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2022 : Chemin de Compostelle, camino pimitivo (2)

deuxième partie

vendredi 2 décembre 2022, par Sylvie Terrier

Jour 20, 14 septembre. Pola-Obiedo, 17 km
Le camino primitivo ? C’est comme si l’on commençait un nouveau chemin

Marche d’approche dans la campagne en direction d’Obiedo. J’apprécie le soin avec lequel nous sommes entourés en Asturies, chemins sélectionnés pour leur beauté, leur intérêt, passage par des ponts moyenâgeux, chapelles posées telles des repères.

Je suis contente d’arriver à Obiedo, non pas parce que nous avons marché près de 500 km, mais parce que nous continuons notre marche sur un autre chemin, celui de la montagne. L’océan est déjà oublié.

La flèche en dentelle de la cathédrale San Salvator se dresse dans le ciel lapis-lazuli, des drapeaux rouges flottent, il fait chaud, je transpire.
Quelques touristes se promènent, des parents détendus regardent leurs enfants jouer. Et nous assis face à la cathédrale devant une bière fraîche, nos sacs posés à côté de nous. Il règne sur cette place une ambiance bon enfant et paisible.
Je suis contente d’être là.
Amincie, allégée, le visage sans maquillage, les yeux grands ouverts.

Jour 21, 15 septembre. Obiedo-Grado, 26 km
Le plaisir de marcher et de retrouver le bonheur du partage

Nous avons passé une bonne nuit dans l’auberge pour pèlerins d’Obiedo, accueillis dès 16 heures par un juif crispé et avare de paroles. Nous avons logé dans un ancien séminaire à la façade couleur de suie, les chambres étaient d’anciennes cellules, nous avons eu chance d’en avoir une juste pour nous deux.

Le Camino Primitivo est à la route que très probablement suivit le roi de Oviedo Alfonso II, le Chaste quand il réalisa le premier pèlerinage à Compostelle dans les débuts du IXe siècle. On le dit difficile à cause des dénivelés mais splendide au niveau des paysages et de la nature traversée. Il s’étend sur 320 kilomètres, d’Oviedo à Saint-Jacques-de-Compostelle, en passant par les régions du nord-ouest des Asturies et de la Galice.

En écrivant ce texte, je tombe sur cet extrait du livre de Christine Valters Paintner, "L’Âme d’un Pèlerin" que je reproduits dans son intégrité car je trouve qu’il parle bien de ce que nous ressentons en cheminant, même si je ne suis pas chrétienne :
"En pèlerinage, nous risquons d’entrer dans l’inconnu avec l’espoir d’être transformés. Nous laissons derrière nous notre monde familier. Nous sommes également connectés à toute une communauté de personnes qui ont fait ce voyage avant nous, celles qui voyagent à nos côtés et celles qui le feront à l’avenir. Le voyage nous transforme afin que nous soyons prêts pour notre destination. Nous sommes transformés dans le processus et nous nous laissons conduire à travers l’expérience par l’impulsion divine. Cela nous change à l’intérieur et à l’extérieur."

Quitter la ville n’est pas facile, les indications se contredisent, la banlieue d’Obiedo s’étire en longueur, enfin le paysage se déploie, dans un nuage d’aéro-refroisseur.

Nous retrouvons les vaches. Les horreos deviennent de plus en plus sophistiqués, de plus en plus larges, certains sont aménagés comme un petit salon d’été, sculptés, agrémentés de fleurs.

Durant cette étape, on s’amuse à aller vite. Nos habits délavés, nos mollets bronzés révèlent que nous avons déjà derrière nous des jours de marche (trois semaines exactement) alors que la plupart des pèlerins rencontrés commencent leur chemin à Oviedo.
- Ils sont tout neufs ! (on rit) nouveau chapeau, nouvelles chaussures, chemise bien colorée. C’est aussi à Obiedo que nous avons observé un jeune allemand tout frais sorti de l’avion. Il a enlevé son pull et une fois en T-shirt, s’est couvert de crème solaire avant de poser sur ses cheveux coupés raz, un chapeau à larges bords. Sebastian deviendra un compagnon de route, nous cheminerons ensemble, nous perdant nous retrouvant, jusqu’à Compostelle.

Quand le ciel s’est chargé d’orage et que la pluie a commencé à tomber, nous avons naturellement hâté encore le pas, ayant juste pris le temps d’un casse-croûte rapide et d’une bière glacée. A 14h10 nous étions à l’auberge. 26 km, on se dit que l’on aurait pu faire l’étape d’une traite.

Nous sommes heureux de notre forme physique. C’est grisant de voir combien tout notre être s’est adapté à la marche, combien notre sac à dos est devenu léger, notre marche rapide, notre regard aiguisé.

L’ambiance au gite est joyeuse et généreuse, les hospitaliers, un couple, semblent très heureux se trouver parmi nous. Pour le dîner et sans se concerter chacun a acheté une bouteille de vin rouge. Nous préparons, sur des temps différents notre repas (les premiers à manger sont les Anglais, les derniers les Espagnols). Le vin nous relie et finalement nous terminons la soirée tous ensemble y compris avec l’hopistalier qui branche bien avec Christina, une Allemande excentrique et végétarienne qui annonce avoir eu trois maris.

Jour 22, 16 septembre. Grado-Salas, 22 km
La plupart de nos peurs sont dans notre tête

Mal dormi, la nuit m’ a semblée interminable. Ronflements, toux, tremblements du lit superposé (mon voisin du-dessus a le sommeil agité).
A six heures toute la chambrée est réveillée et commence à se préparer. Une odeur de croissants chauds monte jusqu’au dortoir. On se retrouve tous autour d’un solide petit déjeuner.

7h45, nous voici dehors en train de marcher dans la nuit. Les autres pèlerins se sont dilués dans l’obscuirté, nous cherchons le fléchage à la lueur des lampadaires de la ville. Léger crachin, ciel bas, nuages amassés dans la vallée, le jour tarde à se lever. Une campagne verdoyante se dévoile peu à peu, ruisseaux, praires où paissent des chevaux. Je photographie encore et encore les horreos. Ceux-ci continuent à évoluer, à présent la partie inférieure constituée de pilotis de pierre est fermée pour constituer une véritable maisonnette, habitable ou décorative, la fonction grenier a disparu ou bien est reléguée tout au sommet de l’habitation.

En dehors des horreos qui me passionnent (il y aurait une étude ethnographique à rédiger sur ce sujet), je ne trouve pas grand-chose d’autre à photographier. La campagne se vit, pas la peine de la mettre dans une boîte. Nous traçons et avalons d’une traite nos 22 kilomètres. A 13 heures nous sommes arrivés à Salas et l’auberge déjà ouverte nous accueille. Pas besoin de se presser dans ce village où l’offre dépasse la demande, je surprends même une petite concurrence.
Nous sommes les premiers à nous installer dans le gîte. Nous nous débarrassons de nos habits humides de crachin et de sueur et pic-niquons sur un banc devant l’auberge. J’apprécie d’avoir un toit et un lit pour la nuit, joie simple du pèlerin une fois sa journée de marche accomplie. Et comme nous avons du temps, la fatigue tombant, nous nous glissons dans nos duvet le temps d’une petite sieste.

De notre lit, nous les avons vu arriver les uns après les autres, nos nouveaux compagnons du Camino primitivo, Sebastian, Christina, Miguel, Ally et tous les autres que nous perdrons et ne reverrons plus.

Didier s’inquiète de ne pas voir Heinrich, un Allemand de 74 ans rencontré en partant ce matin près de la cathédrale d’Obiedo. Vêtu d’une chemise rouge à carreaux impeccablement repassée, Heinrich effectue par morceaux ce chemin qu’il aime tant, mon dernier chemin, dit-il. Hier soir au gîte d’Obiedo il m’a montré ses mini pinces à linge. Et j’ai pu observer les grosses poches latérales de son pantalon où tout devait être bien rangé. L’organisation... Il en faut, même si l’on transporte peu de choses. Je dois dire que certains poussent l’exercice assez loin, sachets plastiques pour chaque famille d’objets, Tupperwares pour chaque denrée alimentaire, couteau Suisse, tongues de mousse... Il ne s’agit pas seulement d’aléger son sac au maximum, mais aussi semble-t-il, de aussi mettre en place une certaine rationalisation. Pour se rassurer ?

Jour 23, 17 septembre. Salas-Tineo, 18 km
Se réveiller la nuit et chaque fois se dire "j’ai envie de marcher"

730 mètres de dénivelés dans une nature luxuriante de verts et d’eau, de fougères, de petits ruisseaux. Chemins tantôt secs, tantôt boueux, terre anthracite, couleur charbon. De monts en monts nous gagnons Tineo, une ville accrochée à la montagne divisée en deux. La ville haute, ancienne, avec ses maisons à balcons en bois et ses horreos, la ville basse, moderne, avec ses HLM en barre, rassemblés par paquets, de couleur brique. Les vieux habitent le haut, beaucoup de maisons tombent en ruine ou sont fermées. Le camino permet à certains de vivre du passage des pèlerins (auberges, cafés, supermarchés). Les chats eux restent souverains.

L’étape a été courte, à midi trente nous étions installés. Arrivés les premiers, nous avons eu la chance de pouvoir choisir notre lit, ce sera donc chambre avec vue.

Assise au soleil je regarde la montagne dont les cimes s’estompent dans la brume du soir. Echines piquetées d’éoliennes, collines déboisées transformées en pâturages, le lierre court sur les murets, partout des bancs invitent au repos ou à la contemplation.

Durant ce Camino, j’ai envie de prendre le temps. Les étapes sont courtes, il reste tout l’après-midi pour la découverte, la flânerie, le repos (vivre avec son corps, l’écouter, le soigner), l’écriture. Je n’ai pas trop envie d’échanger avec les autres, l’échange de banalités me rend vite trop critique. Je n’aime pas non plus arriver en même temps qu’un groupe. Je trouve que les Anglais parlent fort, ils restent entre eux et ignorent les habitants. Impression d’indifférence qui me met mal à l’aise. Je préfère la discrétion et l’observation ; "amasser des matériaux" (Bacon) extérieurs comme intérieurs, afin de comprendre et restituer.

23 jours que nous sommes partis. Une petite éternité. J’adore ce deuxième chemin, la nature, les montagnes.

J’aime cette humidité même quand elle est sur moi, je baigne dedans, je suis cette humidité intérieure comme extérieure, tout communique. Mes jambes marchent toutes seules, trop vite à mon goût, mais je n’arrive pas à les arrêter. Sauf quand l’étape est finie, que j’enlève mes chaussures, mes pieds nus me semblent bien fragiles. Glissés dans des sandales, je prends garde à ne pas me tordre la cheville, je sens le vent passer entre mes orteils.

23 jours de marche, toute fatigue a disparu, nous arrivons parmi les premiers, pas parce que nous le voulons mais parce que nous sommes entrainés.

O la bouffée d’air humide durant l’étape de ce matin en pénétrant dans ce café ! Dehors un vent frais presque glacé soufflait. Dans le café qui faisait épicerie, les saucissons et les jambons pendaient au-dessus des miches de pain. Sur le zinc, les sandwichs étaient épais comme des hamburgers. Ambiance agricole, nourriture lourde et carnée qui tient au ventre.

Soir. Couchée tôt, je me réveille un cycle plus tard. Je regarde dehors par la fenêtre merveilleuse. Les lumières de la ville basse scintillent comme durant une nuit de Noël. j’entends les clochettes des moutons, je me laisse bercer et me rendors. Et ainsi jusqu’au matin. Je me réveille six, sept fois et je me rendors. Chaque fois je me dis :
- J’ai envie de marcher.

Etape 24, 17 septembre. Tineo-Pola de Allende, 27 km
Une tristesse

Début de la marche dans le froid et le brouillard. Vaches fantomatiques, toiles d’araignée perlées de rosée. Nous restons sur les hauteurs puis traversons des forêts de chênes et de châtaigniers, l’automne se prépare.

Et puis doucement la campagne se révèle. Prairies, monts, fermes isolées, champs brûlés par le purin répandu. Marche facile avec quelques kilomètres de route, petit détour pour passer devant une auberge, en effet, rien vu depuis 15 km. Bientôt nous retrouvons les vieux chemins bordés de pierres moussues. Marche rapide jusqu’à un col et puis ensuite commence la descente vers Pola, nichée au creux de la vallée Nison.

Gîte donativo ce soir dans une maison séculaire au bord de la rivière, décorée d’objets rapportés de voyages en Asie. Antonio nous accueille dans le pur esprit du chemin. Il a du mal à décrypter nos cartes d’identité, peut-être a-t-il besoin de lunettes, je l’aide à remplir le registre. Antonio est un marcheur, maçon de métier sans doute un peu nomade, il est hospitalier dans ce gîte, histoire de laisser reposer ses pieds avant de repartir.

Nous avons la chance d’avoir un grand lit rien que pour nous, la salle de bain suspendue au-dessus de la rivière (interdiction d’ouvir les fenêtres) toute blanche, brûlante de soleil semble un petit miracle.

L’ambiance change du tout au tout le soir au moment du diner. Notre hôte est présent, triste et taciturne. Antonio n’est plus le même, il est devenu servile et ne dit plus un mot. Nous sommes sept à table, en compagnie d’une américaine (que j’ai prise pour la compagne du propriétaire de la maison et qui partira après force embrassades le lendemain matin, nous ne la reverrons jamais) et de deux françaises, rescapées d’une course mal organisée, Odile et Gisèle, que méchamment je surnomme la Grenouille de bénitier et la Grosse vache.

- L’hiver la neige recouvre les sommets, à Polo il fait trop froid et humide, nous habitons ailleurs.
Ce sera à peu près le seul échange que nous aurons avec notre hôte, dont la tristesse semble un gouffre sans fond.

Etape 25, 18 septembre. Pola de Allende-Berducedo, 18 km en passant par le col del Palo
La beauté de la nature donne accès au transcendant

Petit déjeuner aussi triste que le diner d’hier soir sous une lumière blafarde. Notre hôte mange debout, il a l’air encore plus mal que la veille. Antonio joue à des jeux video sur son téléphone portable, il est aussi absent que la veille et ne dit mot.

Partons ! Huit heures sonnent au clocher, l’air est vif, le ciel limpide, il va faire beau. Temps idéal pour cette épreuve de montagne qui nous fera atteindre le col del Palo à 1146 mètres d’altitude. Lente et progressive montée dans les forêts de châtaigniers. La bruyère est en fleur, des oiseaux furtifs nous précèdent comme pour nous ouvrir le chemin.

A Présent, nous visons le col. L’herbe scintille sous le soleil, une herbe rase parsemée de colchiques que broutent en liberté des vaches rousses.

Là-haut, c’est grand, nous nous dressons devant ce paysage presque parfait s’il n’était balafré d’éoliennes et de pylônes électriques. Mais regardons ailleurs, l’espace comme le monde, est grand.

Descente abrupte et casse-genoux vers Berducedo, le seul village à disposer d’hébergements et d’une épicerie. Nous voici en Galice et nous n’avons pas vu d’indication, seule la signalisation change, panneaux rouges sur poteaux costauds, comme aux Canaries, nous échangeons un regard complice, cela nous fait chaud au cœur.

Arrivés à l’auberge municipale, j’ai un sentiment de décalage. Entre nous les pèlerins, étrangers, de passage, avec un objectif précis et ceux d’ici, les laborieux et tous ceux qui n’ont pas de travail. L’ennui se perçoit dans cette campagne. Car que faire d’autre en dehors d’éléver du bétail ou planter de l’herbe ? Sentiment presque de rejet de la part de l’employée de mairie qui nous enregistre au gîte, même sentiment à l’auberge qui commence par nous refuser. Mais il faut peu de chose pour briser la glace, une parole, un sourire, un regard bienveillant et tout change.

Etape 26, 19 septembre. Berducedo- Grandas de Salime, 19km
De lumière et de cendres

Etape toute en beauté au lever du jour, quand le brouillard épais remplit les vallées et que le ciel de chair tendre y pose son reflet.
Arbres en ombres chinoises, fraîcheur crue de l’air, nous vivons un moment magique. Sebastian grimpe sur un rocher et s’isole du groupe, dans un puissant désir d’être seul. Nous atteignons un petit col et alors un nouvel horizon se dévoile.

Nos ombres dans le brouillard,
Surmontées d’un halo couleur d’arc en ciel,
La petite chapelle et sa croix,
Crucifiée dans le bleu,
Les dalles d’ardoise plantées à la verticale
Dents de requins acérées

... Et 800 mètres de dénivelés qui nous font plonger dans le brouillard de la vallée, jusqu’au lac de Salime, abstrait, intouchable.

Des pentes affutées qui de près révèlent une terre lacérée, massacrée. Des pins coupés et alignés tels des corps tombés au combat, certains calcinés. Que s’est-il passé ? Un projet de plantation est-il en cours qui nécessite d’arracher ainsi une forêt devenue moribonde ? J’aurais la réponse plus tard. En 2017 un incendie a ravagé en partie la forêt de pins qui dominait le lac. Mais ce n’est pas tout, au moment de la réalisation du barrage en 1950, de nombreux villages ont été engloutis, des milliers de gens obligés de quitter la vallée et de s’exiler. La vigne qui poussait sur les côteaux a périclité, l’évaporation du l’eau du lac a empêché la maturation des grains.

Nous poursuivons notre descente qui se termine dans une belle forêt de chênes et châtaigniers (tout n’a pas brûlé). Le barrage apparait, pâle et lézardé. Sur l’autre rive se dressent des maisons abandonnées, sans portes ni fenêtres, signe d’une prospérité révolue.

- Buon dia !
Je salue un veil homme qui balaie le seuil de sa maison. Il me répond en regardant le sol (je traduits ce que j’ai compris)
- Bonjour, mais je jour ne sera pas bon, il va faire très chaud.

Je remarque quelques vignes hirsutes, des jardins abandonnés. Il n’y a plus de vie d’activité humaine ici, nous avons peut-être croisé le dernier habitant du barrage. Heureusement un hôtel restaurant s’est installé dans le creux de la route, le café con leche arrive à point. Mais l’ambiance est lourde, presque oppressante. Nous sommes soulagés de constater qu’il ne reste plus que 4 kilomètres avant Grandas, notre étape du jour.

Ces derniers kilomètres, nous les effectuons au pas de course non pas pour fuir (encore que...) mais parce que le chemin serpente à travers une odorante forêt de pins et que le village de Grandos brille au soleil et nous attire telle une pierre précieuse. L’auberge municipale mériterait un bon rafraîchissement, l’hopitalier affable nous reçoit dans les règles de l’art. Pic-nique sur une table branlante dans un coin de jardin abandonné, dortoirs aux lits fatigués et tout de même, deux machines pour laver et sécher notre linge.

A priori, pas grand-chose à découvrir dans ce village, et pourtant, il recèle un étonnant musée ethnographique qui présente l’ancienne vie rurale de la région. Des savoir-faires traditionnels remarquables au service d’une vie en quasie-autarcie. Non seulement les objets sont beaux, vivants, polis par les mains d’un paysan, d’une couturière, d’un artisan mais ils sont aussi extraordinairement mis en scène. Nous entrons dans un moulin, une maison, une taverne, une salle de classe, un atelier, une chambre... L’effet est émouvant et touche ma sensibilité. Nous y passons deux heures et j’épuise la mémoire de mon téléphone, je veux tout conserver.

Sur la place, la petite église de San Salvador du XIIeme siècle nous attire. Elle est hélas fermée mais contre ses flancs à l’abri du vent ou à l’ombre en été, on trouve le meilleur café du village. Nous nous régalons de poulpe à la galicienne accompagné d’un verre de vin blanc.
La belle vie du pèlerin, libre, savoureuse, intelligente.

Etape 27, 20 septembre. Berducedo-Fonsagrada, 24km
Se mettre à genoux

C’est un départ dans le brouillard, petit troupeau de pèlerins qui partent ensemble puis s’éparpillent au fil de l’étape. Chemins humides sous les noisetiers, pommiers isolés dans les prés, bruyère sur les talus. Les toiles d’araignées piègent la rosée. La pierre se fait souveraine, elle devient pieu pour clôturer les champs, lauze pour recouvrir le toit des maisons.

Je repense au musée ethnographique, au travail de collecte dont il a fait l’objet.
11 000 items, recueillis, donnés, achetés puis identifiés et scénographiés. Objets en fer, beaucoup en bois, comme ces étonnants sabots ou ces roues de charettes. Peu d’instrument de musique, cela signifiait-il que le labeur l’emportait sur la fête ?

Notre labeur à nous c’est de marcher. Pas après pas, matin après matin, jour après jour. Lorsque nous sortons du brouillard, le soleil est déjà haut. Nous gagnons les terres basses vers un horizon piqueté d’éoliennes. Le chemin devient un tantinet monotone, à part le raidillon final pour gagner Fonsagrada.

Fonsagrada, on la voyait de loin cette ville blanche fichée sur un plateau. De près, elle est plutôt ingrate avec ses facades plates, ses immeubles aux balcons fermés. Soumise aux vents du nord, elle doit grelotter en hiver. En témoigne les tas de bois amassés devant les maisons.
14 heures, la ville sommeille, nous sommes habitués à ces villes fantômes, du moins à cette heure de la journée.
Personne aux terrasses des cafés
Rues brûlantes au soleil
Glacées à l’ombre
Vent piquant entre deux maisons.

- Elle a retrouvé son bâton !
Je les observe de l’église où je me suis réfugiée au soleil.
Il boîte un peu, il est jeune. Met un genou à terre devant cette femme, parée de couleurs vives. Puis lui tend, mains levées au-dessus de sa tête un baton de pèlerin, comme s’il s’agisait d’un glaive.
Elle remercie avec effusion et le serre dans ses bras.
Son bâton, elle l’avait oublié à la fontaine.

Jour 28, 21 septembre. Fonsagrada-Cadavo, 28 km
Renaître à soi même

Une marche magnifique, de montagne en montagne, sur des chemins vernaculaires, vallées embouchonnées de brouillard dense. Arrêt aux ruines de l’ancien hôpital d’Alto de Montoudto où subsiste le bassin en pierre dans lequel les moines lavaient les pieds des pèlerins. Nous restons là un moment, au soleil il fait chaud. Quand nous repartons le froid nous mord les joues.

Provisions de bois en forme de meule devant les maisons
Disparus les figuiers, les mûres ont gelé.
Disparues les tomates, remplacées par des champs de choux hauts sur patte.

Il y a beaucoup moins de vaches dans les prés, l’activité principale semble être forestière. Quelques hameaux traversés, pas de village avant Cadavo, notre étape.
Cadavo est un village modeste mais bien achalandé en magasins (bricolage outils machines agricoles) cafés, supermarché et centre de soins, maison de santé pour personnes âgées et centre culturel.

Nous n’avons aucun mal à trouver un café et nous installons dehors, visage au soleil. Sur la route devant nous passent d’énormes poids lourds. A quelques encablures un homme assis devant le seuil de sa maison joue un air d’accordéon. Nous l’applaudissons de loin, une fois le morceau terminé. Il nous envoie un geste de la main.

Repas pèlerin ce soir, nous dégustons une excellente soupe galicienne, à base de chou et de couennes de porc et partageons notre table avec Ally la Suédoise. Rencontre au gîte d’un couple d’Espagnols qui s’arrêtent à Cadavo, par manque de temps "le travail" disent-ils, mimant la fatalité. Ils sont joyeux et rayonnants et ronflent l’un comme l’autre avec entrain.

Dernière étape avant Lugo, demain. Je ne suis pas arrivée à trouver un hébergement, on verra bien. Je me réjouis de ces 30 km à venir, je vais les savourer comme un met subtil. Marcher est un rite. Je commence l’étape dans l’allégresse du matin, puis après des heures de marche viendra la fatigue, l’envie d’arriver. Je déposerai alors cette journée, me laverai et une fois encore, une fois la nuit passée, renaîtrai à moi-même.

Jour 29, 21 septembre. Cadavo-Lugo, 28km
La confrérie des "primitivos"

Nous commençons notre lente descente vers Compostelle et ferons ce soir étape à Lugo, situé à 500 mètres d’altitude. Ciel couvert, froid humide, 11 degrés sous les châtaigniers. Nous marchons et n’avons pas froid. Devant les maisons de granit, les dahlias jaune citron et rouge grenat s’érigent comme des arbalètes. Dans les haies, je compte plus de dix chants d’oiseaux différents.

A l’approche de Lugo, le chemin devint plus monotone, il serpente, contourne la nationale, glisse sous un pont d’autoroute. La grande ville de Province s’annonce.
Et la voici, perchée sur une colline, ceinturée de murailles romaines. La ville nouvelle prend ses aises à l’extérieur, utilitaire, immeubles aux facades plates, concessionnaires automobiles et enseignes publicitaires.

Nous entrons dans Lugo par le Puerta de San Pedro, l’une des dix portes de la citadelle. Ambiance touristique avec ses innombrables cafés et restaurants jusqu’à la cathédrale Santa Maria, haut lieu de culte des anciens pèlerins. Dans cette grande ville, nous "les primitivos" nous sentons un peu perdus, un peu orphelins de la montagne. On se reconnait tous, on se salue, on forme sans le vouloir une petite confrérie, on se réconforte. A Lugo, nous sommes à 99,543 km de Compostelle. Une borne située à droite de la porte San Pedro, l’indique.

La vie nocturne atteint son apogée vers 21 heures et nous sous les arches d’un improbable restaurant, protégés du vent, nous dégustons des sardines grillées et buvons de l’alvarino, le vin blanc de Galice qui verre après verre nous monte à la tête et nous rend encore plus heureux.

Au retour nous croisons Pierre, le Belge :
- Oh Pierre toujours pressé ?
- Oui l’hôtel ferme à 10h ! Bonne nuit !

Nous ce soir nous avons un code d’entrée (nous avons finalement pu réserver un hébergement) et une chambre rien que pour nous.

Ce même soir Paul m’envoie un mail de Berlin :
Nous n’aurons pas de charbon avant décembre. Le froid arrive. Comment allons-nous faire pour nous chauffer ?

Jour 30, 22 septembre. Lugo-Ferreira, 27 km
Pendant ce temps...

8 heures, par la fenêtre de l’hôtel je regarde la rue sous la lumière jaune des lampadaires. Les pèlerins sont déjà dehors à la recherche de leur chemin.

Nous sommes un petit groupe à quitter la ville ce matin, comme la veille un instinct grégaire nous pousse à nous rassembler. Nous repassons devant la cathédrale Santa Maria, ressortons par la Puerta Santiago, notant au passage l’épaisseur des murs. Main dans la main, nous traversons le pont romain qui enjambe le fleuve Mino et nous partons pour douze km de bitume, heureusement suivis de beaux chemins à travers la campagne.

Les herreos étroits et hauts perchés, tout en pierre
Le maïs réapparait
Les dahlias hauts comme des arbustes
Les champs de potirons pansus, avachis, personne pour les ramasser ?
Les murs de pierre nous guident.

Irrémédiablement, nous descendons vers Compostelle. Tout converge, c’est un aboutissement, une consécration. C’est une fin aussi. Un sentiment de nostalgie me saisit. Un jour tout finit, même le chemin. Même la vie. On sait que l’on n’y échappera pas. Je me mets à penser "Et pendant ce temps, Poutine mobilise ses troupes pour faire tomber l’Ukraine, les réservistes quittent la Russie, par avions entiers."
Une forte odeur de chou me remet sur le chemin. En Galice on sent les choux avant de les voir.

Jour 31, 25 septembre. Lugo-Ribadeso, 32 km
Marcher plus lentement pour faire durer le temps du bonheur

- 31 ème jour de marche !
Au lever du jour sur la route, des merles et des pèlerins. Petit troupeau qui peu à peu s’éparpille. Agréable chemin dans les sous-bois, en alternance avec la route où passent de très rares voitures.
Un col, du vent, on repêche Leslie l’ Américiane qui s’est trompée de chemin. Elle marche bras nus alors que le vent nous glace. Maisons de granit, odeurs de ferme, forêt de pins et buissons de bruyère, nous savons que nous allons bientôt quitter la montagne. Déjà dans le lointain se profile la blanche Melide.

On n’est pas pressés d’arriver.
Ce matin curieusement, notre pas s’est fait plus lent, plus méditatif.
Nous savons qu’à Melide se termine le Camino primitivo. Nous rejoignons le Camino frances, un autre chemin...

A Melide c’est le choc.
Du monde partout, la moitié sont des pèlerins.
Nous trouvons un peu de réconfort à la poulperia Exequiel devant un plat de pulpo gallego, restaurant célèbre où nous avons déjà mangé il y a quatre ans et que je retrouve sans difficulté.

Melide, point de rupture. Il reste 100 kilomètres avant Compostelle et le monde entier semble s’y être donné rendez-vous. Comme dira Yves le canadien,
- C’est une intense émotion plutôt noire.

On marche.
On ne se dit plus ni ola, ni hallo, ni bonjour, on ne se dit plus rien du tout.
La plupart des marcheurs portent un petit sac.
Des auberges à profusion, de la publicité, une épicerie bio.
Des papiers toilettes un peu partout.
On se sent perdus nous les primitivos !

Ce soir nous faisons étape à Ribadiso. Retrouvons Paolo et Yves démoralisés. Nous décidons de nous nommer "les résistants", pas question de sombrer ou se de décourager. On ne cède pas à la confusion. Je pense à Ally, à Leslie qui sont seules. Et cela fait du bien de se parler.
N’empêche, ce soir nous avons acheté nos billets de retour.

Le vent est tombé, ciel sans nuage. Un froid mordant s’installe.
Heureusement, au gîte il y a des couvertures.

Jour 32, 26 septembre. Ribadiso-Arca, 22 km
Le chemin un incroyable observatoire sociologique

Sur ce chemin aujourd’hui, ce n’est pas le paysage ni la nature que je photographie mais les gens.
La plupart des pèlerins sont partis de Melide. Retrouver un "Primitivo" ou un "Norte" (avec son gros sac, ses chaussures fatiguées, ses vêtements délavés par les lavages à la main) procure une joie intense. Ce matin, c’est le Russe Vladimir, rencontré sur le Camino del norte à 500 kilomètres d’ici que nous retrouvons.

Il y a de tout sur ce chemin.
Une femme décorée avec une fleur rouge dans les cheveux (elles sont un groupe en fait, nous en rencontrerons d’autres, avec des fleurs rouges)
Des Américains en groupe organisé
Des Coréens avec des écouteurs dans les oreilles
Des qui photographient une vache, un épi de maïs
Et même des cyclistes, ils avaient disparu sur le Primitivo.

Il faisait très froid ce matin sous les étoiles. J’ai résisté à l’envie de mettre mes gants, pas facile pour prendre des photos. Aujourd’hui, on a le temps, l’étape est facile jusqu’à Arca, peu de dénivelés, nous passons de hameau en hameau, le chemin est devenu un long ruban, lisse et sans surprise qui traverse des forêts de chênes et d’eucalyptus. Je me souviens de rien à part l’odeur des eucalyptus.

Curieusement, une ambiance moyenâgeuse s’installe au travers de petites échoppes ambulantes : marchand de bâtons de pèlerin, marchand de fruits, vendeurs de talismans (des galets peints), musiciens. Et un mendiant qui sans rien demander, dépose une coupelle sur les pierres du chemin.

- Demain on est rendus !
Comprenez, demain on est à Compostelle. On invite Sylvain le Québéquois à se joindre à notre table pour le déjeuner. La cafeteria est bondée, nous patientons. J’ai une faim énorme, j’ai maigri.
Sylvain raconte. Il en a bavé pour arriver jusque-là. La nourriture, les horaires des repas, la langue (il ne parle ni espagnol ni anglais). Par correction il avait invité son épouse à venir avec lui :
- Jamais ! a été sa réponse.

Il a donc tout préparé, tout réservé longtemps à l’avance et marché seul. A rajouté la solitude aux difficultés. Il a ressenti plusieurs fois l’envie de rentrer, mais rien n’était disponible. A 71 ans, il a vendu son entreprise. Il a passé sa vie à travailler et ce chemin, il insiste, ça lui a coûté cher. Je ne sais pas (je n’ose pas le lui demander) s’il est heureux aujourd’hui.
Enfin, il me conforte sur un point, L’enfer des 100 kilomètres il l’ a aussi trouvé à Melide. Le reste de son chemin, il est parti de Saint Jean Pied de Port, a été tranquille.

Après ce repas lourd et reconstituant, (nous sommes sortis de l’auberge à 16h30) je sens la fatigue me prendre.
Bonheur de pouvoir s’allonger, se reposer. Je me glisse dans mon duvet tout doux, ce duvet qui sent moi, qui m’accueille et me réchauffe depuis plus d’un mois.

Je me sens tellement bien.
Apaisée, les pieds un peu engourdis.
Pas de pensées, juste du bien-être.
Silence dans l’auberge.
Ciel bleu dans le carré de la fenêtre.
Je ne m’endors pas, je flotte.
Savoir que demain je serai à Compostelle
M’apporte sérénité.

Jour 33, 27 septembre. Arca-Compostelle 20 km
Déposer un regret

Départ dans le brouillard.
La multitude de pèlerins ne me dérange plus. Nous formons un seul corps, un seul mouvement qui se dirige vers Compostelle.
Impression que le rythme est plus lent ce matin.
Retrouvé Vladimir qui ne nous quitte plus.
Joli chemin à travers les eucalyptus, les châtaigniers et les chênes de plus en plus recouverts de mousse. La nature devient plus humide, gouttes de rosée grosses comme des dragées déposées sur les feuilles de choux.

Autant je n’ai pas de souvenir des étapes précédentes depuis Melide, autant à l’approche de Compostelle je me souviens. Le monte Gozo et sa chapelle de pierre, la descente sous les arbres, le long trottoir, les passerelles, tout glisse, tout converge.

A ma grande surprise peu de monde dans la ville
Très peu de voiture
Pas de bus de touristes
Une tranquillité, un calme étrange.

Descente des ruelles de granit noir, coquettes maisons aux fenêtres cerclées de blanc, entrée par la Puerta del Camino. Je pense : tout est beau à Compostelle.
J’aperçois le porche sombre, de la musique monte vers nous (il y a toujours un musicien placé à cet endroit). Traverser ce porche c’est naître une nouvelle fois avant d’être propulsé sur le parvis, la plaza d’Obradorio, devant la cathédrale.

Elle est splendide, sans le moindre échafaudage. La statue de Saint Jacque ruisselle d’or au soleil. Nous nous cherchons, amis du chemin, perdus et retrouvés peut-être ? Nous nous cherchons pour nous serrer et nous embrasser, nous avons envie de partager notre joie, moment inouï.

Je dépose aujourd’hui l’immense regret que j’ai porté, celui de n’avoir pas effectué ce rituel en compagnie de mon compagnon il y a 3 ans et demi,
Aujourd’hui nous sommes là tous les deux, avec notre sac, notre fatigue, nos vêtements délavés.

Nous restons longtemps le dos appuyé contre la pierre. Je regarde la cathédrale, son architecture baroque ressemble à notre chemin, toutes ces étapes, tous ces kilomètres, toutes ces aspérités, c’est notre périple. Compostelle, voyage d’une vie gravé dans notre corps à jamais.

Même pas envie d’entrer dans la cathédrale. Plus tard.
Fêter cela, avec deux bières glacées, au soleil sous les arcades dans la simplicité d’un café espagnol comme on les aime.
Regarder les pèlerins arriver, avoir envie de les applaudir, ressentir leur joie, sentir grandir nos ailes.

Petit tour à l’hotel. Nous déposons notre, sac, je prends une douche. La fatigue me tombe dessus, je m’allonge, nue dans la douceur des draps d’un blanc parfait.
Je sombre dans un profond sommeil.

18 heures, retour à la cathédrale. Le parvis est presque désert, je retrouve ce même calme qui m’a tant frappée à l’arrivée. Toujours aussi peu de monde dans les rues, toujours cet apaisement, ce silence. Les musiciens ont changé, ce soir c’est baryton, célébration flamboyante d’un accomplissement.