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2020 : Le Chemin d’Arles, de la Garonne à l’Aragon (2)

mercredi 5 août 2020, par Sylvie Terrier

4 juillet, Jaca, 31,5 km. Gloria

Après l’âpreté et la solitude de Candanchu, la nature nous offre une débauche de beauté. Champs d’iris outremer, ombellifères, buissons d’aubépines, ficaires et tout en haut, se détachant sur un ciel bleu incandescent, la montagne. Nous faisons durer le plaisir de la descente, conscients de notre joie, heureux de pourvoir vivre ensemble ce moment.

A Canfranc tout change et nous comprenons que la montage est derrière nous. La grande gare historique, les commerces, les Espagnols en tenue d’été, les voitures ! Un peu à l’écart nous buvons notre premier cafe con leche, délicieux, mousseux à souhait. Le Rio Aragon a remplacé le gave D’aspe, il nous accompagnera jusqu’à Jaca.

Jaca. Une allée de mélèzes nous accueille à l’entrée de la ville, nous rappelant que nous sommes encore à huit cent mètres. Adorable accueil à la Casa Mamré, Gloria nous donne même son numéro de téléphone. Une fois encore nous sommes seuls, chambre colorée, presque cosy, salle de bain au choix, nous sommes ravis et curieux de découvrir la ville.

19h, nous sommes assis face à la cathédrale San Pedro, une des plus anciennes cathédrales romanes d’Espagne, c’est l’heure de l’apéro, de la détente. A peine assis, les quatre cloches se mettent à sonner à toute volée, déclenchant un flot d’émotion chez mon compagnon. En cet instant, je pense que nous sommes exactement là où nous devons être, et cette perception transforme l’instant en moment de grâce, un pur moment de bonheur.

Jaca, la vive, la bouillonnante s’embrase la nuit venue avec ses bars et restaurants. Couchés depuis un moment, nous n’arrivons pas à fermer l’œil tant la ruelle résonne de cris et bruits nocturnes. Le lendemain, je cherche dans mon dictionnaire comme on dit tapage nocturne et vois le beau visage de Gloria s’attrister, elle est vraiment désolée, si elle avait su, elle nous aurait donné une chambre plus tranquille… Le fait de n’avoir presque pas dormi nous pousse à changer notre itinéraire. Nous renonçons au détour par le monastère de San Ruan de la Pena et reprenons sagement notre Camino Aragones.

6 juillet, Arres, 27 km. Marie Luz

Le temps est splendide, bleu et chaud. A partir de Jaca, le chemin part à angle droit vers l’ouest. Nous allons marcher plusieurs jours sur un plateau suivant désormais les flèches jaunes. Pyrénées en arrière fond, champs de blé coupé, bois de chênes crissant de cigales. le Rio Aragon prend ses aises, le paysage se pose.
- C’est notre petite Mezzeta, dit Didier en essayant de photographier un zygène posé sur une touffe de lavande.

Moi je me demande si l’on arriverait à marcher tout en dormant car le chemin est facile et droit, la chaleur s’installe, même l’ombre devient brûlante.
Petite pause à la buvette de Santa Cillia de Jaca, le temps de nous rafraîchir un peu, faire le plein d’eau et déjeuner sur la place du village, sous les mûriers. Il n’y a pas une âme dans ce village.

A présent nous suivons un chemin noir sous le soleil brûlant, sentier étroit creusé dans la terre sèche C’est long, nous sommes fatigués de l’étape quand d’un coup apparaît une merveille, le hameau d’Arres. Une tour carrée, quelques maisons de pierres roussies par le soleil et le vent, des cheminées grosses comme des demoiselles coiffées.
Le gîte ou nous pensions nous installer est fermé. Y-a-t-il quelqu’un dans ce village pour nous renseigner ?
- Faut aller voir Marie-Luz, au bar, me dit un vieil anglais d’un air entendu. La clef du village, c’est elle.

Marie-Luz fait non de la tête. Elle ne peut pas nous ouvrir le gîte d’ailleurs elle n’en a pas la clef. Alors comment faire ? Camper ?
- J’ai des chambres, dit-elle alors.
Les yeux de mon compagnon se mettent à briller, moi, prudente, je demande le prix. 53,30 euros, ce n’est du tout un prix pour pèlerins !
Mais finalement j’obtempère. Un sourire radieux illumine le visage de Didier. A partir de ce moment, commence un enchantement qui durera jusqu’au matin suivant. La chambre domine la vallée, des vagues d’hirondelles déferlent au dessus de nos têtes en trissant, tout en bas un troupeau de moutons paît, nous serons bercés par les sons des sonnailles toute la nuit.

Le soir nous dînons chez Marie-Luz. Pas vraiment souriante, le cheveu gras, le mollet dur, la démarche déjà fatiguée mais efficace. Son café restaurant est un joyeux bazar à l’allure de brocante. Une fois assis, nous n’avons plus qu’à nous laisser servir. Le menu est simple, salade de crudités variées, viande avec pommes de terre frites et pour le dessert, un flan planté en son milieu d’une cigarette au chocolat. Tandis que nous nous régalons, Marie-Luz s’éclipse. Elle revient les cheveux lavés, la raie bien tracée. Rajuste ses lunettes et distraitement regarde la télévision.

Arres sera pour nous le site inoubliable de ce chemin, le moment d’émerveillement le plus intense. Nous nous sentons en osmose avec la nature, en vibration avec la vitesse vertigineuse des hirondelles, envoûtés par la magnificence de l’espace au soleil couchant, couleur de miel et de safran.

6 juillet, Rusta, 28 km. Roberto

Nous avons eu du mal à quitter Arres. Nous nous sommes réveillés à l’aube pour assister au lever du soleil sur les Pyrénées. Ciel pur, une brume légère recouvre les montagnes qui deviennent de plus en plus lointaines. Nous sommes retournés dehors sous les rafales d’hirondelles, les cris, les frôlements, regard plongé dans la plaine fertile, le troupeau à sa place.

Chez Marie-Luz le petit déjeuner est déjà prêt, le pain recouvert d’une serviette en papier. Elle, derrière son comptoir, habillée comme la veille, plus avenante.
Elle me montre un blouson en faux cuir rose. Je n’ai pas compris l’explication qu’elle m’a donnée, mon espagnol étant trop rudimentaire. Je crois avoir compris qu’elle voulait me le donner. Je l’ai essayé pour lui faire plaisir, les manches étaient trop courtes, qu’aurais-je fais ici d’un blouson rose, je le lui ai laissé gentiment.
La note était prête, écrite à la main et au stylo rouge, hormis la chambre, le montant était dérisoire.

Nous reprenons notre chemin sur la petite Mezzeta, dans cette belle vallée de l’Aragon, laissant de côté le village de Berdun sur son promontoire rocheux qui doit mériter le détour.

Mais nous ne sommes pas ici pour visiter. Le chemin nous appelle, l’envie de marcher est la plus forte elle nous rend même imprudents.
Pas besoin de monter jusqu’à ce village pour chercher de l’eau, nous en trouverons bien en route. D’ailleurs la vallée se rétrécit et bientôt le barrage de Yesa et son lac bleu turquoise colorent notre horizon. Nous longeons les rives sans jamais nous en approcher, marchant vite sur l’asphalte brûlante, découvrant des routes abandonnées et désertes. Heureusement pour nous les cinq derniers kilomètres traversent une forêt de chênes, nous offrant un peu de fraîcheur. Nous mourrons de soif.

Alors que notre carte nous dit que nous sommes arrivés, nous avons un doute soudain, un gîte ici, un village ? Sommes nous arrivés à Ruesta ? Nous ne voyons qu’une tour en ruine noyée dans la végétation mais les flèches jaunes indiquant le chemin sont bien présentes. Épuises, nous n’avons que la force de les suivre et miracle, des voix, un patio ombragé, une maison avec un toit, quelqu’un !

Roberto et une affiche CGT nous accueillent. Je perçois alors que ce lieu porte en lui une lourde histoire, pleine de contestation et de douleur, la douleur de ceux qui ont dû abandonner leur village et leurs terres pour permettre la réalisation du barrage.

Cette localité fut abandonnée en 1959 lors de la construction du barrage de Yesa, ce qui entraîna l’inondation des terres de culture qui constituaient alors le mode de vie de ses habitants. Le village de Ruesta ne figure sur aucun guide ou aucune carte. Lorsque le gouvernement de Franco a noyé leurs terres sous les eaux d’un lac de retenue, les 600 habitants du village perché sur la colline sont partis, ils ont été relogés de force, troquant leurs demeures pour le béton et le bitume. Les vieux en sont morts rapidement, les autres ont fait mine d’oublier. C’était le progrès, financé par les Américains, mis en œuvre par le franquisme.
Dans les années qui ont suivi l’évacuation du village, les paysans et les brocanteurs des alentours sont venus lui arracher tout ce qui pouvait encore servir : tuiles, portes, volets, fenêtres, etc. Village fantôme, Ruesta est bientôt devenu village en ruines. La suite de l’article : www.monde-libertaire.fr/?page=archives&numarchive=13309

Pour l’heure nous sommes logés comme des princes, pas moins de deux terrasses de part et d’autre de la chambre, dont l’une donne sur la forêt. Le soir, sous le patio ombragé, un délicieux dîner nous est servi, vin rouge impétueux, une fois encore nous accédons à la perfection.

Je dors mal pourtant dans cette chambre où le silence règne, longue nuit en pointillés et les moments de veille me semblent plus nombreux que les temps de sommeil, mes sens en émoi, au bord de l’agitation.

Roberto fait de son mieux avec nous, il parle un peu français, mais reste bien confus. Le petit déjeuner n’a pas le charme du dîner. Une vieille syndicaliste traverse la salle et sort fumer une cigarette. Je les ai entendu discuter hier soir de la terrasse. J’imagine le lieu en des temps meilleurs, des concerts à la maison de la culture et d’autres pèlerins que nous.

7 juillet, Sangüesa, 23 km, Maria

Il fait frais ce matin et la montée dans la forêt de pins s’effectue facilement. Déjà le lac disparaît. Des rapaces en chasse tournoient au dessus de nos têtes. Dans les flaques de soleil, les papillons toutes couleurs virevoltent. Nous avons retrouvé notre solitude.

Je repense à hier quand nous avons fait la pause de midi entre deux champs de blé. Un abri avait été aménagé sous une tonnelle végétale, c’était tentant et rare sur ce chemin grillé par le soleil.
A peine assis, voici que débarque une voiture. En sortent deux vieux, chapeau de paille et râteau à la main. Ils attendent semble-t-il quelqu’un. La cheffe arrive en tracteur, salopette et débardeur, elle leur donne les instructions, les deux vieux partent couper l’herbe à la débroussailleuse, la cheffe arrose les maigres arbres fraîchement plantés, moteur à fond. Mais c’est que l’on se plaindrait du bruit et de leur présence nous qui ne voyons jamais personne ! Nous avons bien ri en repartant.

Nous retrouvons nos champs de blés dans la plaine, le ciel vire au bleu électrique, la campagne se dénude. Une petite brise souffle et c’est rythmé par le tic tac de métronome de nos bâtons que nous arrivons à Sangüesa.

Une mauvaise odeur nous accompagne depuis un moment. Usine, champs, égouts ? Cette odeur ne nous lâche plus et envahit même la jolie chambre que nous montre Maria, notre hôtesse du jour.

Elle semble pressée Maria et une fois les explications d’usage données, nous prenons notre douche et partons à la découverte de la ville. Pas vraiment coquette Sangüesa, la plus ancienne commanderie de l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem, aujourd’hui industrielle avec ses rues tracées en circulades, ses cafés rassemblés sur une seule rue, son église romane fermée. Il est encore trop tôt pour dîner et nous avons faim. Jusqu’à 20h30 il nous faudra attendre. Nous avons patienté, bu quelques bières, organisé les étapes suivantes. Le menu était excellent et la soirée une fois encore heureuse.

8 juillet, Montreal, 28 km. El chico

- C’est la papeteria !
Maria a levé le voile sur la mauvaise l’odeur au petit déjeuner. J’apprendrais aussi en me renseignant sur la ville que d’autres industries en particulier chimiques y sont implantées.
Maria est toute différente ce matin, joyeuse, ses yeux bleus pétillent sous ses cheveux blonds défaits, elle porte un masque fleuri. Elle s’affaire autour de nous, parle beaucoup et nous prépare un somptueux petit déjeuner. Sa maison sent bon l’encens. Au moment du départ, je me retourne et je la vois sur son perron, elle nous regarde partir. Je lui fais un geste de la main et un grand sourire, elle le voit, je ne porte pas de masque.

Le chemin grimpe ce matin, nous laissons rapidement Sangüesa derrière nous. Après les jardins potagers nous retrouvons nos champs de blé, pas encore moissonnés et puis la crête de la sierra de Izco, plantée d’éoliennes à l’arrêt. Nous cheminons bien seuls. La route devient de plus en plus aride, nous marchons sur le chemin des vaches, même pas d’endroit pour pic niquer. Nous avons changé de vallée et sommes entrés en Navarre, d’ici nous pourrions gagner Pampelune en marchant dans la plaine mais nous voulons rejoindre le Camino Frances afin de nouer les deux chemins, le Frances au Tolosana.

Rude étape.

La route était droite et la chaleur intense
Les tournesols baissaient le tête, la nuque brisée
L’ombre était brûlante
Des aigles blancs tournoyaient dans le ciel décapé
Nous oubliions de regarder le paysage
Une pause s’imposait
Sous le mûrier nous avons trouvé l’ombre
et des fruits mûrs à point
Nous sommes repartis
Sur la route blanche
Joues en feu
Et l’air qui ne circulait plus
Avancer, marcher
Reprendre en main le paysage
Recadrer,
Pas après pas
La route était droite et la chaleur intense.

Quelques kilomètres avant Montreal le chemin se transforme en chemin de verdure, tunnel ombragé entre les haies de buis. Fraîcheur et douceur retrouvées. Le village nous accueille et nous vivons cet instant avec bonheur, oubliant les heures passées sur le grill de la route.

Au gîte de Montreal nous retrouvons El chico , un jeune que nous avons rencontré il y a deux jours à Ruesta. Nous n’avions pas échangé un mot, lui devant sa canette de coca, nous devant notre dîner de princes et le voici qui s’ouvre, raconte, un peu, il s’est fait mal, il va se reposer, il aimerait gagner Bilbao. Nous serons trois au gîte pour vingt et une places, un lit superposé sur deux, le tout rubalisé, sacs et chaussures désinfectés à l’arrivée. Est-ce ainsi que les hommes vivent ?

9 juillet, Uterga, 35km. Christopher

Le chemin est bien différent aujourd’hui. Il serpente entre forêt et prairies sauvages, les grands herbes et les catananches (je pense toujours à ma grand-mère quand je vois des catananches, elle en cueillait lors de nos balades en montagne, en faisait un bouquet qu’elle faisait sécher, leur corolle dorée crissait sous les doigts, faisant penser aux cigales de l’été). Le chemin est trempé car il a plu juste avant notre passage, bonheur de marcher dans cette fraîcheur, pantalon et bras mouillés et pourtant en sueur, le taux d’humidité de l’air doit être exceptionnel.

Au bout de dix kilomètres, après avoir fait fuir oiseaux, renard, perdrix et tout ce qui s’est caché à notre approche ou que nous n’avons pas su voir, nous atteignons le canal de Navarra. La plaine s’industrialise, les pas se font plus lourds, il nous faut à présent avaler les kilomètres, la route est longue aujourd’hui jusqu’à Uterga.

Nous sommes si obnubilés par notre marche que si je n’avais levé les yeux, nous serions passés sans nous arrêter devant la petite chapelle de Notre-Dame de Eunate, protégée de sa double rangée d’arcades, toute seule dans le paysage.

C’est à Obanos, à quelques kilomètre au nord de Punta La Reina, que nous rejoindrons le Camino Frances. Nous pourrons alors dire que nous serons arrivés au terme de notre Chemin d’Arles

Obanos. Nous y voila, nous avons noué les deux chemins. A partir de cette ville nous allons remonter le Camino Fances en sens inverse afin de passer le col de Roncevaux puis gagner Saint Jean Pied de Port notre ultime étape. Je cherche en vain des signes du chemin, à commencer par des pèlerins, mais nous ne rencontrons personne. L’épicerie que nous cherchions est fermée, toute la ville est éteinte, le vent fait s’envoler la poussière. Il est 19h, nous sommes fatigués, nous avons besoin de reprendre des forces.

- Punta La Reina c’est par là (il montre la route à gauche et croit que nous nous trompons de sens). Ha oui, je comprends... Vous faites le chemin à l’inverse ! Vous voulez manger ? Vous trouverez un bar sur la place.
Grand merci à ce pharmacien qui a compris notre situation et nous sauve la vie. Nous devons absolument boire et manger, nous avons encore une heure de route avant d’arriver à Uterga.

Tiens, si je téléphonais, du coup nous serions tranquilles, nous avons eu tellement de mal à trouver un gîte pour ce soir. Au bout du fil Christopher répond tout de suite.
- Prenez votre temps, coooool Sylvie.
Il a raison, j’ai tendance à vouloir remuer terre et ciel, mon énergie en marchant se décuple, je dois penser à me maîtriser.

Bière, repas consistant, café et nous voici en forme pour repartir. Le soleil s’est couché, nous marchons dans le rose du crépuscule et arrivons à la Casa Bastan où nous attend tout sourire Christopher. Comme il me l’avait dit au téléphone, l’auberge est fermée, nous serons seuls ce soir avec un espagnol lui aussi recueilli. Une bonne douche, une sangria.
Bonheur du calme retrouvé et de la journée accomplie.
Je dors comme un enfant et passe la meilleure nuit depuis que nous sommes partis.

10 juillet, Pampelune/Larrasoanna, 36 km. Christophe

Pampelune et vingt quatre pèlerins rencontrés en sens inverse de notre marche. Une petite humanité.
Ils semblent tristes, cheminent seuls la plupart du temps, autant d’hommes que de femmes. Nous sommes frappés par leur absence de sourire. La fatigue du troisième jour de marche s’ils sont partis de Saint-Jean ? Le temps s’est mis au gris lui aussi, une bonne montée dans les cailloux et déjà nous voici au col. Nous retrouvons la plaine de Navarre, les champs de tournesols en rang serrés, Pampelune est en vue.

Je reconnais certains détails, une croix, un café mais dans l’ensemble ce chemin parcouru à l’envers est un nouveau chemin. Je suis déçue par nos rencontres, notre bonne humeur en prend un coup. Un petit soleil cependant, la rencontre de deux isérois, partis du Puy, chargés comme nous d’un gros sac et d’une tente et qui marchent en décalé « pour éviter les parigots ». Ils ont dormis sous le porche d’une église cette nuit et fustigent les hébergeurs qui profitent du Covid pour augmenter les prix. Sont bien français ces deux râleurs, mais des étoiles brillent dans les yeux.

Dix sept kilomètres de marche en quatre heures trente et nous voici dans le quartier historique et animé de Pamelune à la recherche d’un restaurant. Nous nous arrêtons au San Nicolas, restaurant familial, nourriture simple et généreuse, vin compris dans le menu. Le restaurant se remplit peu à peu, l’alcool monte aux joues, le serveur virevolte, les voix s’amplifient, comme j’aime ces moments de vie joyeuse.

Nous quittons la ville et remontons vers le nord en suivant la rivière, cherchant un peu de fraîcheur. C’est l’été, les familles en vacances viennent se baigner, pic niquer, se prendre en photo. Ambiance gitane à la Kusturica. Nous passons vite, nos pas unis dans une même énergie, même cadence, ces deux là, rien ne peut les arrêter. Rencontre de Christophe qui prend le frais au bord de la rivière. La quarantaine, tout petit sac et lourd bâton, son pied droit déformé et enflé tendu devant lui. C’est son cinquième chemin, toujours le même, il a ses habitudes et ses relais, nous lui souhaitons bonne chance, un parcours tout en résilience.

Une fois encore, l’étape est longue. Quand nous nous rendons compte que nous marchons sur la route comme des automates au point de rater la signalisation, nous décidons de nous arrêter et de nous reposer. Ce petit café posé au bord de la rivière tombe à point. Ensuite, les kilomètres restant dans la forêt se feront tous seuls, si nous n’avions pas eu nos sacs à dos, nous aurions couru !

Arrivée à Larrasoana. Je reconnais le pont romain et pousse un cri devant l’auberge, il s’agit la même qu’il y a deux ans. Le même couple nous reçoit. Avenant la dernière fois, ils paraissent crispés ce soir, front serré sous le masque.
- Ils sont obligés, ils veulent faire les choses bien, me dit Didier toujours conciliant.
Oui, mais moi je suis déçue par cet accueil, température prise à l’entrée, dispositif sanitaire de circulation alternée, pas de repas en commun, aucune convivialité.
- Vous aurez une chambre et une salle de bain rien que pour vous.
Quand nous avons voulu dîner dans la pièce commune et sorti quelques éléments de cuisine, le gérant est arrivé affolé :
- Il ne faut pas faire cela… Laissez tout au bord de la table quand vous partez...
J’ai répondu oui, désenchantée.

11 juillet, Roncevales 30 km. Louis

Nous poursuivons la remontée de la vallée et cheminons le long de la rivière Arga. Les Pyrénees se profilent, c’est une étape longue, qui monte en permanence, la plus difficile de notre parcours.
Six kilomètres après le gîte nous nous arrêtons pour prendre notre petit déjeuner. Le serveur déjà stressé transpire, les cheveux collés sur le front, son masque le gêne pour respirer.

Vers midi, nous croisons les premiers pèlerins de l’étape, toujours en sens inverse. On se salue, bon chemin, l’échange s’arrête là. Je commence à penser que remonter le Camino Frances n’est pas une bonne idée, du moins pas en temps de Covid (qui nous rattrape alors que nous l’avions oublié). Impression d’être en décalé, d’avoir perdu la joie de l’instant.

A l’ombre de la forêt, alors que nous prenons un peu de repos, nous rencontrons Luis, musicien à vélo. Luis vient vers nous, il parle français, il a tout un petit déménagement sur son vélo bancal (il revient d’Irlande). Sa joie de vivre, son rire, ses belles dents blanches, son insouciance nous font retrouver notre légèreté. Dans la paix de la forêt où à cette heure plus aucun pèlerin ne chemine, nous nous raccordons aux arbres, retrouvant sensations et odeurs, jeux d’ombre et de lumière. La dernière fois que nous sommes passés ici nous marchions dans la neige, les arbres se dressaient nus. Ce soir ils sont étincelants sous le soleil rasant.

En passant devant le panneau Santiago 790 km, à l’entrée d’Orreaga, nous nous regardons. Pas besoin de faire une photo. Complicité heureuse, joie du chemin accompli.
- Vous êtes les derniers à arriver !
Oui, il est 19h, nous venons de loin et nous racontons notre périple aux Hollandais volontaires qui nous accueillent au gîte. Des anciens, qui ont eux aussi des chemins à raconter. Ce soir c’est fête !

12 juillet, Roncevales/Saint Jean Pied de Port, 26 km. Eric

Six heures du matin, les lumières s’allument automatiquement dans le gîte et une musique, une messe chantée, se répand dans le dortoir. Debout là-dedans.
Nous avons passé une très mauvais nuit. Placés à quelques mètre des toilettes, nous avons été constamment dérangés par le va et vient des pèlerins. Nous le savions, l’organisation de la Collégiale Royale de Roncevaux est militaire.

Il y a ceux qui n’entendent pas sonner leur portable, ceux qui parlent fort quelque que soit l’heure de la nuit, ceux qui vont dix fois aux toilettes, ceux qui reprennent une douche le matin et oublient leur savon, celui qui répète dix fois la même phrase stupide (je ne la reproduirai pas ici)… Pas facile la vie en collectivité. Tient il manquait un bruit, celui des tongs des coréens, grands absents du chemin cette année.

La météo annonce un risque d’orage autour de midi mais pour l’heure le ciel est clair, parsemé de petits nuages roses. Pas de chasseurs cette fois-ci, la montée se fait avec aisance, nous sentons que nous sommes entraînés. Le brouillard nous prend à une centaine de mètres du col, les pouliches que nous distinguons à peine restent immobiles, leur petit couché aux pieds. Le vent soulève leur crinière.

Nous continuons à avancer, le brouillard devient encore plus épais, difficile de repérer les balises plantées à même le sol. Derniers hêtres et soudain de grosses gouttes s’abattent sur nous, nous continuons à monter sous la pluie battante et déjà nous voici au col, je crie car un éclair vient de craquer sur notre droite. Démunis, trempés, nous nous sommes instinctivement abrités sous l’enseigne du col, cinq traverses de bois qui ne nous protègent pas. Nous ne savons que faire. Continuer, chercher un abri (le brouillard empêche toute visibilité). Dois-je me débarrasser de mes bâtons métalliques ? L’alarme se met à sonner, est-ce pour nous ?
Je me rends compte que je ne sais pas gérer l’orage.

Finalement nous sommes repartis. Les éclairs tombent à droite à gauche. L’orage paraît se calmer puis reprend. C’est violent, la montagne résonne.

L’abri ! Une cabane de berger, posé dans la prairie, je m’en souvenais, je l’espérais.
A l’intérieur un foyer, quelques braises. Je comprends que les deux jeunes gars que nous avons croisés peu avant le col ont dormi là. Mes vêtements de pluie me collent au corps comme une seconde peau, j’enlève tout, cherchant des clous pour les suspendre. Ensuite rallumer le feu, avec des restes d’écorce, sécher un peu. La pluie continue mais les éclairs s’éloignent, la petite maison de pierre mériterait un bon nettoyage. On rit et bientôt, quatre randonneurs espagnols trempés nous rejoignent. L’un d’eux fume quand il enlève sa veste trempée. Ils sortent casse croûte et thermos de vin, nous avons eu plus peur qu’eux.

Quand la pluie cesse, nous repartons. Le ciel se dégage vite, il reste gris. Un brouillard léger traverse les pentes, s’accumule dans les vallées. Nous croisons les premiers pèlerins, trempés eux aussi, l’orage a aussi frappé Saint-Jean.

Le chemin ne présente pas de difficulté car il suit une route goudronnée qui serpente sur les prairies. J’essaie de me remémorer les sensations, les couleurs du précédant passage, me reviennent le roux flamboyant des fougères, les feuilles des hêtres amassées sur le chemin dans lesquelles je m’enfonçais jusqu’aux genoux. Aucune marche ne se ressemble, la saison, le temps, nos perceptions, notre sensibilité, rend chaque marche unique et singulière.

Mille deux cent mètres de descente, on en peut plus de descendre et après la mauvaise nuit puis l’orage, le sommeil nous prend, la marche sur le bitume devient hypnotique. Saint-Jean se fige dans le lointain, la descente semble infiniment longue et lente. Ultime épreuve.

A Saint-Jean, nous retrouvons Eric et son gîte le chercheur d’étoiles. Eric, fidèle à lui même, un peu plus chauve, un peu plus rond, sa voix chaude, sa maison basque de plus en plus achevée et un dortoir pour nous tout seuls. Merci Eric, ce soir nous dormirons la fenêtre grande ouverte.

Au matin je me réveille. J’ai sombré dans un sommeil profond. Le clocher de l’église sonne, je compte sept coups et replonge. Me réveille à nouveau, ne bouge pas. Dehors les hirondelles crissent, c’est l’été. Nous sommes le treize juillet, notre chemin d’Arles est terminé. Monte en moi une intense vague de paix, elle part du cœur puis se répand, je tourne la tête. Mon compagnon est réveillé lui aussi et me regarde. Il me sourit. Je lui souris. Nous nous levons ensemble prêts à repartir.

Six cent kilomètres exactement, vingt deux étapes soit une moyenne de 27,3 km par jour. De longues journées de marche, un chemin de solitude où les rencontres ont été précieuses. Des étapes éblouissantes en Espagne. Remonter à contre courant, croiser ceux qui partent vers l’étoile nous a donné l’impression que nous lui tournions le dos, alors que nous étions aussi en chemin.
Le chemin vers Saint Jacques a donc un sens, les chemins ont un sens, qui trop défie le ciel récolte la tempête.

Ses yeux sont tournés vers le ciel
et, dans sa barbe et ses cheveux
Sous le grand chapeau protecteur
orné de la coquille,
S’inscrivent les mille petits chemins
pour parvenir à l’étoile

C’est pour honorer saint Jacques que,
depuis plus de mille ans,
un peuple de pèlerins avance.


Béziers le 3 août 2020