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2020 : Le Chemin d’Arles, de la Garonne à l’Aragon (1)

jeudi 6 août 2020, par Sylvie Terrier

Toulouse 21 juin 2020, premier jour de l’été

Nous reprenons notre chemin interrompu dans la ville rose le 1er avril 2019. Le Covid nous oblige à changer nos plans. Au lieu de marcher cinq semaines sur le Camino Del Norte, nous poursuivons notre chemin d’Arles, qui nous fera rejoindre Punta La Reina, étape où il s’unit avec le Camino Frances. A force de cheminer nous créons des intersections, franchissons des passages stratégiques, des cols, des villes. Nous prenons conscience que tous ces chemins forment une immense ramification, un réseau capillaire qui part du nord et converge vers un point unique, un cœur, un chakra, Compostelle.

21 juin Toulouse- Léguevin, 26 km. Jean-Claude

Avant de démarrer la marche ce dimanche, il nous faudra patienter pendant deux heures de chemin de fer pour rejoindre Toulouse à partir de Béziers. Notre premier challenge commence, car nous démarrons notre étape à midi. Rendez-vous à été pris avec Geneviève et son mari dans la basilique Saint Sernin, à l’heure de la messe. Dans la ferveur des chants, ils tamponnent notre crédencial et nous souhaitent bon chemin. Message furtif, derrière les masques les yeux ont du mal à se déplisser, sourires éclipsés.

Il est toujours difficile de marcher dans une grande ville, aménagée pour les voitures et en particulier d’en sortir. Nous mesurons combien nous ne sommes pas à l’échelle sur ce chemin de bitume, le long de ces clôtures, immeubles HLM, parcs d’activités, carrefours d’autoroute. Il nous faudra marcher jusqu’à Colomiers pour trouver un peu de verdure, les premiers champs, des arbres, longer une voie ferrée qui à nouveau coupe le paysage. C’est long, c’est dimanche, les enfants crient dans les bois. Nous sommes entrés en Gascogne.

Léguevin, enfin. Je me surprends à penser que ce serait un miracle de trouver dans ce village endormi un café ouvert et pourtant en ce 21 juin, jour de la fête de la musique, non seulement un café est ouvert mais un orchestre joue en plein air et c’est les bâtons dansant que nous arrivons, trouvant une petite place parmi tous ces gens rassemblés, qui osent faire la fête, dehors seulement, covid oblige mais combien la bière est bonne et la musique aussi.

Le gîte communal est en principe fermé. Nous y retrouvons cependant Jean-Claude, hospitalier à la retraite qui nous a préparé un « aménagement ». Deux lits dans la montée d’escalier, le mien sur le deuxième palier sous une loupiotte que j’éteins en descendant d’un étage et remontant dans le noir.

Dans la cuisine Jean-Claude nous explique ses déboires, le gîte en travaux, les préconisations impossibles à tenir, ses genoux cassés et tiens vous êtes trois de soir. Un autre compagnon, Pierre partage la maison, lui encore plus mal loti que nous car il dormira sur un matelas posé à même le sol. Pierre, médecin philosophe suisse qui marche « pour se nettoyer la tête » après les affres du Covid, (il s’occupe d’un EHPAD) et nous laisse un petit goût amer quand à sa vison de la France et des français.
Mais bonne nuit tout de même et surtout beaux rêves !

22 juin, Le Grangé, 32,6 km. Lili et Andreas

Une étape toute en rondeur, traversée de la forêt de Bouconne, bocages et champs de blé, fermes et rares villages. Il n’y a pas d’architecture particulière mais les gens sont avenants, les enfants, libres nous disent bonjour.
- Elle est où ta coquille ?

Le ciel couvert au départ s’est entièrement dégagé ce soir alors que nous attendons le dîner sous le haut vent dans le gîte de Lili et Andreas. Une belle historie d’amour pour ces deux là, qui se sont rencontrés sur le chemin et accueillent à présent les pèlerins. Rien ne manque dans cette maison pragmatique, joyeuse, colorée comme une pomme en été.
Exubérance de la nature, coassement des grenouilles à travers la fenêtre ouverte sur la nuit et trente deux canetons dans le poulailler !
Extrait du reportage « Le bonheur en marchant » http://legrange.fr/reportage.html

23 juin, Lisle Jourdain, l’Isle-Arné, Montegut, 31 km. Gérard

- C’est beau le Gers ?
- Oui
- Compostelle ?
- Oui, et la derrière, ce chantier ?
- C’est le contournement !
Ils sont deux papys tassés dans une 205, même chemise à carreaux, gémellité de labeur. Le paysage sent l’herbe coupée et les fleurs.

Champs de blé, de tournesols, d’orge, de fourrage. Le chemin se poursuit à travers les vallons, les champs bordés d’arbres nous offre ombrage et beaucoup d’oiseaux. Nous cheminons sous des tunnels de verdure, l’herbe a été fraîchement coupée, ce qui ne sera pas toujours de mise sur ce chemin déserté par les pèlerins.
Pause à Jimont, ville médiévale perchée sur un mont, les rues dévalent de part et d’autre de la rue centrale, rassemblées en son centre par une halle à ciel ouvert.

Arrivée au gîte de la tour aux fées à Montégut. Gérard, 88 ans nous accueille (son épouse toute en discrétion vient nous demander si nous avons besoin de quelque chose, oui merci pour la salade). Il est parti à notre recherche en voiture et m’a laissé des messages sur mon téléphone portable que je n’ai pas entendu sonner car je l’ai positionné en mode avion. Logis étrange, maison d’architecte habité par deux hommes, un au chômage l’autre inspecteur des impôts « qui a eu beaucoup de femmes ». Ambiance malsaine et qui me fera faire un affreux rêve de viol d’enfant.

6h30 le lendemain matin. Nous sommes sur la terrasse dehors un café chaud entre les mains. En face de nous, les Pyrénées, pures, lointaines encore. Tant de verdure, de végétation, d’espace. La géographie de la Gascogne se révèle et se déploie comme une carte vivante.

24 juin Auch-Barran, 29,5 km. Freddy

Gérard nous avait expliqué la veille comment prendre un raccourci afin de gagner Auch en quelques kilomètres. Nous l’avons écouté distraitement et puis ce matin avons repris notre balisage après avoir salué les fées de la tour de ce joli village. Chemin sans grand intérêt, long et chaud, industriel à l’approche de Auch.

Nous sommes heureux quand nous arrivons sur la place de la cathédrale Sainte-Marie déserte et aride. Envie de nous poser et prendre le temps. Notre temps, la pause chez Gérard a été contraignante. Les petites rues commerçantes commencent tout juste à se réveiller et nous nous installons chez Freddy, un sympathique libraire de BD. Une bière artisanale du Gers et pourquoi pas aussi le plat du jour, le café fait cantine. En peu de temps, toutes les tables sont occupées, Freddy vole de client à client et doit même refuser du monde, nous sommes contents, je suis sûre que nous lui avons porté chance !

Bitume et re-bitume après Auch et même dans la forêt. Il fait très chaud, nous transpirons, peau glissante comme des poissons. Arriver à Barran est un soulagement, une joie. Le gîte se trouve dans l’ancien presbytère. Modeste, il se compose d’une grande pièce avec quatre lits et un coin cuisine, une grande salle de bain avec vue sur le jardin d’hortensias. Le clocher tors de l’église sonne les heures paisiblement. Séjourner ici est un baume, la nuit sera régénérante. Appels des petits ducs par la fenêtre ouverte et jusque tard dans la nuit, ronronnement des moissonneuses qui fauchent les blé des grandes parcelles. Ce mélange de vie agricole intense et de sérénité des vieilles pierres m’enchante.

25 juin, la Baraque près de Saint Christaud, 28 km. Johanna

Jolie étape, le chemin traverse les champs de tournesol et de blé, il fait toujours aussi chaud. Nous rejoignons Montesquiou, village médiéval au pas de course car « Ma petite épicerie » ferme à 12h30. Nous n’avons plus de vivres et avons parcouru 17 km en quatre heures.

Nous sommes fraîchement reçus par Marie Ange, qui me signifie qu’elle ne peut faire qu’une chose à la fois. Et puis finalement l’épicerie fermant à 13h, nous nous installons pour boire une bière glacée, dérogeant au principe de ne boire qu’à la fin de l’étape, parce que vraiment il fait très chaud et que maintenant que nous avons le ravitaillement pour ce soir, nous pourrons même nous octroyer une sieste et terminer les onze kilomètres restant sans nous presser. Finalement nous passons un bon moment avec Jean-Marc le patron de l’épicerie, un homme entrepreneur polyvalent qui fait aussi taxi et de la politique. Agréable moment chèrement payé car ces onze kilomètres s’avéreront interminables et même la partie finale dans la forêt ne nous apportera pas de sensation d’apaisement.

Enfin, nous arrivons au gîte de la Baraque (une seule maison) et devant cette maison traditionnelle béarnaise, au son d’un piano désaccordé est apparue Johanna.

Pieds nus et vêtue d’un T shirt de plusieurs jours, ses cheveux gris en bataille, Johanna nous accueille. Elle nous explique les toilettes sèches, nous montre le vaisselier chargée de matériel de cuisine, le poêle fusée, la chambre spacieuse garnie de lits anciens. Il n’y a pas de frigo et une boîte d’allumettes pour allumer un minuscule butagaz. Un peu plus tard elle revient avec une carafe d’eau tirée de sa source, propose des herbes de son jardin. Son haleine sent l’ail. En fait, Johanna est une femme exceptionnelle. On ne s’en est pas tout de suite aperçu, trop fatigués et obnubilés par le besoin de prendre une douche et de manger. C’est au matin quand elle nous a raconté ses histoires de poules et de serpent, que nous avons découvert son savoir et son extraordinaire mode de vie.

Parlant de son jadin :
- Il a la forme d’un mandala, le cœur c’est le sorbier, il faut que je le coupe pour que les haricots grimpants s’accrochent aux branches.
Le matin du départ, je l’ai prise en photo plantée dans son jardin, toujours pieds nus, sa chevelure grise un peu domptée et elle de nous faire remarquer la jument qui se roule dans l’herbe.

Johanna doit avoir notre âge. Depuis plus de vingt ans, elle pratique l’autonomie énergétique et alimentaire. C’est une agricultrice, une travailleuse sans relâche qui s’émerveille de la découverte d’un prunier chargé de fruits, de la première tomate, de l’ingéniosité d’un serpent. Une observatrice de la nature. Elle rit quand elle dit qu’elle habite à l’arrière de la maison, la partie pour les domestiques, que personne ne veut prendre la suite (elle a pourtant deux ou trois filles). Nous saurons le lendemain qu’elle est aussi une cuisinière hors pair, et je regrette vraiment de n’avoir pas pris le temps d’échanger plus longuement avec cette femme qui nie l’existence du covid, ne portera jamais de masque et dénonce férocement les ondes nocives des téléphones et autres E technologies.

26 juin, Auriebat « la Planqué », 26 km. Anne-Marie

Nous n’avons rien vu de Marciac, nous sommes passés trop vite c’est évident. Festival de jazz annulé, ville ignorée. Il faut dire que le chemin était bien monotone. La terrasse du premier restaurant rencontré à la porte de la ville nous a retenu, à nouveau nous étions affamés.
Nous reparlons de Johanna, de ses choix, je revois son hagard qui se fend, son vieux chien aveugle, son travail acharné, me revient une jolie phrase :
- La tempête a emporté toutes les fleurs.
Pour dire, cette année il n’y aura pas d’abricot.

Chemin bucolique, toujours et encore les champs de tournesols, les montées et les descentes, ah le Gers c’est tout sauf plat, et nous voici chez une autre hospitalière, Anne Marie.
- l’accueil c’est un métier, un métier !
Pas moins de quatorze bouquets de fleurs sauvages nous souhaitent la bienvenue. Anne Marie, tornade d’énergie et de paroles bondit dans tous les coins, s’agite, se plaint d’un mal de tête persistant (parti juste avant que nous arrivions). Elle nous offre une hospitalité hors norme dans une maison hors norme.

- Ce soir vous aurez une dorade.
Et la voici partie dans sa cuisine, elle en a quatre. Anne-Marie accueille et nourrit des groupes, des familles, des pèlerins et aussi les artistes du festival de Marciac. Des photos remplissent les murs, il y a de la vaisselle, des meubles, des chats, des fleurs, de jolis tissus. C’est une maison incroyablement vivante en pleine campagne qui s’ouvre sur la vallée, les arbres fruitiers, les fruits qui roulent et le linge au vent.

Nous dînons chez elle, sur un coin de table agrémenté d’une nappe. Tout est bon, la soupe aux orties, les légumes frais, le riz cuit à point, la salade de fruits et bien entendu la dorade. Qui excite les petits chats lovés dans une panière posée dans l’autre coin de la table qui se s’enhardissent et viennent flairer nos assiettes.

C’est un lieu inspirant et généreux qui me fait rêver et au matin, l’énergie et l’amour d’Anne-Marie nous portent et nous donnent des ailes et c’est sans nous en rendre compte que nous poursuivons notre chemin à travers la plaine. Après une belle montée (annoncée par le boulanger à qui j’achète une pain au goût de noisette) nous voici à Lahitte, treize kilomètres plus loin. Dans un parc bien aménagé, nous dégustons le repas froid que nous a préparé Anne Marie, omelette et salades variées, œufs durs, salade de riz, nèfles, fruits séchés et la vinaigrette à rajouter au dernier moment conservée dans des fioles semblables à des flacons de parfum.

27 juin, Anoye, 30 km. Les deux salopards

Beau chemin aujourd’hui entre campagne et forêt, beaucoup de fleurs autour des maisons qui sont devenues typiques, grosses fermes en pisé, murs de galets, toits de tuiles à forte pente. Nous croisons plusieurs élevages de porc en plein air, enfouis dans de profondes mares de boue, des élevage de poules blanches, de canards et les premiers champs de tournesols en fleurs. Nous sommes heureux de marcher, une étape longue mais que nous parcourons facilement. Même les routes de bitume nous semblent agréables, elles serpentent dans la campagne, laissant échapper des senteurs de menthe, de reine des prés et de chèvre feuilles.

Anoye. De grosses maisons bourgeoises, des haies taillées en mur qui laissent deviner de douces soirées au bord des piscines. Nous cherchons le gîte quand soudain une voiture et un quad nous barrent le chemin. Sans un mot d’explication les deux conducteurs font marche arrière et nous escortent jusqu’au gîte. Quel comité d’accueil ! Le gîte municipal est fermé, nous disent-ils, mais nous avons l’autorisation de camper sur la pelouse. Obsédés par le Covid les deux hommes (un employé municipal et un élu, j’imagine) nous considèrent comme des pestiférés. Masques, sac en plastique pour saisir les bières qu’ils nous vendent, anonymat pour notre inscription et 16 euros le tout. Pour ce prix, nous avons droit à une douche chaude, un sanitaire et l’usage d’un micro onde.
- On a les consignes et après votre passage il faut tout désinfecter et ça coûte 3 euros !
Et les voici repartis à grand renfort de moteur, tous les deux ensemble et on comprend que ces deux là ne s’entendent pas, et ce gîte qui durant toute la marche nous narguait avec ses affichettes « gîte tout confort ».

28 juin, Lescur, 32 km. Valérie

- Nous, on dit le bois de Pau !
Pour nous il s’agit de la forêt de Bastard. Nous avons même prévu d’y planter notre tente cette nuit. Le gîte municipal de Lescur est fermé, nous n’avons pas trouvé d’autre hébergement.

Encore une longue étape, dans la forêt jusqu’à Morlaas, puis sur une route de terre droite et monotone jusqu’au bois de Pau. Le chemin tourne et retourne, longe les champs, fait des détours, impression que le bois s’éloigne au lieu de se rapprocher.

A Morlaas, nous n’avons pas trouvé d’épicerie ou de supermarché pour acheter notre déjeuner. Alors nous avons tenté le restaurant, suivant les recommandations de la boulangère.
- Vous avez réservé ? me demande le commis
Cette question me désarme. Non bien sûr, comment réserver quand on est vagabonds ?
- C’est complet. La réponse est sans appel, pas le peine d’insister.
En ressortant je m’aperçois que j’ai oublié d’enlever mes chaussettes mises à sécher au dessus de mon sac à dos.

Tous penauds d’avoir été rejetés du restaurant nous sommes repassés devant la boulangerie discrètement. La boulangère nous a vus et interpellés à l’intérieur du magasin.
- Alors Messieurs Dames vous n’avez pas trouvé ?
Nous lui avons raconté la scène et parlé de notre périple jusqu’au projet de dormir dans le bois cette nuit. Et pour l’heure, faute de restaurant, nous étions prêts à lui acheter des chaussons aux pommes pour notre repas. Mais nous avons compris qu’elle avait un plan et qu’elle prenait les choses en main.
- Dormir dans le bois de Pau, vous n’y pensez pas, c’est mal fréquenté ! Donnez moi vos numéros de téléphone, voici le mien, si vous ne trouvez pas où vous loger ce soir, vous m’appelez, j’ai un bout de jardin dans mon lotissement, vous pourrez planter votre tente.

Le bois de Pau ne nous a pas inspiré, une forêt dense, des coups de fusils, des familles en vacances. Il aurait fallu chercher un coin retiré, trouver de l’eau. Nous avons continué jusqu’au joli parc du domaine de Sers bordé par l’hippodrome. Le camping y était formellement interdit, là aussi il aurait fallu se cacher et ruser. Et il y avait l’invitation de Valérie… Nous avons téléphoné. Valérie toute contente est venue nous chercher. Elle nous a installé chez elle et après une bonne douche, la soirée a commencé. Nous avons mis en commun nos salades, elle a ouvert une bouteille de rosé et s’est mise à parler. Impossible de l’arrêter. Valérie avait des torrents d’histoires de vie à raconter. Elle nous a parlé de son fils Léo, son miracle, né prématurément, si petit qu’il tenait dans ses deux mains comme un livre ouvert, de son mari dont elle est séparé, « influencé par une mauvaise personne », de son métier, son patron, son envie de faire plaisir, de l’Afrique aussi, si présente dans la décoration de sa maison mais où elle n’est jamais allée. Pour le dessert, elle a déposé sur la table un fraisier, en l’honneur de Didier qui fêtait son anniversaire demain.

Avec le vin, la joie de vivre de Valérie, nous oublions que avons marché près de neuf heures aujourd’hui. A 23 heures, après avoir passé une excellente soirée, nous regagnons notre coin de pré pour sombrer dans un sommeil sans rêve.

29 juin, Lacommande, 29 km. Les arroseurs

Nous quittons le pré de Valérie sous la pluiet après un petit déjeuner humide pris sous la tente. A la cathédrale de Lescar, le hasard nous fait rencontrer un jeune prêtre qui accepte de tamponner notre crédencial.
Le temps est brouillardeux, la campagne béarnaise se dérobe, Pau s’efface, le chemin l’évite.

Aujourd’hui, petite étape. Nous n’avons que quatorze kilomètres de marche jusqu’à Lacommande. Nous prenons le temps, observons, le temps reste humide. A15 heures nous sommes arrivés.
C’est bien ainsi car le site est remarquable. Construit au 12ème siècle par Gaston IV le Croisé, il servait de refuge aux pèlerins empruntant la voie d’Arles. On y trouve aujourd’hui, parfaitement restaurés, une église, un hôpital, un presbytère (la mairie aujourd’hui), un jardin planté de tombes en forme de disques solaires. Et pour nous, pèlerins du XXI ème siècle, un gîte où rien ne manque. Ingrid l’allemande nous accueille, nous enlèverons toutefois le paravent qui sépare nos deux lits, même avec le Covid, cela ne nous est pas utile. Après avoir pris un peu de repos et fait notre lessive du jour, nous passons une heure à réserver les trois prochaines étapes. Du coup il est trop tard pour aller goûter le jurançon dans la cave voisine.

Nous avons le temps pour déguster des pommes. Une variété ancienne que reconnaît avec émotion Didier, les pommes de son enfance. Des fruits vert tendre, bien ronds à la peau fine et fragile qui se croquent sur place et ne se conservent pas. Leur nom ? Les pommes de Saint Jean joliment appelées aussi pommes de la moisson.

Le soir en faisant le tour du domaine, sans doute n’ai-je pas assez marché aujourd’hui, je rencontre une joyeuse bande, les arroseurs. Deux fois par semaine, arrosoir à la main, ces bénévoles s’occupent de l’arrosage des fleurs de la commune. Belle initiative, gentilles paroles d’une petite dame :
- Les pommes sont pour les pèlerins et le le jardin d’herbes aussi, servez-vous !

Eyis, la Tour Saint Jacques, 29 km. Jacques

Nous sommes rentrés en Gascogne. Finis les grands champs de céréales, place aux forêts et pâturages, grosses fermes, vignes hautes et maisons aux toits d’ardoises.
Avec l’ardoise, les yeux des hortensias virent au bleu méthylène, se parent d’améthyste.

Nuées de mouches et odeurs d’herbe coupée, chênes géants, forêts humides, la nature a repris la main à l’approche des Pyrénées. Nous avons quitté Lacommande sous les nuages, à midi tout s’ouvre, rideau tiré sur un ciel parfaitement bleu. L’été se rappelle à nous, il revient dans toute sa splendeur de feuilles et de chaleur. Nous arrivons à Oloron Sainte-Marie.

Oloron ressemble à Saint-Jean Pied de port avec ses hautes maisons construites au dessus de l’eau. Des ponts vertigineux enjambent les rivières. Ici nous sommes au confluent de trois vallées, les vallées d’Aspe, Ossau et Baretous. Dans l’air flotte un avant goût de montagne. C’est aussi à Oloron que se rejoignent les chemins d’Arles et du Piémont.
Je cherche la cathédrale Sainte Marie, ce ne peut être cette église grise et fermée (Notre Dame) que j’ai dans un premier temps prise en photo. Il nous faut marcher encore, traverser la ville centre, étonnant mélange de population pauvre et bourgeoise à l’approche du quartier de la Sainte Croix où sous la lumière vibre la Cathédrale.

Pour l’heure nous devons encore marcher huit kilomètres jusqu’à Eysis, le gîte municipal étant fermé. Marche bucolique alternant passages en forêt et départementale ombragée. Derrière nous Oloron disparaît, nous entrons dans la vallée d’Aspe, puissance de la verdure, ciel tourmenté saturé d’humidité, l’orage n’est pas loin.

Eysis, gîte de la tour Saint Jacques. Le chef d’œuvre de Jacques, l’Inspiré, le Constructeur… Il arrive un peu en retard mais nous a laissé un mot gentil, installez-vous ! Un escalier extérieur en colimaçon nous conduit à une grande pièce octogonale, le dortoir rien que pour nous. Tout est construit de bric et de broc, d’inspiration indienne, tissu, photos, couleurs chaudes et transparences.

Jacques arrive, mince, radieux. Il raconte son installation ici, la transformation de la tour (une ruine) en ce lieu habitable et plein de charme. Pour lui, chaque chose a un sens, sens qui parfois nous échappe. Nous dînons tous les trois dehors sur la terrasse. Côté montagnes le ciel se charge de nuages tandis que l’horizon se transforme en brasier sous le coucher du soleil. Bientôt c’est l’orage, la pluie et l’arc en ciel, un sursaut de lumière dans le brasier du couchant, l’explosion du feu et de l’eau. Il n’y a plus de mots pour exprimer ce que nous vivons, raconter cette terre somptueuse. Nous flottons dans l’espace, dissous, enchantés.

1er juillet, Osse-en- Aspe, 24,6 km. Romain le petit Prince
Il a bien fallu quitter la tour et son paysage. C’est cela le chemin, ne pas s’attacher, couper les petites racines que l’on sent pousser sous ses pieds, refaire son sac et partir.

C’est un chemin de légendes à travers la forêt au dessus du gave d’Aspe, tout en humidité. Pierres glissantes, mousses recouvrantes, fougères, buis, noisetiers et cette eau qui de temps et temps entre deux trouées d’arbres se révèle, un vert d’eau, d’une transparence de cristal.

Dans le même temps, paradoxe, le bruit incessant des camions remonte de la route, camions en route vers l’Espagne, que l’on ne voit pas mais que l’on entend, comme une sourde litanie.

Le chemin historique passait par le village d’ Osse-en Aspe, mais a été détourné sur Bedous de l’autre côté du gave d’Aspe afin de récupérer les touristes et pèlerins. Étrange message tracé à la peinture blanche sur le bitume à l’entrée de Bedous « nous voulons un maire droit ». Les deux choses sont-elles liées ? Nous faisons un détour par ce village car nous avons besoin de ravitaillement. Une boucherie, une épicerie bio, le casino fermé. Avant de nous servir deux tomates, le commerçant masqué s’asperge les mains de gel.

Nous avons gagné le gîte Chaneü à Osse et Christelle la nouvelle gérante nous a remis en joie par son accueil. Nous lui souhaitons de réussir car elle se donne du mal et tout est vraiment parfait. Le soir au dîner, nous rencontrons quelques personnes, pas des pèlerins mais des sportifs en randonnée sur le GR 10, comme Romain. Le mollet maigre et les habits flottants, il ne dit pas grand chose puis s’ouvre peu à peu. Je lui donnerai 18 ans il en a bien plus car il annonce, femme, enfant et métier, « prof de peinture ». Il a marché une semaine depuis Saint Jean. Manifestement, il est en quête de sens. A le voir ainsi, avec ses grands yeux bleus, sa voix douce, sa manière d’être hors du temps, je me dis que nous avons rencontré un Petit Prince.

2 Juillet, Borce, 15 km. Rilke

Petite étape, des vacances pour rejoindre le village médiéval de Borce. Grâce au chemin historique nous traversons la campagne en longeant la rivière, évitant ainsi la nationale et les camions espagnols lancés à toute allure. Certains font jusqu’à quatre aller retour dans la journée.
Pic nic sous l’ombre d’un noyer près d’une maison abandonnée, les ardoises tombées du toit seront notre table et nos assiettes. Au moment de la sieste, allongée dans l’herbe coupée, je cherche la phrase juste qui traduirait ce que je ressens en cet instant. Ce pourrait être : vivre de sensations et de couleurs, à travers mon regard s’ouvre un royaume.

Au gîte, un dortoir de seize lits rien que pour nous, nous rencontrons Rilke, jeune hollandais d’une vingtaine d’années. Il prépare et re-prépare sa randonnée. Est-il inquiet, minutieux, perfectionniste ? Parti de Handaye, il effectue seul la traversée des Pyrénées jusqu’à Banyuls, soit près de mille kilomètres sur le GR 10. Autre chemin, sportif et physique celui-ci. Je m’interroge, aurais-je envie de m’y lancer ? Dormir dehors, manger déshydraté, repérer les points d’eau, me confronter à mes limites physiques et mentales, en ai-je seulement les capacités ? Quand je vois la jeune beauté de Rilke, sa force musculaire, son stress aussi, je doute d’avoir envie d’une telle aventure. Je préfère la marche qui me fait parcourir les chemins de terre, de feuille (et de bitume), chemins ancestraux qui m’apprennent à cultiver lenteur et pugnacité.

Ce soir, après avoir fait nos courses au bar épicerie, nous goûtons enfin au Jurançon, vin jaune couleur d’or aux arômes de miel, de girofle, de pêche, de fleurs blanches, de fruits confits (j’adore la poésie descriptive des vins). Servi bien frais c’est un délice. Je songe à la journée du lendemain qui nous fera gagner le col du Somport, cette partie rêvée du chemin, la bascule entre la France et l’Espagne. C’est comme si après le col commençait un autre chemin, une seconde aventure. En même temps j’ai plaisir à reculer ce moment, ce but qui me semblait si lointain, à la limite de l’impossible. Nous citons souvent Mark Twain sur ce chemin, « ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait »
Pour dire aussi que même au fond du trou, il est possible de rebondir.

Il a un accent alsacien à couper au couteau, la soixantaine bien tassée. Il entre dans le bar épicerie, commande une bière, puis une seconde. On le retrouve dehors en train de manger un morceau de tome des Pyrénées qu’il partage avec le chien de la maison. Il est libre l’alsacien, il marche et s’arrête quand il veut.
- J’ai quitté l’école à quatorze ans, mais cela ne m’a pas empêché de réussir ma vie.
Son secret de marcheur ? Avoir toujours un pot de miel dans son sac.

3 juillet Candanchu, 21 km. Pepe

J’adore écouter le son des cloches de village qui sonnent inlassablement chaque heure qui passe. Généralement je n’entends pas les premières heures du matin, ensuite comme nous nous couchons tôt, j’ai hâte que six heures sonnent. Je dors en fragmenté, comme si je n’étais pas fatiguée. Mal en fait car trop serrée dans mon duvet sarcophage. Dès qu’il fera plus chaud je l’ouvrirai et dormirai dessus. Certains gîte ont même enlevé les oreillers, le Covid entraîne au minimalisme.

Départ vers le col. Le temps reste humide, les nuages collés aux montagnes, la température parfaite pour marcher. Nous partageons le chemin avec les vaches puis nous trouvons face à un champ. Le chemin n’est pas dégagé. Nous avançons à grandes enjambées, jambes trempées par les herbes mouillées. Dans la forêt, la pente est rude, nous transpirons. Chemin plein de détours qui monte et descend afin d’éviter la route. Impression d’être les seuls à passer par là. Au moment du déjeuner, je me rends compte que nous sommes couverts de tiques noires. Par chance nous avons trouvé un banc d’angle en bordure d’une ferme abandonnée. Qu’à cela ne tienne, en deux mouvements me voici nue, prête à tout pour me me débarrasser de ces bestioles.

La suite du chemin est bien dangereuse car nous devons partager durant six kilomètres la nationale avec les camions, collés aux garde-fous. Alors qu’à notre droite la voie ferrée, abandonnée pourrait donner lieu à une superbe voie verte. Je hâte le pas et pousse au maximum la cadence, nous ne sommes rien sur cette route.

Urdos, dernier village avant le col. A partir du poste de douane, le chemin prend enfin de la hauteur, s’enfonce dans les bois de hêtres. Les sources fusent, nous marchons dans une nature sauvage et drue. Bientôt commencent les prairies, les champs de lys martagon, mille fleurs qui s’étalent comme une tapisserie.


Sur la route nous croisons un troupeau de moutons en liberté teints de couleurs phosphorescentes. Pas de chien, pas de berger, ils dévalent la montagne en file indienne, une brebis à pâte raide claudique à l’arrière. La prairie s’ouvre et bientôt nous atteignons le col, 1632 mètres, un peu sec, pas très beau avec ses bâtiments fermés ou à vendre. Pas trop envie de rester là (j’ai déjà oublié mon désir d’atteindre ce col puisque j’y suis et que la réalité efface). Un selfie pour le souvenir. Je lève le regard vers le ciel, bleu bien sûr, les montagnes décapées, l’ombre verte, la lumière fraîche. Notre bonheur se trouve là, au bout de nos yeux.

Tout est fermé ou à vendre dans la station de ski de Candanchu.
Nous avons mis du temps pour trouver l’albergue Pepito Grillo. Située au rez-de- chaussée d’une résidence en vente Il nous faut descendre un escalier métallique, passer par une petite porte sur le côté, trouver le jeune homme un peu gauche (je le surnomme Pepe) isolé dans sa guérite. Nous serons seuls à dîner ce soir dans une salle sans fenêtre et la chambre, glacée, aurait bien supporté un peu de chauffage. Belle nuit étoilée. Le matin, nous attendons pour repartir que le soleil se répande sur les pentes et lustre les prairies.