent chez Shella. Paisibles pour les enfants, douloureux pour nous qui retournons au French Garden, perdons notre temps avec la police, recherchons en vain auprès des pêcheurs les traces de ma valise et de mes bijoux disparus.
J’ai le cœur qui se serre au French Garden quand je découvre que notre bungalow a déjà été reconstruit. Sur la plage encore jonchée de déchets un jeune couple d’européens profite du soleil avec leur petit garçon. Nu, l’enfant barbote sur le rivage, ramasse une racine, criant de joie, il ignore tout du drame qui s’est déroulé là.
- La vie continue
Bruno recommence à fouiller. Je suis un instant tentée de l’accompagner mais j’y renonce. Je remarque que les fils de fer barbelés ont été retendus, les bungalows reconstruits en parpaings, les gravats triés et rassemblés en tas : poutres, tôles, ferraille. Le gouvernement n’a pratiquement rien donné au propriétaire et l’assurance (il en avait une, fait rarissime) à répondu par la négative, faisant jouer le prétexte de la catastrophe naturelle.
Alors, c’est l’entraide. La main d’œuvre ne coûte pas chère. Et le propriétaire avait certainement des économies.
La plage est vidée de son sable, comme aspirée par la mer. Des déchets végétaux, des gravats traînent un peu partout. « On n’arrête pas de nettoyer » me dit un jeune ouvrier.
La mer respire, calme, des petites vagues bordées d’écume vont et viennent sur le rivage. On a juste envie d’aller se baigner.
Je pense : la vie est ingrate et n’a pas de mémoire, elle ne s’intéresse qu’aux vivants.
Bruno reste des heures sur la plage avec les pêcheurs. Ils n’ont pas le droit de repartir en mer.
13 février
Nous avons rendez-vous avec Joan, au bureau d’Action Contre la Faim.
Joan a maigri, il n’est pas rasé et semble très fatigué.
— Je ne suis pas bien, je me demande si je n’ai pas attrapé la dengue, nous dit-il dans un pâle sourire.
Depuis le tsunami leur situation s’est considérablement dégradée. Ils ont été les premiers à se rendre sur les sites dévastés, à apporter les premiers secours, à vérifier l’état des puits, à transporter du matériel de survie, à donner des consignes d’hygiène pour éviter une épidémie de choléra.
Ensuite les organisations internationales ont débarqué, se sont installées dans la maison, ont remanié l’organisation, pris en mains « la logistique ».
Joan s’est vu retiré la responsabilité du camp de Battikaloa, alors qu’il y travaillait depuis 2 années. Cyril n’a pas supporté la situation et a démissionné. Joan est moins impulsif mais il pense aussi que ses jours sont comptés. Il est écœuré par le comportement des ses supérieurs, effaré par les sommes d’argent mal utilisées ou bloquées par le gouvernement sri lankais. On est à Trincomalee en pleine zone tamoule, là se trouvent la plupart des camps de réfugiés, le gouvernement sri lankais ne doit pas être mécontent de ce nettoyage naturel.
Et Joan rajoute : on a même failli perdre la maison, les prix ont flambé, le propriétaire voulait la vendre au plus offrant. Heureusement, Action contre la Faim avait signé un bail.
Heureusement... ce mot semble improbable sur l’île. Joan pourtant pense à des jours meilleurs. Dans quelques jours il va rejoindre son amie à Bangkok, elle est médecin, elle va sans doute pouvoir le réconforter et le soigner.
14 février
Prise de tête avec le père de James.
Je n’en ai pas encore parlé mais voici l’histoire de James.
James est un jeune homme de 24 ans qui se rend à Sri Lanka et tombe amoureux de l’île. Il n’est pas le seul, comme les sirènes dans le voyage d’Ulysse l’île en a entraîné de nombreux jeunes, fragiles ou en rupture familiale. James découvre auprès de Shella un monde spirituel et Shella dans sa naïveté de croyant affirme que son élève est très fort et qu’il a du pouvoir. Cela suffit pour déclencher toute une série de passages à l’acte aux conséquences dramatiques. S
Shella donne sa fille de 16 ans en mariage à James et le mariage est célébré avec force cadeaux. James et persuadé d’avoir trouvé son paradis terrestre, il cherche avec Shella une terre à acheter pour construire un ashram. Après la noce, James offre une avance pour le terrain. Il est fortuné suite à un héritage.
Mais les trois mois autorisés par le visa sri lankais s’achèvent et James, ne pouvant rester plus longtemps doit rentrer à Paris. Il laisse sa jeune épouse et la famille qui maintenant comptent sur lui pour subsister (10 personnes au moins). Les parents sont affolés quand ils voient l’état délirant dans lequel arrive leur fils. La mère le fait interner et le place sous tutelle.
Shella attend des nouvelles et l’aide promise, la jeune épouse attend son mari. James sombre dans le mutisme et ne parle plus à personne.
Nous sommes entrés en contact avec la mère, mais la communication a été sèche et sans retour. Les informations que nous donnent Shella sont obscures. Nous n’y comprenons rien, nous avons envie d’éclaircir ce mystère, nous voulons aussi l’aider à se sortir de cette situation difficile.
Le contact avec le père va s’avérer plus constructif. L’homme semble posé, il essaie de comprendre ce qui est arrivé à son fils. Pour lui, son fils été manipulé par Shella.
Avec le décalage horaire le téléphone de Bruno sonne en pleine nuit. Les enfants dorment profondément sous la moustiquaire. Allo ? la voix est grave, les deux hommes parlent dans la nuit à 8000 kilomètres de distance.
Départ très tôt pour visiter la cité antique de Polonnaruwa.
Nous réveiller n’a pas été difficile puisque nous n’avons pas pu nous rendormir après la longue communication téléphonique du milieu de nuit. Le bus sautille sur la route criblée de nids de poule, la végétation éclate, l’île irradie sous la verdure.
Arrivée sur le site. Il faut payer.
— Où ? Au musée, à deux kilomètres de là.
— C’est pas vrai !
— Et le rickshaw vous ne voulez pas le louer ? Le site est immense...
— Pourquoi pas, c’est combien ?
— 500
— 500 !!!! Mais c’est du vol, allez vous faire foutre ! dit Bruno hors de lui.
Et nous repartons sur le chemin inverse tirant nos valises dans la poussière. Le rickshaw revient à la charge : 450 ? Bruno le renvoie d’un mouvement de main. L’autre insiste.
— C’est à cause du tsunami ...
— Ah bon le tsunami est monté jusqu’ici ? A plus de cinquante kilomètres de la côte ?
L’autre n’insiste pas. Détourne la tête et s’en va sans un mot. La chaleur nous assomme. Tout en marchant nous distinguons le site à travers la végétation. Des chemins semblent le rejoindre, au-delà des rangées de fils de fer barbelés.
— Je suis sûr que qu’il y a d’autres passages, dit Bruno.
Nous sommes furieux, tout ce voyage pour rien ! Encore un site que nous ne pourrons visiter, cette fois-ci, même les enfants ne peuvent pas entrer.
La journée semble bien compromise. Je marche à côté de Bruno et je sens qu’il pense la même chose que moi. Nous avons fait le pas pour nous réconcilier avec l’île mais l’île ne veut pas de nous ou plutôt, parce que nous refusons de jouer le jeu des touristes, nous nous mettons en permanence en porte à faux. Trente ans de guerre, des aides internationales à outrance ont fait perdre à l’île son âme, son sourire, son innocence. Il y a quelque chose de l’ordre du pervers qui sournoisement s’installe, le prétexte du tsunami est un peu pour nous le révélateur de cet état d’esprit que nous n’avions pas découvert lors de notre premier voyage dans l’île.
Soudain Bruno s’écrit :
— Là un passage, venez les enfants !
Sans hésiter, il saisit un enfant dans chaque main et tous les trois disparaissent dans la végétation.
Je reste parce qu’il faut bien que quelqu’un garde les bagages et veille... en cas de problème. Je tire nos sacs à l’ombre d’un grand arbre, salue au passage une vieille sri lankaise installée dans une guérite sale et misérable qui vend quelques paquets de cigarette et des bonbons périmés. Je m’assois sur une planche, tous les bagages autour de moi et je commence à attendre. L’air sent la bouse de vache, derrière nous un homme se lave dans le lac. L’attente devient rapidement insoutenable d’autant qu’à peine arrivée j’ai été rejointe par un flic qui ne cesse de me demander où sont passé les trois autres. Je mens : ils sont allés aux toilettes. Je commence à le baratiner, à raconter notre histoire du tsunami, à parler de mon pays. Histoire de faire passer le temps. Les autres ne reviennent toujours pas, le flic s’impatiente. Il dit :
— J’espère qu’ils ne sont pas rentrés dans le site.
Je réponds par la négative mais vraiment, je commence à avoir mal au ventre de trouille. Pas à cause du flic mais pour le pouvoir dont il dispose pour nous faire raquer. Dans cette situation, t’es pris, tu paies. Si facile dans un pays ou la corruption est reine. Midi. Le flic en bon fonctionnaire commence à avoir faim et sans dire un mot, enfourche sa 125. Je prie pour qu’il parte manger et non pas à la recherche de mes trois imprudents. Je sue, j’ai encore plus mal au ventre, j’ai soif et cette vieille qui n’est même pas capable de vendre une bouteille d’eau potable.
Enfin ils arrivent et en rickshaw ! Ils ont visité le site, vu le bouddha couché, le Rankot, les temples (le site est en effet immense) en plein soleil, sans une goutte d’eau. Le rickshaw les a ramassés sur le chemin du retour. Paul et Zoé sont cramoisis, déshydratés. A ce moment le bus pour Colombo arrive, nous nous précipitons à l’intérieur. Zoé a envie de vomir et Paul a juste faim. Je crains l’insolation pour Zoé et je pose sur son front mes mains brûlantes. Finalement, je profite d’un arrêt pour acheter deux bouteilles d’eau et des bananes. Zoé boit et se sent mieux. Nous nous partageons les bananes.
Maintenant il n’y a plus qu’à se laisser conduire à Colombo et patienter, le trajet va durer des heures...
Nous sommes arrivés très tard à Colombo. Heureusement, à l’Ambassade, ils ont été sympathiques et nous ont attendu jusqu’à 19 heures. C’était notre seule chance de pouvoir récupérer les passeports des enfants. Le fonctionnaire avait les ongles vernis et une apparence très efféminée. Il m’a remis les passeports avec froideur et détachement, j’étais en nage, sale et échevelée. Je me fichais totalement de ce qu’il pouvait penser de moi, j’étais contente qu’il nous ait attendu. Nous avions au moins (mais de justesse) réussi un de nos objectifs sur l’île.
A quelques centaines de mètres de l’Ambassade, nous avons trouvé une gesthouse, lumineuse et spacieuse. Les enfants se sont précipités sous la douche, les draps étaient blancs, la moustiquaire flottait dans la brise du ventilateur. Le mobilier sombre et disparate sentait l’humidité. Je branchais la prise anti-moustique, allumais un bâton d’encens et m’installais au fond d’un fauteuil, les bras rejetés en arrière.
Je pensais au lendemain
Le taxi était déjà réservé pour 6 heures.
Demain nous serons en Inde... enfin.