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2021 : Fuerteventura, l’aventure extrême (2)

lundi 13 décembre 2021, par Sylvie Terrier

14 novembre. Vega - Ajui -Playa de la Solapa, 17 km

Vega le matin. Ah ! Le café aux Canaries, les petites, voire minuscules cafetières italiennes que l’on pose en équilibre sur le feu de la gazinière et qu’il ne faut pas lâcher des yeux. Nous en préparons jusqu’à quatre que nous diluons avec de l’eau bouillante.

Pour l’heure nous voici installés dehors devant la maison. Je regarde l’oasis, un café brûlant à la main. Telle une caméra, mon œil décrypte le paysage, palmiers, lauriers, bouquets de roseaux secs, terre brûlée. Un oiseau raye le ciel. Soudain plus rien, sur la terre rouge pousse un champ de patates dans un silence absolu.

Quand le soleil inonde l’oasis nous partons. Neuf heures sonnent au clocher, l’étape d’aujourd’hui sera courte, inutile de nous lever à l’aube, nous prenons le temps.
Après les dernières maisons du village, le chemin longe la rivière. Une odeur de vase me surprend. Nous découvrons alors un barrage asséché, puis une gorge profonde. Et là, des vasques remplies d’eau verte. C’est la première fois que je vois de l’eau naturelle, c’est miraculeux, à l’image de cette petite chapelle nichée dans l’ombre des rochers.

Le site attire des touristes aussi nous passons. La suite nous la parcourons seuls, dans le lit de la rivière qui devient de plus en plus large, plate et monotone. Marche ingrate, les cailloux nous fatiguent les pieds. Nous allons ainsi cheminer jusqu’à l’océan. Il n’y a plus d’arbre, seulement les troncs étêtés des quelques palmiers erratiques, des maisons abandonnées, comme si vivre ici était devenu impossible.

Nous atteignons Ajuy et sa plage de sable noir. Les vagues empêchent la baignade, des grandes langues d’écume balaient le rivage. Quelques maisons de vacances, deux restaurants, deux cafés. Nous l’espérions, nous l’avons trouvé notre menu de poisson. Face à l’océan nous nous régalons, protégés par un immense parasol que les serveurs zélés déplacent suivant l’avancée du soleil.

Sieste sur la plage, mais la détente ne vient pas. Alors que le ciel s’obscurcit, passant de bleu à gris anthracite, nous décidons de plier bagage. Nous sommes encore loin d’être arrivés. Le chemin démarre au bout de la plage, nous le voyons zigzaguer sur la falaise, il nous attire déjà.

Nous rejoignons un vaste plateau qui lentement glisse vers vers l’océan. Paysage de cailloux, de plus en plus aride. Mes bâtons crissent entre les pierres, émettant un bruit de porte rouillée. C’est noir, c’est décoloré. Je prends une photo. Le ciel semble irradié, Didier calciné.
Seul l’océan gronde. Mais je ne l’entends pas.

C’est comme s’il n’y a avait plus de mot pour décrire cette désolation, comme si même les mots avaient été brûlés.
Ne reste que le chemin, une trace de vie, comme une dernière chance. Il nous amènera bien quelque part. Alors nous marchons, vite, en faisant très attention à nos mouvements. Qui ici pourrait nous porter secours ?

On y croyait plus et elles sont arrivées, une, deux, cinq maisons posées sur la croûte de pierres. Playa Solapa, notre destination. Ne voyant pas de poteau électrique en ce bout du monde je sens l’inquiétude me gagner, pas tant à cause du manque d’électricité probable, mais par la persistance de cette sensation de désolation absolue, les maisons elles-mêmes renvoyant à une sensation d’inanité.

Notre maison du soir, nous l’avons reconnue tout de suite car elle correspondait à la photo, blanche avec des pierres apparentes. Deux chats placides semblaient nous attendre, assis sur un morceau de pelouse synthétique. Devant le boîtier à clef, nous nous sommes rendus compte que nous n’avions pas le code et bien sûr par de réseau pour contacter nos hôtes.

Le boîtier n’était pas fermé. Nous avons ouvert tous les volets, avides d’air et de lumière. A l’intérieur il y avait tout ce que la civilisation produit de mieux, l’électricité, l’eau potable, une source de chaleur pour cuisiner, une salle de bain pour se laver, une télévision, un frigo gigantesque et une impressionnante batterie de cuisine.

Installés dehors nous regardons le soleil se coucher au dessus des volcans. Le ciel se teinte de rose puis s’embrase. Ce soir pour notre dîner, nous aurons un demi paquet de pâtes récupéré dans le gîte de Vega et une boîte de calmars à la sauce tomate. Le dépouillement continue.

La nuit sera calme, très noire, transpercée d’étoiles.

PHOTO

15 novembre. Playa Solapa - Ajura - La Pared

Ma nuit n’est pas calme. L’océan me réveille. Il gronde, rugit et claque. Une sorte d’écho se déploie à l’intérieur de la chambre. Les claquements ressemblent à des détonations sèches. Et pourtant nous sommes loin. Je sors. Dans une nuit parfaitement noire, la lune avance toute fine. Un chaton se frotte à ma jambe. Je me recouche et rêve.

5h45. Nous sommes tous les deux réveillés. Claquements de l’océan, je commence à développer une hyper-acuité auditive dans cet environnement mutique.

Nous décidons de nous lever, je prépare deux grandes cafetières de café. Il nous reste un petit pain, une croûte de fromage et des barres de céréales. Il nous faut absolument faire des courses sérieuses, l’étape à venir sera longue, 26 kilomètres, aucun ravitaillement décelé sur le trajet et à La Pared notre point d’arrivée, doute sur l’opportunité de trouver une épicerie.

Durant la nuit j’ai élaboré un plan que j’expose à Didier. Partir très tôt dès que le jour se lève. Marcher sur la piste, faire du stop (une voiture suffit, nous en avons vu deux passer hier soir, tout feux allumés). Gagner Ajura où se trouver un vrai, un beau, un super supermarché. Faire le plein, tant pis si nos sacs s’alourdissent. Principe de survie avant tout.

Le plan fonctionne à merveille. La première voiture ne s’arrête pas, la conductrice sans doute apeurée nous fait un geste comme si elle n’allait pas plus loin. La seconde est la bonne. Un couple. Il a fallu un peu insister, ils n’ont pas de siège, le van est rempli de matériel audiovisuel. Ils passent à Ajura, à quatre kilomètres de notre position. Nous n’échangeons pas plus, ils semblent ne pas en avoir envie.

Huit heures sonnent au clocher quand nous arrivons à Ajura. Dans la boulangerie du supermarché le pain est encore en train de cuire.

Dans ce cas il faut faire attention, on a faim, on est inquiet, toutes ces bonnes choses nous font envie, le panier se remplit vite. Mais cette fois-ci, la sensation de lourdeur nous a au contraire rassurés. Après les courses, nous sommes même allés boire un cafe con leche et manger une part de gâteau en ville, regrettant de ne pouvoir rester plus longtemps.

Pure merveille que la marche qui s’ensuit.

Nous laissons rapidement derrière nous Ajura dans son nid de blancheur. Nous marchons vers le Sud, sur des terres ocres rouges, puis noires, découvrant des restes de cultures en terrasses, partageant l’aridité avec des chèvres sauvages qui fuient à notre approche. Nous grimpons haut, passant de mont en mont.

De part et d’autre l’océan se révèle, nous cheminons sur l’épine dorsale de l’île. Bientôt s’amorce la descente vers El Cardon, même pas envie d’aller voir ce hameau, nous marchons, avalons les kilomètres, dévorant une piste à présent plate, bordée de cailloux noirs qui nous amène vers l’océan et devient ennuyeuse.
- Ola !
Un cycliste nous dépasse. Cela fait du bien de rencontrer quelqu’un, même si l’on ne se parle pas.

La Pared, autrement dit « la paroi », une muraille de pierre séparait autrefois les deux royaumes de Fuerteventura, Maxorat au Nord, Jandia au Sud. Bien avant l’arrivée des hommes un isthme coupait l’île en deux, le sable soufflé par-dessus la mer les a réunies.

Aujourd’hui La Pared est une ville modeste en taille et artificielle. Dans les années 70, elle a échappé à un projet de construction touristique, l’océan trop sauvage sur cette partie de la côte empêchant les loisirs nautiques sécurisés. Ne reste qu’une monumentale allée, bordée de bancs écaillés sur lesquels personne ne s’assoit parce qu’il n’y a tout simplement personne ici.

Ambiance surf mais très sympathique, rien à voir avec Corralejo. Nous partageons l’auberge de jeunesse avec des jeunes venant de tous pays. Le sport nous rapproche, nous marchons, eux glissent sur la vague, courent ou pratiquent le yoga. Nous nous sentons immédiatement adoptés, à notre place. Et nous avons notre périple à raconter.

16 novembre. La Pared - Cofete. 25Km + 4 km pour gagner la plage du bivouac. 29 km
Six heures, la moitié de la chambrée se réveille. Petit déjeuner "healthy" et chacun de se disperser, nous sur le chemin, eux la planche sous le bras vers les plages blanches.

Nous arrivons au niveau de l’isthme, la route s’étire parfaitement droite sur une étendue désertique de sable grège, piquetée d’éoliennes. Je remarque des pierres mouillées, elles ont la capacité de retenir l’humidité de la nuit. J’en retourne quelques unes, des cloportes s’enfuient.

A notre droite un mur bleu apparaît, l’océan, notre direction. Nous abandonnons ici le GR 131 qui plonge vers Moro Jable à l’Ouest et restons sur le versant sauvage de l’île. Les dunes deviennent de plus en plus imposantes, nous coupons à travers les pentes, il n’y a plus de chemin. Impression de marcher dans la neige poudreuse avec mes bâtons, marche étonnement facile, le pied ne s’enfonce pas. Malgré tout, une petite inquiétude monte devant notre total isolement, mais des empreintes de pas me rassurent, d’autres sont passés avant nous.

Alors on l’a vue, la plage de Barlovento, quinze kilomètres de sable blond caressé par les vagues. Sauvage, pas une âme. Terres de sienne brûlée et océan lapis-lazuli, le Pico de la Zarza planté dans le fond du tableau. Nous en avons le souffle coupé.

La main sur le cœur, je prends conscience de vivre un moment extraordinaire et ris, incrédule, devant la beauté du monde.

La suite du chemin, je l’ai nommée le chemin fou. Car autant la progression sur le rivage est facile, autant à mi-parcours force est de reconnaître que nous ne pourrons pas continuer sur la plage tout simplement parce que le mer est haute et que les vagues frappent les rochers. Passage impossible. Il nous faut gagner la montagne, monter au hasard des pierres jusqu’à trouver un chemin (en pointillé sur notre carte). Le chemin est taillé dans la roche, dans le sable il s’effrite. Parfois il n’est pas plus large qu’un pied. Quand nous le perdons, pour faire demi-tour, je me retrouve face à la pente raide, déséquilibrée par le poids de mon sac. Deux fois nous nous perdons, deux fois nous prenons le risque de la chute. C’est long, le soleil nous grille les bras, j’ai faim mais pour l’instant toute mon attention se concentre dans mes mouvements, pieds, bras, équilibre du sac, acuité du regard. Et ne rien relâcher avant d’avoir atteint à nouveau la plage. Encore quelques pas et alléluia !

Nous avons envie d’un bain et nous mettons nus. Ensuite seulement nous passons au casse-croûte. Mais la gorge est sèche. Encore en proie à l’émotion, l’appétit s’en est allé.
Beauté de l’endroit, entre mer et soleil, seul le grondement des vagues. Beauté que les mots ne peuvent traduire et qui se ressent, par le simple fait d’avoir conscience d’être là.
La suite de la marche s’avère fatigante, les pieds s’enfoncent dans le sable trop mou ou trop fin. L’effort pour avancer devient intense. Et quel dommage de voir amassés sur la rive quantité de déchets plastiques.

Premiers humains, premiers éclats de par-brise, signes que nous approchons de Cofete. Sur la terre calcinée surgit une longue maison blanche à l’entresol garni d’arches. On dit qu’ici dans les années 40, un ingénieur allemand nommé Winter s’installa. Fuyant un passé trouble ou poussé par la beauté du lieu, il décida de transformer le site. Il planta des milliers d’arbres, éleva des enclos pour élever des chèvres. On dit même qu’il cultiva des tomates. Ne reste aujourd’hui de ce rêve fou que cette grosse masure blanche.

Mais pour l’heure, je n’ai qu’une envie, boire une bière fraîche. L’émotion m’a desséchée. A Cofete il n’y a qu’un café-restaurant qui aujourd’hui ferme à 17 heures.
16h05, nous sommes assis devant une bière glacée, dégoulinant de sueur. Nous avons parcouru vingt cinq kilomètres, notre visage exulte. Et cet instant aussi est un pur moment de bonheur.

A Cofete, il n’y pas d’hébergement (encore que la maison Winter ressemble à s’y méprendre à un hôtel). Nous avons prévu de dormir sur la plage et ainsi de nous avancer pour la journée du lendemain. Encore quatre kilomètres. Déjà le soleil se fond dans l’horizon, hâtons le pas, à 18 heures il fera nuit.

Nous trouvons l’emplacement idéal, à quelques centaines de mètres du Roque del Moro, proche d’un monticule de terre noire qui réfracte sa chaleur. A l’intérieur d’un cercle de pierres, nous installons notre bivouac.

19 heures, nous sommes allongés dans nos duvets, le regard ancré sur le ciel rempli d’étoiles. La lune pleine surgit, elle tiendra compagnie à ceux qui ne dorment pas, douze heures nous séparent du lever du jour, la nuit risque d’être longue...

17 novembre. La plage du bivouac - El Puertito 16 km. Puis El Puertito - Moro Jable en stop - Moroa Jable - Puerto del Rosario en bus 95 km.

Curieusement j’ai bien dormi. Le roulis des vagues, bien plus doux qu’à Playa de la Solapa m’a bercée. Didier a eu froid dans son duvet léger, moi j’ai transpiré. Crissements d’insectes prisonniers sous le tapis de sol, caresses du vent sur le duvet qui me laissent croire à des présences furtives d’oiseaux ou d’animaux, mon imagination comme toujours vagabonde la nuit.

Mais elle, je l’ai bien vue sous la clarté de la lune, une minuscule souris grise. Elle a traversé le tapis entre nos deux corps emmitouflés. Au matin Didier a découvert un trou dans son sac à provision. La souris a grignoté notre pain.

J’aurais dû lui laisser un morceau en partant car nous ne prenons pas le temps du petit déjeuner et plions bagage avant que le soleil ne déverse sa chaleur sur le rivage.

Au col, le vent souffle et c’est la bascule cette fois vers l’Est de la presqu’île de Jandia. Nous sommes à quatorze kilomètres du phare, le bout du bout de l’île. Aucune construction touristique en vue, hormis le minuscule village de El Puertito et ce phare. Cette partie de l’île est protégée.

Nous retrouvons notre GR 131 qui longe la côte, monte et descend sans cesse, comme pour faire durer le plaisir d’arriver. Mais nous avec ce que nous avons vécu, nous le trouvons bien monotone. Et puis, nous avons faim.

El Puerito semble plongé dans un profond coma. Une éolienne rouillée et un bidonville de caravanes abandonnées au vent dégagent un profond sentiment d’abandon.

Dans ce village blanc de pêcheurs qui ne pêchent plus, d’autochtones qui se sont enfuis, il y a ce restaurant où ô bonheur nous nous attablons. Dans l’allégresse, accompagnés par le vol des goélands et le bleu brillant de l’océan, nous célébrons la fin de notre périple.

On l’a FAIT !
192 kilomètres, huit jours de marche intense.
Traversée du Nord au Sud.
Nos bras et nos mains tannés, la peau durcie, les poils décolorés par le soleil.
Assoiffés de solitude.
Les chèvres plus nombreuses que les humains.
La vie pétrifiée par l’absence d’eau.
Des déserts de pierre, de terre, de sable, de poussière,
Un monde calciné.
Des couleurs qui brûlent comme des épices.
Le regard qui cherche une pousse de verdure, une épine et ne la trouve pas.
Fuerteventua, « la forte aventure », l’aventure extrême.
Notre aventure...

Béziers le 13 décembre 2021