Accueil > Marcher sur les chemins, un autre voyage > 2022 : Chemin de Compostelle, camino del norte (1)
2022 : Chemin de Compostelle, camino del norte (1)
dimanche 4 décembre 2022, par
JOUR 1 Béziers-Irun. 25 août, 8 km
Pourquoi se lancer sur le chemin maintenant ? Pour officialiser, célébrer, accepter ? mon départ à la retraite
Mes chers collègues,
"J’aurais aimé vous dire au revoir de manière joyeuse et plus élégante mais cela ne m’a pas été possible..."
C’est ainsi que j’ai commencé mon mail d’adieu à mes collègues.
Avec quelques jours de recul, je le trouve triste et nostalgique. Pourtant, depuis ce matin 7h45, heure de notre départ vers Compostelle, ma vie a changé. Je ne retournerai plus au travail, une page vierge et blanche s’ouvre sur l’inconnu. Cela m’inquiète et m’excite à la fois.
Alors que nous descendons les Allées de Béziers, main dans la main, je me dis que je pars avec une question. Que vais-je faire de ma retraite, ou plus exactement que signifie pour moi être à la retraite ?
Déjà je trouve ce mot péjoratif, la retraite c’est être mis de côté, en retrait. Du monde, de la vie active, de l’argent, du pouvoir, de la reconnaissance. Tous ces qualificatifs me parlent car c’est là-dessus que j’ai construit mon identité sociale et psychologique. Et puis pour moi, prendre ma retraite signifie être devenu vieux.
En espagnol la retraite se dit « Jubilacion ». Tout l’inverse du mot français. Faut-il comprendre que la retraite peut aussi apporter jubilation et joie ?
L’humidité est collante ce matin. Sous un ciel bas et lourd, nous filons en train vers Toulouse, puis Hendaye notre terminus. La sécheresse a calciné les champs de tournesols, le sorgho s’en tire mieux et se revêt d’une belle robe rousse.
C’est incroyable comme je suis stressée. Je dois changer cela.
Hendaye. Nous avons choisi de passer en Espagne à pied et de dormir à l’auberge pour pèlerins qui se trouve à Irun. Ce passage symbolique par une frontière qui n’existe plus marque pour moi le début de ce nouveau chemin.
Notre deuxième chemin vers Compostelle, par deux nouvelles voies, le Camino del norte puis le Camino primitivo.
Au restaurant, centre d’Irun.
- Elle a le cul souverain
Elle pose sa poitrine sur la table, rassemble autour les chaises vides, comme une poule ses poussins. Elle attend des invitées qui tardent venir, le dos cambré, le buste bardé de papillons multicolores.
Dans ce restaurant ouvert sur la rue, de bouffe rapide et de vin qui tâche, c’est toute l’humanité qui défile devant nous. Seize heures, les derniers convives finissent leur repas de midi, pour dîner il faudra attendre vingt heures, nous ne sommes pas encore calés sur le temps de l’Espagne.
Nous étions quatre soixantenaires à attendre l’ouverture de l’auberge pour pèlerins, quatre 1958 (le meilleur cru d’après Didier). Pamela l’américaine, Teresa l’italienne et nous deux. Tous heureux et follement enthousiastes à l’idée de commencer le chemin demain matin.
JOUR 2, 26 août. Irun - San Sabastian, 26 km
La question de la retraite persiste. La retraite, une nouvelle virginité à 64 ans ?
6h30. Réveil au son de chants liturgiques entrecoupés de chants de coq. Il pleut averse. Petit déjeuner, fenêtres ouvertes sur la nuit. Certains se lancent, frontale allumée, cape de pluie déployée. Nous attendons que le jour se lève et la pluie ayant cessé nous nous lançons à notre tour dans le matin détrempé.
L’étape est longue mais facile. A cause de la pluie nous optons pour la prudence et préférons le chemin des chèvres à la grimpette vers le mont Jaizkibel. Embarcadère à El Pasaia, vieux village calé sous la falaise puis remontée dans des forêts de châtaigniers et de bruyères.
Des chevaux à demi sauvages surgissent des sous-bois puis soudain s’ouvre l’océan. Bleu, vert, blanc (les nuages), ces trois couleurs nous accompagnent tout au long du chemin.
Nous passons vite à San Sebastian, grande ville touristique avec ses plages balnéaires où nous n’osons pas nous baigner. L’auberge se trouve au-delà de la ville, nous y retrouvons calme et tranquillité. Apéro paisible dans une rue qui peu à peu s’anime.
Je ne sais pas si cela est dû au vin blanc que je bois, mais en ce début de soirée, la question revient. La retraite ? Une page blanche à écrire certes. Mais sans hâte, sans chercher à la remplir, en somme "une nouvelle virginité", une nouvelle vie à 64 ans…
JOUR 3, 27 août. San Sabastian - Getaria, 24 km
Pourquoi toujours chercher la perfection et ne pas se donner le droit à l’erreur ?
Je n’ai pas grand-chose à dire de cette étape, à part que nous continuons notre cheminement le long des plages touristiques. Les Espagnols profitent des derniers jours de vacance et nous, ne faisons que passer. Comme je me sens loin de l’ambiance du chemin.
Triste auberge, triste hôtesse qui nous reçoit machinalement et sans sourire.
Nous n’avons pas trouvé notre rythme et moi je suis stressée par la peur de ne pas trouver d’hébergement. L’auberge devient le but de la journée, je ne vis plus dans le présent. Même à la retraite je ne pense plus. Promenade de fin d’après-midi très triste où l’un comme l’autre nous sentons déprimés. Et j’en suis responsable, angoissée jusqu’au bout des ongles, j’entraîne mon compagnon dans mon mal être. Tandis que, le visage grave, nous rentrons vers l’auberge nous rencontrons Teresa, radieuse. Elle s’est baignée et irradie de bien-être.
Je n’arrive pas à m’apaiser durant la nuit. Je me tourne et retourne. J’entends tous les bruits du dortoir, les respirations, les ronflements, les grincements des lits superposés. Tout m’agresse, j’ai trop chaud.
JOUR 4, 28 août. Getaria – Deba – Auberge + 4 km, 22 km
Pourquoi marcher ? Parce que j’en ai besoin, pour me libérer, pour trouver la paix
Le temps est magnifique aujourd’hui. Malgré la nuit blanche, les yeux rougis, je marche. Un pied devant l’autre et ainsi de suite. Je ne me sens même pas fatiguée.
Nous avons décidé de sortir du chemin balisé ou plus exactement de prendre « le chemin long » qui au lieu de suivre la côte fait une incursion dans la montage. Et puis Didier a repéré une plage naturiste qui nous délassera en fin de parcours.
Le parcours nous déçoit car il consiste à suivre une route départementale sans intérêt, par contre la plage naturiste, protégée dans un écrin, nous enchante.
Nous y restons le plus longtemps possible, nous baignant plusieurs fois. Mais le chemin se rappelle à nous, il reste encore une bonne dizaine de kilomètres à parcourir.
Quand nous arrivons à l’auberge, nos amis de la veille sont déjà attablés devant l’apéro. Il est 19 heures, nous avons à peine le temps de laver nos chaussettes avant de les rejoindre autour d’un repas collectif. C’est bon enfant et chaleureux, une fois encore les nationalités se mélangent, polonaise, italienne, allemande, française, espagnole.
Durant la nuit, il a plu très fort (mon cœur de met à battre, le toit de la fragile auberge ne va-t-il pas s’envoler ?) mais au matin tout est calme et détrempé. Nous découvrons notre petit déjeuner en kit sous plastique, pour le café il faut acheter une capsule. Je pense « quelle arnaque ». A nouveau mon esprit se met à critiquer et me rend insatisfaite. Mais dans le fond quelle importance, j’ai été heureuse d’être logée dans cette auberge, de passer une excellente soirée et pour la somme modique demandée, mon niveau d’exigence ne peut-il être relativisé ?
Je reste toutefois prisonnière de mon dépit et après avoir écrit toutes ces banalités dans mon carnet et pressé Didier de repartir, j’ai juste envie d’arrêter d’écrire et de le refermer définitivement.
Il est urgent pour moi de me mettre en chemin.
JOUR 5, 29 août. Auberge – Markina – Bolivar – Monastère de Zenarruza, 28 km
Rencontrer des personnes comme nous, découvrir l’hospitalité religieuse et le silence d’un monastère
Ce matin en marchant dans la forêt parfumée d’odeur d’eucalyptus, je sens ma maison loin derrière mon dos. J’ai mangé quelques mûres sauvages et j’ai pensé aux sachets de mûres ramassées cet été qui glacées, attendent dans de le congélateur. Du coup, j’associe, mûres, congélateur, maison et je ressens très précisément celle-ci derrière moi, qui s’éloigne à chaque pas. Et cela me donne une stabilité incroyable. Parce que je vais l’oublier, par ce que je me suis déliée et que j’avance, libre de toute attache.
Le monastère de Zarruza nous accueille avec bienveillance. Une messe est même dite pour nous les pèlerins. Les lits superposés s’élèvent sur 3 étages, en bois épais on dirait que nous logeons dans des troglodytes.
Je parle un peu avec un père vêtu d’une robe grise, il est maigre, le ventre creux. Il parle français en mettant sa main gauche en haut-parleur contre son oreille.
- Ici, il y a deux mondes, l’été et l’hiver. L’été c’est la lumière ; l’hiver c’est l’ombre, l’ombre,l’ombre.
Quelle tablée ! Nous aidons les pères à mettre la table dehors, face au magnifique paysage, 21 assiettes car il y a 21 lits. Le père principal, nerveux et stressé ne se pose pas la question du nombre de convives, il y en aura pour tout le monde. Et nous voici assis comme des enfants à attendre.
Soudain, une porte s’ouvre derrière nous. Deux frères surgissent, ils portent une énorme marmite qu’ils posent au centre de la table. Le silence tombe quand l’un des frères soulève le couvercle. Une énorme pasta aux légumes !
Et du pain, et du lait pour le petit déjeuner demain.
Ensuite les pères s’éclipsent, nous ne les reverrons plus.
Au petit matin, moment d’harmonie et de réconciliation avec le monde alors que je regarde le soleil se lever dans le brume. La mauvaise nuit est aussitôt effacée, une force irradiante monte dans ma poitrine, en marche, vite !
JOUR 5, 30 août. Monastère de Zenarruza – Gernika - Auberge Aterpetxea-Gerekiz, 28 km
Se retrouver et nettoyer son mental
Je suis à Gernika ! Je me réjouis comme une petite fille d’arriver dans ce lieu mythique que je connais à travers la peinture gigantesque de Picasso. J’ai eu vers 20 ans une passion pour ce peintre et j’ai copié plusieurs de ses tableaux. Sa manière de déconstruire les corps, de les colorer en bleu me fascinait. J’avais d’ailleurs dans ma mémoire des couleurs bleues pour cette peinture de Gernika mais erreur, celle-ci est en noir et blanc, couleur de la pierre calcinée, de la suie et du deuil. Gueules béantes hurlant de terreur, femme tenant dans ses bras un enfant mort, corps à terre, cheval disloqué, cette fresque a déclenché chez moi un grand choc émotif et esthétique. Et aujourd’hui je suis là, dans cette ville du pays basque espagnol qui se dore au soleil, où l’on mange et boit dans l’insouciance de la paix retrouvée.
Il y a deux Gernika, celle qui profite de la vie et celle qui ne veut pas oublier le passé, ce 27 avril 1937 où la ville a basculé dans l’horreur de la guerre bombardée par l’armée allemande alliée du franquisme.
Alors que nous avons repris notre marche, mon pied trébuche sur une pierre. Je pensais au travail, j’imaginais que je me présentais à un entretien d’embauche en anglais. Mon pied en se tordant me lance un rappel : je ne suis plus dans l’instant présent (j’aurais pu écrire, je ne suis plus dans mes pieds). Je me recentre sur le chemin, chassant ces pensées parasites.
- Tu m’a harcelé
Çà c’est ce que m’a dit Didier, quand il y a deux jours nous avons quitté l’auberge. Je voulais partir avec nos amis, être en tête, stimulée par la compétition. D’ailleurs dès que je vois quelqu’un devant moi, j’ai envie de le doubler et bien entendu je redouble de vitesse dès que je sens quelqu’un derrière moi car je ne veux pas être dépassée.
J’ai pressé Didier afin de me placer dans le peloton de tête. Cela me choque qu’il se trouve harcelé, ce mot est très fort mais je m’incline, c’est ainsi qu’il l’a ressenti. A moi d’agir.
Je suis impatiente et poussée par une petite voix intérieure qui m’incite à toujours vouloir être la première et la meilleure.
Et cette journée se finira avec un nouvel incident chez Gracioza, notre hôtesse du soir.
Exceptionnellement nous avons réservé notre gîte sur Internet. Un petit logo indiquait que nous pouvions cuisiner. On achète donc viande et légumes (l’auberge est isolée et ne fait pas à manger) dans l’idée de se préparer un bon dîner. Catastrophe, il n’y a rien pour cuisiner, ni plaques ni ustensiles, seulement un micro-onde. En réalité, Gracioza (toute de noir vêtue et grande fumeuse) prépare à manger, mais comme nous ne le savions pas, nous n’avons pas commandé les dîners et elle ne peut en rajouter deux au dernier moment.
Je m’énerve, je surjoue la catastrophe de ne pouvoir cuisiner, de la mauvaise information sur le net, de l’importance pour nous de manger etc. Rien n’y fait, Gracioza reste sur sa position, s’enveloppe dans sa raideur, elle est omniprésente et contrôle tout. Justement ce que je ne peux supporter. Ma colère monte, Gracioza finit par me donner un sachet plastique qui devrait permettre de cuire la viande au micro onde. Donc pâtes au micro-onde (20 minutes) puis escalopes de porc au micro-onde (15 minutes) et salade de tomates, sans huile ni vinaigre ni sel. La situation est loufoque et nous rigolons bien avec les autres pèlerins, une fois le dîner terminé. Pour notre bonheur, Grazioza vend du vin. Nous finissons la soirée autour de la table avec Zora le polonais, Olivier le français, Pamela l’américaine qui même de loin suit la conversation et réclame un verre.
Olivier revient de Compostelle. Blond, sensible, la cinquantaine. Il a le temps. Il vient de divorcer, a vendu sa maison, rompu son contrat de travail. Libre et blessé. Il marche depuis 3 mois, le chemin va l’aider à retrouver « son » nord. Je lui laisse mon numéro de téléphone, si jamais tu passes du côté de chez nous, viens nous voir Olivier...
JOUR 6, 31 août. Auberge Aterpetxea-Gerekiz – Bilbao, 13 km
Vivre ses rêves
Cette courte étape pour gagner Bilbao est une mise à l’épreuve. Elle commence par un interminable trottoir le long d’une route rectiligne où circulent voitures et camions. Il se met à pleuvoir et la tentation me saisit de prendre le bus, voire le tram pour rejoindre Bilbao.
Sortons plutôt la cape de pluie et marchons, même si dans cet espace urbanisé dédié à la vitesse le piéton n’a plus sa place et que notre marche devient dramatiquement lente.
La suite du chemin passe heureusement par les collines et débouche sur le Monte Avril qui offre un superbe panorama sur Bilbao. A Imaginer car les nuages et une très grande humidité assombrissent le paysage. Néanmoins, la descente vers la ville reste magnifique. Plongée dans des rues aux maisons colorées, façades festonnées.
Par hasard nous tombons sur la cathédrale de Santiago, son cloître, cette douceur. Moment magique quand nous buvons un verre sur le parvis, Didier fond en larmes, l’instant est fort, juste, de joie parfaite.
Pour moi un rêve se réalise à Bilbao. Approcher et visiter le musée Guggenheim. Une fois sur place, je me rends compte que ce musée d’art moderne est plus emblématique par son architecture que par les expositions présentées.
La structure tout en verre, pierre et métal argenté rappelle un bateau aux voiles désarticulées. Il a été installé dans une friche portuaire au bord du rio Nervion. Aujourd’hui je le découvre sous les nuages, il restera atone.
L’intérieur offre un gigantesque atrium à partir duquel se déploient sur trois niveaux les salles d’exposition. Nous déambulons dans les sculptures en acier de Richard Serra, ellipses, spirales, labyrinthe, parcours physique et sensoriel qui défie notre perception de l’espace. Nous nous amusons beaucoup dans l’exposition automobiles, un parcours historique sur le développement de l’automobile, de ses débuts jusqu’à la production de masse, pour nous qui ne « circulons » qu’à pied, se trouver là est un paradoxe.
Joli moment le soir dans une taverne animée. Poisson mariné et vin blanc pour trois fois rien. Et cette nuit, une chambre rien que pour nous.
JOUR 7, 1er septembre. Bilbao – Portugalete – La Pobena. 30 km
La question du « que faire de ma retraite » s’efface
Je ne suis pas encore nettoyée, ce qui signifie que je dois encore marcher pour m’apaiser et trouver le calme.
Par contre, je sens que le temps de la retraite s’installe. Je ne me pose plus la question du que faire, je ne demande pas aux autres comment ils ont vécu ce passage (j’avais ce projet en partant), j’oublie cette question.
Je laisse le temps faire son travail, je lâche prise.
En partant de Bilbao ce matin, de nombreuses variantes s’offrent à nous pour gagner Portugalete, sorte d’avant port de Bilbao. Par la rive droite ou la rive gauche, par les friches industrielles le long du Nervion ou par les hauteurs.
Nous passons trop vite à Portugalete. Prenant la rive gauche, nous n’aurons pas la chance de marcher sur pont transbordeur, impressionnante structure métallique tendue au-dessus des eaux, mais nous profiterons du quartier cosy et calme de la ria pour boire un cafe con leche au soleil.
A peine sortis de la zone urbaine, nous voici canalisés sur des routes de bitume, prisonniers d’un tissu d’autoroutes. Nous n’avons pas notre place dans cette infrastructure urbaine dédiée à la vitesse. Fatigue et épuisement nous prennent, nous optons l’un comme l’autre pour la marche automatique, ce qui nous permet d’avancer sans être touchés par l’environnement.
Une plage enfin et le petit village de La Pobena où nous attend une auberge municipale. 38 lits. On s’entasse dans deux dortoirs, les sanitaires sont insuffisants pour tout ce monde. Mais nous sommes contents d’avoir trouvé une place. Je crois que Didier commence à accepter qu’il vaut mieux ne pas arriver trop tard pour trouver un hébergement.
Impression mitigée. Le village ne vit que du passage des pèlerins, l’anglais domine, bars et restaurants s’éveillent le soir avant de retomber dans la léthargie. Nous sommes présents le temps d’une soirée, les relations ont du mal à sortir de l’échange commercial.
Demain matin les premiers marcheurs se lèveront à 6 heures, ils se lanceront dans la nuit à la lueur de leur frontale. Pèlerins ou marcheurs ? Quelles sont nos motivations ? Sportive, spirituelle, estivale ? Il n’y a pas de raison définie. Mais une motivation nous relie tous, l’envie de marcher.
JOUR 8, 2 septembre. La Pobena – Oton – Castro Urdales, 22km
Sortir du chemin n’est pas facile, on s’en remet au hasard, on laisse les possibles arriver. Sa réussite dépend de notre capacité a être ouvert
Aujourd’hui nous décidons de prendre le temps. Après tout la plupart des marcheurs ont un avion ou un train de retour à prendre, nous pas. Prendre le temps et aimer ce temps pour soi… Je progresse.
Pour gagner Oton, le chemin propose deux voies, une courte et une longue. Nous prenons la longue qui consiste en une vaste incursion dans la montagne avant de regagner le littoral. Après la journée d’hier, nous espérons retrouver la forêt et les chemins de terre mais déception, nous cheminons tout du long sur une départementale puis sur une voie verte qui nous permet de découvrir l’arrière-pays, ses carrières à ciel ouvert, ses maisons ouvrières.
Un café, enfin. Et bonheur, c’est toute l’ambiance du Camino frances et de la meseta espagnole qui remontent. Le grand comptoir de brique, les hommes qui mangent debout un part de tortilla accompagnée d’un verre de bière, la télé dans le fond. La patronne avenante, souriante, un petit mot pour chacun mais pas trop.
Une table de bois carrée et qui colle. Des paquets de chips sur un présentoir, les pastilles colorées de la bière pression, la « cagna ». La grand-mère qui crie après son petit- fils à l’arrière dans la cuisine.
C’est la vie du village, laborieuse, répétitive, solidaire.
A cette étape du chemin, nous quittons le pays basque espagnol pour la Cantabrie qui semble déjà plus sèche avec ses romarins, ses orangers, ses montagnes de calcaire blanc. Cette pierre broyée transformée en sable, nous la retrouverons sur le plage de Castro Urdales, elle laissera sur nos pieds un léger voile de poussière grège.
Plage
Eau, toutes les couleurs du bleu
On s’est baigné en slip et moi seins nus,
Séchés au soleil et au vent, on avait rien.
Ciel bousculé de nuages
Grain sur les hauteurs plantées d’eucalyptus
Gris hématome, l’averse soudain écrase le paysage
Puis revient l’éclaircie, la lumière
Pas besoin de se couvrir,
Faire comme les goélands,
Se tourner vers l’océan
Castel Asturias où comment profiter de la vie, en cheminant.
A travers les hébergements municipaux pour pèlerins offerts en Cantabrie, je commence à percevoir comment nous sommes considérés dans cette Province. Et j’anticipe un peu sur les jours à venir.
J’ai le sentiment que nous ne sommes pas les bienvenus. Nous savons combien les GR peuvent soigner leur tracé, n’hésitant pas à proposer un détour pour passer devant une chapelle ou un site remarquable. Et bien ici, nous avons plutôt l’impression que les municipalités cherchent à se débarrasser de nous de la manière la plus expéditive possible. Ainsi une grande part du chemin se déroule sur le bitume, voir derrière les garde-fous, nous avons même marché directement sur la route à plusieurs reprises.
L’auberge municipale de Castel Asturias annonçait 16 lits en donativo. L’employé est arrivé à 16 heures et a commencé à nous inscrire, par ordre d’arrivée. Il ne demandait pas d’argent. La boîte pour le donativo était pleine à craquer, il ne la vidait même pas, trois matelas supplémentaires se dressaient dans un angle. Un petit salon à l’extérieur pas éclairé la nuit faisait gagner un peu de place. L’employé a dû partir une heure plus tard, le gîte est resté dans son jus. Pas de papier toilette, une seule douche, un seul dortoir où nous nous sommes entassés.
Le soir quelques jeunes marcheurs ont eu envie de faire la fête (personne pour éteindre la lumière à 22 heures) il se sont mis à fumer, à boire. Zora le polonais, le seul à parler anglais, était parmi eux, heureux de pouvoir transmettre ses idées. Il parlait beaucoup, pain, bière et saucisson étalés devant lui. Le temps a passé, le groupe parlait de plus en plus fort. Je me suis levée, pourquoi ne pas vous installer dehors dans le petit salon et nous laisser dormir ? Ils n’ont pas bougé. Au petit matin ils dormaient dans la pièce commune sur les matelas supplémentaires, les bancs posés à l’envers sur la table pour avoir de l’espace. Personne n’a pu prendre de petit déjeuner, la poubelle débordait, l’évier était rempli de vaisselle sale.
C’est le plus mauvais souvenir que j’aie eu de ce chemin, alors que Urdales était vraiment une ville attachante avec sa cathédrale gothique plantée au bord de l’océan (qui m’a fait penser à un tableau de Van Gogh), son château transformé en phare, ses belles maisons de vacances posées sur le front de mer devant cette plage de rêve où nous nous étions baignés avec tant de plaisir.
JOUR 9, 3 septembre, Castro Urdales – Laredo. 28 km
Savoir sortir des chemins battus pour retrouver l’esprit du chemin, notre liberté
Marre du bitume, marre de marcher le long de la route nationale, assez vu de ponts d’autoroute. Aujourd’hui après 10 km de patience (ou d’impatience) nous décidons de tracer notre propre itinéraire, outrepassant la grande pancarte qui nous interdit le passage sous prétexte que ce chemin n’est pas pour les randonneurs.
On retrouve l’océan et sa beauté. Casse-croûte sur un banc près d’une chapelle envahie de bougainvillées. Une femme m’offre des figues. Nous avons retrouvé le sens de notre chemin.
Au départ le tracé est net et monte en pente raide sur la colline. Très vite nous dominons la plage. La côte se dessine, eau turquoise avec des zones sombres, récifs frangés d’écume. La beauté du paysage nous met en joie.
Arrivés sur un plateau couvert de prairies, le chemin s’estompe, de toute évidence il semble peu fréquenté. On prend le risque, personne pour nous donner des renseignements. Plus nous marchons et plus le chemin devient minéral, abrupte, difficile. Plusieurs fois nous faisons marche arrière, Didier nous guide avec son téléphone.
Nous arrivons ainsi à une sorte de portail entre deux rochers, la vue est à couper la souffle. Et alors ils sont passés au dessus de nos têtes, jouant avec le vent, plongeant, nous frôlant presque, des vautours fauves. Didier filme, nous sommes seuls au monde, dans un temps suspendu, instant unique, fascinant.
Comme nous sommes dans le changement aujourd’hui, nous optons pour un hébergement en camping. Accueil chaleureux et aidant, sanitaires en quantité d’une propreté irréprochable, délicieux dîner au restaurant du camping. Nous restons accordés à la joie.
Nous serons cinq dans un grand dortoir. Comble du hasard, nos trois compagnons de chambrée sont les jeunes de l’auberge à Urdales ! Mais ce soir, personne n’ a envie de faire la fête...
JOUR 10, 4 septembre. Laredo – Auberge padre Ernesto, près de Guëmez, 40 km
Accéder à la beauté de la nature, pleinement, avec tout son être
Lever du jour sur la lagune, symphonie de roses et de bleus et nous sommes là, marchant sur le sable couleur de feu. Lumière crue, c’est un moment unique qu’il faut saisir, après les couleurs apparaissent, chassant l’encre violette des ombres.
Nous allons traverser l’estuaire en bateau. Il n’y a pas de quai, le bateau nous cueille sur la plage et nous dépose de l’autre côté, à Sabena.
Petit déjeuner au soleil puis marche le long d’un mur de prison. Arrivée à une plage, une courbe interminable de sable blond et puis une autre. Impossible de résister, nous nous déchaussons et marchons au bord de l’eau. Nous ne sommes pas seuls, nous rejoignons une foule d’espagnols qui pratiquent la marche rapide le long du rivage (plusieurs aller retours sans s’arrêter). Des couples main dans la main, de tout âge, maillot deux pièces pour les femmes, parfois la poitrine nue. Peau luisante et bronzée, petit ventre rond sans excès, jambes musclées. Je n’ose pas prendre de photos et capte l’énergie solaire que dégagent les corps en mouvement.
Après l’océan, nous traversons la campagne sur des routes de bitume. Partie de chasse insolite, montées et descentes, odeurs d’herbe verte et de purin, l’étape est longue et monotone jusqu’à l’auberge du père Ernesto. Il paraît qu’il ne faut pas rater cette étape. En effet quelle endroit !
Nous serons plus de 90 pèlerins a être hébergés et nourris ce soir dans la pure tradition de l’accueil donativo. Sans compter les derniers arrivants qui se pointeront, exténués, jusqu’à 22 heures. Le lieu mérite sa réputation, il est tout simplement idyllique. Un gîte 4 étoiles pour pèlerins, nous logeons dans des bungalows individuels, nous avons chacun notre lit avec des draps bleus, tout est pensé pour notre bien-être et notre repos.
Le soir au dîner, la tablée est impressionnante, les bénévoles très efficaces, le chef cuisto à l’allure de viking redoutable. Avec un tel nombre de convies, l’organisation se doit d’être rigoureuse. Je rencontre une femme française à l’allure de nonne qui vient travailler une semaine à l’auberge en tant qu’hospitalière. Elle semble dubitative. Le chef cuistot lui a déjà dit trois fois qu’elle était ici pour travailler, pas pour passer des vacances. J’aurais dû prendre ses coordonnées, je n’y ai pas pensé, sur le chemin les réflexes se modifient.
Les gens qui viennent ici adorent le père Ernesto. Avec sa chevelure blanche (l’homme a dépassé les 80 ans), sa présence solaire, il inspire le respect et déborde de bonté. Cela me gêne un peu toutes ces photographies de lui punaisées partout dans le gîte prises lors de ses nombreuses missions dans le monde. Et le meeting de 18 heures, nous rassemblés autour de lui pour l’écouter raconter pendant près d’une heure sa vie, l’histoire de l’auberge, ses valeurs (la solidarité des peuples, pas de chrétienté ni prosélytisme). Une saga d’humanisme.
Je ne peux m’empêcher de penser que règne ici une certaine idolâtrie. C’est ce que je ressens. J’espère profondément me tromper.
JOUR 11, 5 septembre. Auberge du père Ernesto – Santander, 15 km
Accepter de demander de l’aide
Très bonne nuit passée chez le père Ernesto. Personne dans notre chambrée n’a eu envie de partir tôt le matin, de toute manière le petit déjeuner n’est servi qu’à partir de 7 heures. Mais en fait, quand nous arrivons à 7h15 tout le monde a déjà déjeuné. Il n’a plus une seule tasse disponible et me voici un peu gênée de demander aussi du pain et de la confiture. Le père Ernesto vêtu d’une chemise bûcheron, est assis à une table, radieux. Un petit groupe s’est agrégé autour de lui. Il signe des livres, des compostelas, dispense à un petit mot gentil à chacun, une petite accolade fraternelle.
Splendide levé de soleil sur la campagne nimbée de brume. La petite église de Guëmes surgit telle une ombre chinoise puis disparaît. La rosée perle à chaque brin d’herbe, il fait frais, c’est le moment de reprendre le chemin.
Reposée, restaurée, je n’ai plus du tout envie de rester là, le chemin m’aspire et m’inspire.
Petite étape aujourd’hui vers Santander, capitale de la Cantabrie que nous gagnons en bateau. Nous avons retrouvé le chemin côtier et ses plages, de belles maisons d’architectes attirent mon regard, les plumets des herbes de la Pampa frémissent dans un ciel outrageusement bleu...
Santander me fait l’effet d’une ville bousculée entre l’ancien et le nouveau, l’un et l’autre ne cohabitant pas forcément de manière heureuse. Églises, cathédrale, couvent, hôpital laissent imaginer que la ville devait être une étape pour les pèlerins au moyen âge. Des immeubles de construction récente et une architecture contemporaine attestent d’un tournant vers la modernité.
Une rapide recherche me donne la clef, la ville a été incendiée en 1941, la ville poursuit sa reconstruction ? Historique et cosmopolite avec son centre-ville résolument moderne, elle se dévoile aussi démunie avec ses files de gens devant le secours populaire, ses nombreuses initiatives sociales. Pour exemple des jardins ouvriers installés en plein ville, suspendus à une centaine de mètres au-dessus de la voie ferrée. C’est en allant déguster des spécialités locales (délicieux cabillaud sauce homard) que nous sommes tombés sur ces jardins et sur un ascenseur qui après une descente vertigineuse nous a permis de rejoindre le quartier du port.
Aujourd’hui j’ai pris le temps d’écrire dans mon carnet. Heureusement que je n’ai pas cédé à la colère et arrêté d’écrire. Je repense à cette jeune fille Suisse qui dînait en face de moi au gîte du père Ernesto. Plaisir de pouvoir parler français.
- Que t’a appris le chemin ?
Elle réfléchit, je vois qu’elle hésite entre plusieurs réponses et puis finalement elle dit :
- Apprendre à demander. Je me suis trouvée dans des situations où j’ai eu besoin des autres. Avant je ne comptais que sur moi même, demander je ne l’aurais jamais fait. L’humilité.
Un sourire éclate sur son visage tanné par le soleil. Deux mois qu’elle est partie !
Je pense aussi à ce couple de cinquantenaires hollandais, croisés cet après-midi au gîte de Santander, silencieux et discrets. Elle m’a adressé la parole dans la salle de bain. Trois mois qu’ils sont partis ! Grand et fins tous les deux, elle fait un nœud avec sa ceinture afin de garder son pantalon sur les hanches, elle a perdu du poids. A présent tout va bien, me dit-elle, j’avais mal aux genoux et puis à présent c’est passé. Elle rit, son visage un peu austère s’illumine. Ces deux là, nous allons les croiser souvent les jours suivants.
JOUR 12, 6 septembre. Santander – Santillana. 30 km
Ne pas tout accepter, si tu perds le sens du chemin, il faut t’interroger
Quelle vilaine étape. Nous avons cheminé à l’intérieur des terres exclusivement sur du bitume, le long de la nationale à côté des voitures, des camions et des bus. Nous avons traversé des zones industrielles, des friches pour aller chercher un pont, nous avons même pris un train (une station, pas le peine de payer) et quand enfin nous avons gagné la campagne, ses collines verdoyantes, nous avons marché sur la départementale jusqu’à la ville étape, Santillana. Une ville moyenâgeuse, hyper touristique, parking à 2 euros, groupes de japonais, boutiques de souvenirs et cartes postales. Nous évitons l’auberge municipale et nous réfugions au camping où nous trouvons pour la première fois de la journée tranquillité et apaisement. Nous partageons le gîte avec deux français bien sympathiques et le soir, nous n’avons pas le courage de visiter Santillana. Nous préférons nous installer au snack du camping devant une pizza et une bière glacée.
Le chemin m’a déçue aujourd’hui. En somme, nous avons trop fait confiance au marquage et marché sans avoir préparé l’étape. Nous apprendrons en effet qu’une variante (un GR) existe tout au long de la côte, superbe d’après Pamela l’américaine. Ce soir nous étudions notre chemin du lendemain. Nous décidons de faire notre propre tracé et de rejoindre le bord de mer. Je relis mon carnet, voici ce que j’ai noté :
Impression que le chemin cherche le tracé le plus rapide, le plus expéditif pour se débarrasser de nous. En conséquence, ne plus faire confiance au marquage. Retrouver l’esprit du chemin, la joie de marcher dans la beauté de la nature.
JOUR 13, 7 septembre. Santillana – Comillas, 23 km
Se fondre dans la beauté de la nature
Comme un baume posé sur ma déception d’hier, notre chemin aujourd’hui devient bucolique, tout en rondeur. Nous passons de colline en colline, partageant les pâturages avec les vaches, écoutant les reflux des flots à travers des cavités souterraines. Chemin bien documenté, des bancs disposés devant chaque point de vue nous invitent à l’arrêt et à la méditation. Nous avons retrouvé l’océan, la beauté d’un paysage saisissant.
Détour par une plage pour nous baigner et pic-niquer. Comme nous n’avons plus de pain, nous cherchons une boulangerie au village voisin mais l’opération semble bien compromise. Pas de boutique en vue, nous voici prêts à renoncer quand soudain, devant nos yeux, une pancarte, panaderia ! Deux hommes attendent dehors, je me joins à eux.
- La boulangère, elle parle beaucoup, me dit l’un d’eux. Je comprends qu’il faut patienter.
En effet la boulangère fait rentrer ses clients un à un. Quand mon tour arrive je pénètre dans une grande pièce toute carrelée de blanc. Près de la fenêtre, des pains de toutes formes se dressent, rangés dans des paniers d’osier. Une odeur de croûte chaude, de farine grillée me fait tourner la tête tandis que la boulangère me demande quel pain je désire. Moi, je ne sais plus quoi choisir, tout me semble tellement bon, ces pains au levain légèrement dorés, ce parfum, cette femme avenante, la rusticité de cette boulangerie…
Le pain sublimera notre jambon et notre fromage. Assis face à l’océan, les pieds enfouis dans le sable aussi fin que celui d’un sablier, nous absorbons à travers cette nourriture l’instant présent et prenons conscience de notre joie.
- No, no, no !
Elle ne sait dire que cela Maria, no.
Nous venons d’arriver à Comillas, à la « Casa Maria », maison traditionnelle joliment décorée, où nous avons réservé une chambre via booking. Une légère odeur de tabac froid émane des boiseries sombres. Maria est apparue, pas coiffée, les seins débordant d’une robe froissée vite enfilée. Elle s’emmêle avec les réservations, elle semble dépassée, elle panique, accuse Booking. Didier reste calme et lui montre notre réservation payée, Maria ne peut qu’obtempérer. Elle nous donne la chambre puis une fois que nous sommes installés nous demande de partir. Nous comprenons vite que nous sommes trois à avoir réservé deux chambres. Les derniers arrivés seront donc marrons.
Comillas était un important centre d’accueil pour pèlerins, elle est aujourd’hui une ville typiquement espagnole, vivante et attachante. Gaudi y a même érigé un palais, El Caprichio. La vie nocturne commence et les restaurants s’agitent. A nous la belle soirée.
JOUR 14, 8 septembre. Comillas – Unquera, 25 km
Le dénuement du chemin fait prendre conscience de sa lumière
Magnifique étape qui chemine le long du littoral, traverse les prés, se glisse dans d’odorantes forêts d’eucalyptus jusqu’à San Vicente niché entre deux ponts.
C’est marée basse, l’eau se retire très loin laissant des lagunes spongieuses source de nourriture pour mouettes et goélands. Ce paysage me ramène au Gujarat en Inde, mêmes bancs d’oiseaux grégaires, mêmes prairies flottantes, les carcasses de bateaux en moins… Synchronie des paysages.
San Vicente regorge de restaurants de poisson et autres spécialités espagnoles, mais il est trop tôt pour déjeuner. Nous poursuivons notre marche à travers la campagne. Dans les prés verdoyants paissent des vaches placides, de belles vaches à la robe claire. Les villages se succèdent, nous prenons le temps d’une photo ou d’une figue mûre.
C’est bien sûr par hasard que nous sommes tombés sur cette auberge de village "La Gloria" et la faim cette fois nous tenaillant nous nous sommes naturellement assis à une table, rejoignant le monde bruyant des bons vivants.
Ce sera le menu du jour et la patronne se tient devant nous en jean, hanches étroites, les coudes mangés d’eczema. Elle annonce les plats en espagnol, d’un ton qui ne laisse pas de place à l’hésitation. Arrivent sur notre table une corbeille remplie d’épaisses tranches de pain et une bouteille de vin rouge. Le service est rapide, les plats copieux, les clients sont des habitués et mangent beaucoup. Paella au poulet, poisson avec frites et dessert au chocolat. On a bu toute la bouteille de vin et à 15h bien passées, on a un peu de mal à décoller...
Nous arrivons tard à l’auberge d’Unquera mais qu’importe, ici aussi nous avons réservé une chambre, quelle tranquillité d’esprit cela nous donne.
La hall d’accueil sent le meuble ciré et c’est une cloche qu’il faut sonner pour avertir l’hôtelier. Nous aurons ce soir une chambre avec vue sur le Rio Dena, une grande terrasse et de voluptueuses serviettes de toilette d’un blanc immaculé.
Un lit pour soi et qui ne grince pas. Des draps si doux que l’on ne peut que dormir nu et avoir envie de faire l’amour. Des oreillers moelleux dans lequel je plonge ma tête sans bouchon d’oreille, prête à écouter la nuit. Même si je ne dors pas très bien, même si déjà je sens mes jambes fourmiller et l’envie de repartir, je bois dans cette auberge à la coupe de la volupté.
JOUR 15, 9 septembre. Unquera – Llanes, 29 km
Jamais seuls sur le chemin
Aujourd’hui, nous laissons derrière nous la Cantabrie pour entrer suivant le littoral dans la province des Asturies. Splendeur des prairies verdoyantes et des côtes calcaires enracinées dans l’océan enceintes de plages rondes. Les vaches, toujours aussi paisibles, nous regardent passer. Les barrières ont disparu, nous choisissons notre chemin, il n’y a plus de marquage. Intense sensation de liberté face à la beauté d’une nature intacte.
L’étape est longue, 29 km, nous avons fait un détour pour trouver une plage sauvage, nous nous baignons, le temps magnifique. Nous nous sentons autorisés à nous mettre nus, le choix de porter un maillot ou pas reste libre.
Nous arrivons à Llanes à 18h30 et j’adore notre auberge, « la Staçion ». Aménagée dans une ancienne gare routière, Juan nous accueille et nous explique le règlement. Dortoirs de 4 lits (nous serons trois avec un cycliste quasi muet qui dormira tout habillé), sanitaires impeccables, salles de repos avec cuisine commune et le matin petit déjeuner copieux. Qualité du lieu, soin apporté à l’acceuil et organisation parfaite.
Nous lions amitié avec Jürgen, un Allemand d’une quarantaine d’années qui s’est promis de rester trois jours à Compostelle à la terrasse d’un café pour revoir tous ceux qu’il a rencontré sur le chemin. Hélas nous perdrons Jürgen après cette étape et malgré nos recherches, nous ne le retrouverons pas sur le parvis de la cathédrale de Santiago.
JOUR 16, 10 septembre. Llanes - Nueva, 24 km
Marcher sur le chemin, c’est vivre dans un autre monde
Journée extraordinaire le long des chemins côtiers, des plages désertes de sable fin avec pic-nique sur une plage naturiste que nous n’avons plus envie de quitter. C’est aussi cela le chemin, savoir que nous ne sommes que de passage, il n’y a pas d’enracinement possible, nous restons des nomades. Après la côte, nous regagnons la campagne, retrouvant les sous-bois de fougères et les prés plantés de vieux pommiers où paissent les vaches à robe fauve.
Les couleurs d’aujourd’hui me font naviguer dans un tableau impressionniste, bleu (toutes les nuances de bleu avec une préférence pour le turquoise), vert, blanc (l’écume, le calcaire du chemin), densité et saturation de la matière.
A Nueva, nous retrouvons le petit train que nous avions pris à Boo. Nous découvrons ainsi qu’il parcourt toute la côte nord. Didier photographie la carte ferroviaire imprimée sur du carrelage. Nous avons envie de prendre ce petit train, d’arriver jusqu’à Obiedo, notre dernière étape du Camino del norte et d’attendre les amis, le sourire aux lèvres. Cheminer sur la côte en prenant ce petit train, l’entrecouper de marches à pied, nous arrêter dans des villages ou ports charmants dès que l’envie nous prend… Mais c’est un autre voyage... J’écris alors tout cela afin de ne pas l’oublier..
JOUR 17, 11 septembre. Nueva – La Isla, 27 km
Quand tu aimes il faut partir (Blaise Cendrars)
Encore une belle journée de marche le long de l’océan, je compte pas moins de six plages. Nous choisissons la plus grande pour nous baigner. Tels Adam et Eve, des couples marchent nus, main dans la main le long du rivage. Et quand la plage fait défaut, c’est la prairie qui se transforme en un immense tapis de bain où les familles, les amis se réunissent autour d’interminables pic-niques et parties de cartes. Une belle leçon du savoir-vivre espagnol sous le soleil et la lumière de l’été.
Beaucoup de personnes nous souhaitent « buon camino », je leur réponds merci. Merci pour votre joie de vivre, merci pour ces quelques mots, ces sourires, qui nous encouragent à aller toujours plus loin.
Hébergement ce soir en bord de nationale dans une auberge réservée. C’est notre dernière étape au bord de l’océan, demain nous regagnerons les terres vers Oviedo afin de rejoindre en deux étapes le Camino primitivo.
Je suis triste de quitter l’océan, nous avions enfin trouvé nos marques, notre rythme. La magie du chemin, la beauté de la nature nous comblaient. Mais quand tu aimes il faut partir, dit le poète...
JOUR 18, 12 septembre. La Isla – La Villavisciosa, 20 km
Ne plus s’arrêter de marcher
Dès les premiers kilomètres nous montons dans les terres, laissant derrière nous l’océan. Les vergers se font de plus en plus nombreux, nous jouons à cache-cache avec l’autoroute qui nous a retrouvés. Il fait chaud et humide, le ciel couvert m’assomme et me donne envie de dormir. J’ai passé une mauvaise nuit à l’auberge. Et pourtant pour une fois je n’étais pas gênée par les ronflements et les lève-tôt, mais quelque chose clochait, en plus du bruit de la route. Peu importe, même après une mauvaise nuit, la fatigue s’envole, l’envie de marcher perdure, tenace comme le chiendent, elle ne me lâche plus.
Pause casse-croûte sous un pommier. Didier enregistre une courte vidéo pour sa petite fille qui fête aujourd’hui ses trois ans. C’est émouvant cette voix douce du grand-père qui d’un signe de la main, yeux plissés sous sa casquette, salue sa petite-fille à 2000 km de là.
Ce soir, c’est la fête à Villavisciosa. Musique, repas partagé entre voisins (une immense table dressée en plein air), attribution de prix suite aux concours agricoles. C’est pour nous l’occasion de goûter enfin à ce cidre vert dont les Espagnols raffolent. Et nous de commander une bouteille et de regarder le geste spectaculaire du serveur qui étire le filet de cidre sur toute sa hauteur en un jet éclaboussant.
Pouah, c’est amer et pas bon du tout !
Nous nous rattrapons à la cafeteria autour d’un bon dîner. Nous avons faim et besoin de calories, l’étape de demain sera longue.
J’ai bien aimé la réponse de l’hospitalier, lorsque j’ai réservé, avec mes trois mots d’espagnol l’auberge à Pola de la sierra.
- Nous ne faisons pas de réservation, nous accueillons tous les pèlerins dans l’esprit du chemin.
Et en français s’il vous plaît. Ce genre de parole me met aussitôt en joie.
Jour 19, 12 septembre. La Villaviciosa-Pola de la Siera, 29 km
Traverser les paysages, prendre conscience que l’on fait partie d’un tout
Etape bucolique dans la campagne estuarienne. Beaux chemins qui passent de maison en maison, de jardin en potager, les vergers se font de plus en plus nombreux, dans les prés, vaches, ânes, chevaux moutons paissent en compagnie de leurs petits. On se dirait dans une peinture de Julien Dupré.
Campagne paisible et silencieuse, j’absorbe ce vert, ces prés, je m’extasie devant les horreos, des greniers en bois montés sur pilotis de pierre, quatre pieds, six pieds afin conserver les récoltes à l’abri de l’humidité et des rongeurs.
Nos pas écrasent des glands, des châtaignes, des noix fraîches. Les chapelles de pierre ponctuent notre marche. La plupart du temps fermées, on y trouve souvent un banc pour s’arrêter, regarder le paysage, écouter le silence. Au loin se profilent des montagnes aux formes acérées, nous laissant imaginer les étapes futures.
A Pola, l’auberge pour pèlerins fonctionne à la bonne franquette, tout est un peu cassé, l’hospitalier s’en excuse, il n’a pas les moyens de réparer. La bâtisse, cossue se cache derrière une grande porte en bois. Un jardin l’entoure, planté de palmiers Dans la cuisine, à peu près démunie de tout, quelques pommes du verger attendent une main affable.
Demain nous serons à Obiedo, ville de départ "officiel" du Camino promitivo.