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2020 : Est-ce ainsi que les hommes vivent ? (2)
Journal de confinement, 2
mercredi 27 mai 2020, par
J13 Dimanche 29 mars
Je commence cette matinée avec mon cher, très cher Edgard Morin.
« Le confinement pourrait être une opportunité de détoxification mentale et physique, qui nous permettrait de sélectionner l’important et rejeter le frivole, le superflu, l’illusoire. L’important c’est évidemment l’amour, l’amitié, la solidarité, la fraternité, l’épanouissement du Je dans un Nous. Dans ce sens, le confinement pourrait susciter une crise existentielle salutaire où nous réfléchirions sur le sens de nos vies ».
Le temps est magnifique, je suis à nouveau torse nu, le soleil brûle mes jambes à travers mon pantalon noir, j’ai mis un chapeau, la force de ce soleil printanier est implacable.
Difficile et salutaire échange avec mon compagnon hier soir. Nous touchons aux limites des échanges par SMS, lenteur, contresens, mauvise interprétation et impasse finale.J’ai aussi eu le vin triste, trois petits kirs ont eu raison de moi. Je l’ai appelé, il était tendu. Ponctuée de longs silences, je pense avoir dénoué la situation, réparé un peu la relation. Je lui ai dit que j’avais besoin de parler, de communiquer, de me dire. Lui préfère enterrer le passé, pourquoi y revenir sans cesse, déterrer les cadavres. Il a envie de légèreté, je suis traumatisée par la peur du déni et refuse d’oublier le passé.
Nous tombons d’accord sur le fait que nous ne sommes pas obligés d’être toujours graves ou dans l’analyse.
Ce matin, il a été le premier à me faire coucou, à m’envoyer des photos, celles de la plage où nous sommes nus, recentrant ainsi notre relation sur l’érotisme. Nos corps se complètent à merveille, ensemble nous sommes beaux.
Merci aussi à Francine que j’appelle un peu paniquée et qui me donne ses conseils amis. Ce n’est pas le moment de rompre cette relation. Parle lui de tes désirs, n’attends pas que cela vienne de lui, demande. Et surtout… arrête de faire ta fière.
Ma prochaine lecture sera la peste de Camus. Oui à présent j’ai moins peur d’ouvrir ce livre et par chance je viens de le trouver dans ma bibliothèque (couverture de Nicolas de Stael, mon Dieu encore une coïncidence, Antibes, la mer, de Stael un de mes peintres préférés).
Quand je pourrai accéder à la médiathèque ou aller dans une librairie, je lirai aussi le dernier roman de Le Clézio, « Chanson bretonne ». Ce nomade semble s’être fixé en Bretagne, pays de sa maman.
« J’ai vécu un peu partout, je suis étranger à tout, mais si je dois choisir un pays, une racine, ou plutôt un rhizome, c’est la Bretagne, une terre infinie et sans limite, qui ouvre sur l’imaginaire », dit-il.
Il a bientôt 80 ans, le temps passé me semble fulgurant. Je lis JMG Le Clezio depuis toujours, je l’ai même rencontré plusieurs fois à la bibliothèque d’étude de Nice où je travaillais, émue, époustouflée par sa beauté, sa voix grave, sa douceur. Je l’ai retrouvé un jour à Strasbourg lors d’une conférence. Il a été un maître pour moi dans la découverte de la littérature, lui qui a su si bien célébrer les êtres de lumière et ceux qui errent.
Petite sortie cet après midi, vers les rives de l’Orb. Je me suis sentie comme une intruse le long de ces berges désertes. J’ai acheté en rentrant trois magnifiques pains de blé dur chez le marocain. Ensuite, je suis rentrée par les ruelles.
Avec tout cela je n’avais même pas consommé l’heure entière. Le cœur n’y était plus.
J14 Lundi 30 mars
« Si les choses ne s’améliorent pas la semaine prochaine, la CFDT Transports, qui est la première organisation du secteur, prendra ses responsabilités et appellera les salariés obligés de continuer à faire un travail non essentiel à la nation à exercer un droit de retrait collectif. »
Lu dans Libé auquel je me suis abonnée en ligne. Les routiers ne s’estiment pas protégés et mal accueillis dans les stations d’autoroutes et les resto routiers. Les salariés des plate-formes également. Ils dénoncent la poursuite de commandes inutiles en situation de crise (croquettes pour chiens, mobilier de jardin, vêtements).
Je suis divisée. D’un côté les routiers méritent une protection et une reconnaissance, de l’autre s’ils arrêtent de transporter nos denrées comment allons-nous vivre ? Utiliser la crise à des fins syndicales me semble irresponsable… tout comme le fait qu’un routier ne trouve plus de douche, un repas et un regard solidaire lorsqu’il s’arrête.
Pour compléter cette réflexion, la lettre d’Annie Ernaux écrite au Président et envoyée ce matin à France inter :
Je vous fais une lettre/ Que vous lirez peut-être/ Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre.
Les armes, puisque vous tenez à ce lexique guerrier, ce sont les lits d’hôpital, les respirateurs, les masques et les tests, c’est le nombre de médecins, de scientifiques, de soignants. Or, depuis que vous dirigez la France, vous êtes resté sourd aux cris d’alarme du monde de la santé et ce qu’on pouvait lire sur la banderole d’une manif en novembre dernier -L’état compte ses sous, on comptera les morts - résonne tragiquement aujourd’hui.
Mais vous avez préféré écouter ceux qui prônent le désengagement de l’Etat, préconisant l’optimisation des ressources, la régulation des flux, tout ce jargon technocratique dépourvu de chair qui noie le poisson de la réalité. Mais regardez, ce sont les services publics qui, en ce moment, assurent majoritairement le fonctionnement du pays : les hôpitaux, l’Education nationale et ses milliers de professeurs, d’instituteurs si mal payés, EDF, la Poste, le métro et la SNCF. Et ceux dont, naguère, vous avez dit qu’ils n’étaient rien, sont maintenant tout, eux qui continuent de vider les poubelles, de taper les produits aux caisses, de livrer des pizzas, de garantir cette vie aussi indispensable que l’intellectuelle, la vie matérielle.
Choix étrange que le mot « résilience », signifiant reconstruction après un traumatisme. Nous n’en sommes pas là. Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses. C’est un temps propice aux remises en cause. Un temps pour désirer un nouveau monde. Pas le vôtre ! Pas celui où les décideurs et financiers reprennent déjà sans pudeur l’antienne du « travailler plus », jusqu’à 60 heures par semaine. Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes,.Nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité.
Sachez, Monsieur le Président, que nous ne laisserons plus nous voler notre vie, nous n’avons qu’elle, et « rien ne vaut la vie » - chanson, encore, d’Alain Souchon. Ni bâillonner durablement nos libertés démocratiques, aujourd’hui restreintes, liberté qui permet à ma lettre – contrairement à celle de Boris Vian, interdite de radio – d’être lue ce matin sur les ondes d’une radio nationale.
J15 Mardi 31 mars
Le nez qui pique, les yeux qui pleurent, la gorge qui gratte, impression d’avoir la tête dans du coton, poids dans la poitrine et pas de fièvre. Les symptômes sont revenus, avec un avant goût hier déjà. Je le note simplement dans ce journal car je ne sais plus quoi faire.
Télétravail à 9 heures, je suis fidèle au poste, je communique avec quelques rares collègues, pour le reste c’est morte plaine. Et la cheffe qui ne répond pas, j’espère qu’elle va bien.
Comme j’ai du temps, je coupe la matinée avec une séance de yoga debout, envoyée par ma chère Carmen. Quarante minutes de bien être au son de sa voix douce et familière, et les trois om de la fin qui sont sortis de moi, faiblement au début puis de plus en plus puissants.
Je trouve les informations insignifiantes. Covid-19 est chez nous, dans nous parfois, la banalisation du sujet, omis les chiffres chaque jour plus élevés des morts et des contaminés en France et dans le monde, s’installe.
Même observation pour le travail, une fois le site de la médiathèque alimenté de proposions nouvelles, sur quoi pouvons-nous travailler, nous rassembler ? Et quand je dis nous c’est le huitième d’entre nous qui avons des outils de télétravail à disposition. Faut-il, comme à la radio, donner la parole aux usagers « Racontez-nous votre confinement », inventer de nouveaux concepts, chercher des niches culturelles : idée d’Isabelle, chercher des œuvres et des auteurs mineurs, exemptés des droits d’auteurs… La aussi je ne sais pas.
Je pense vivre un moment charnière du confinement. Il est présent, il ne m’angoisse plus, mes journées sont structurées, je ne vois pas le temps passer, ma vie intellectuelle est intense, je prends soin de moi, je communique avec mes proches comme jamais auparavant. Et malgré tout, je ne peux m’empêcher de penser, et après ?
J16 Mercredi 1er avril
Le ciel reste gris et les goélands rares. J’ai hâte de revoir le soleil pour le sentir à nouveau caresser ma peau nue.
Hier Trump annonçait, tout fier « Si on atteint 200 000 morts on aura fait du bon boulot ». Il n’y a que dans des situations catastrophiques comme celle que nous vivons à présent que des paroles comme celles-ci peuvent être prononcées. Non seulement je les trouve monstrueuses et sidérantes mais voici qu’aujourd’hui son ton change et qu’il s’alarme. Les États-Unis par leur population pourraient être le pays le plus touché par le Covid dans le monde.
Le baril de pétrole chute à 23 dollars, les plate-formes de stockage sont saturées en Arabie saoudite.
La production automobile en France a chuté en mars de 72 %. Le gaz va baisser de 4,4 %.
Cette crise sanitaire met en lumière l’ampleur des inégalités géo-politiques : En Inde, 1,3 milliards d’habitants, où la protection sanitaire n’existe pas, il n’y a pas de choix entre maladie et faim.
Tous ces chiffres, toutes ces informations glanées ramènent invariablement à la question de l’après Covid. En cette troisième semaine de confinement, soit nous tombons en hibernation, un état en somme pas si désagréable car nous sommes à l’abri, soit nous réfléchissons et posons dès à présent les bases d’un « autre monde ». Individuel et sociétal. Bref, faire en sorte que notre confinement soit un enrichissement.
Je suis entièrement et passionnément dans cette prise de conscience. Je partage dans ce journal les réflexions de François Sureau, avocat écrivain interviewé sur France Inter.
La crise met à mal la fraternité. On a tous vu combien l’autre était d’un coup devenu dangereux, assimilé au virus et donc déclencheur de peur. La crise révèle l’inégalité des conditions de vie, vieux, pauvres. La crise révèle l’inégalité des fonctions, je suis au front en tant que médecin ou infirmière, je « fais ma part » en restant chez moi de façon passive et protégée. La crise enfin révèle le contrôle de l’état sur nos libertés. L’état d’urgence sanitaire fait prendre des mesures qui entrent dans le droit commun, comme cela s’est produit pour le terrorisme. La géolocalisation, le tracking avec les téléphones portables peuvent s’avérer utiles en temps de crise mais les fichiers devraient être détruits par après.
Question de « force morale » des décideurs… Et puis enfin la crise révèle la cohérence du gouvernement qui doit tenir la barre du navire et ne pas la passer aux scientifiques. Les scientifiques, médecins en l’occurrence, permettent seulement d’étayer un discours de vérité.
Je poursuis mon exploration mentale et immobile ( ;-) par un article de Sina Farzaneth trouvé sur le site Seasonly. Il s’intitule « les cinq phases du confinement ». Une analyse progressive et constructive des effets du confinement sur notre psychologie.
- Phase 1 = Phase de survie. État de panique, mauvais sommeil, accro aux infos. On est en mode « réactif »
- Phase 2 = Phase de sécurité. On s’habitue, les défenses tombent, on s’active (exemple rangement). On commence à s’approprier ce temps trop long
- Phase 3 = Phase d’appartenance. Une nouvelle « normalité » s’est installée. Le temps est géré, famille/travail, on s’installe dans de nouveaux rythmes. Cet équilibre réinventé nous rassure.
- Phase 4 = Phase de l’importance. On a vécu beaucoup de changements en très peu de temps. Il s’agirait de les mettre à profit pour une transformation potentielle, développer de nouvelles idées, de nouveaux mode de vie.
- Phase 5 = Phase d’auto actualisation. La vie s’ajuste à la nouvelle norme, l’état de panique est derrière nous. Restons vigilent et reconnaissant d’en avoir émergés. Prenons du recul par rapport à ces transformations.
Cette analyse correspond parfaitement à ce que je ressens cette semaine. Cette étrange impression de « normalité », cette satisfaction d’avoir trouvé un nouvel équilibre. Plus besoin d’aller au travail, « sortir » ne m’est plus vital parce que car mon nouveau périmètre, réduit certes, me convient et que je compense ce manque de mouvement par une intense activité de réflexion, lectures, échanges et soin de moi.
J17 Jeudi 2 avril
Suite de mes réflexions d’hier. Une question me taraude ce matin.
Une fois la crise finie (et l’on commence à entendre parler de « dé-confinement ), que restera-t-il de notre aspiration à un nouveau monde ? Comment résisterons-nous à l’envie, la facilité, la tentation de reprendre la vie d’avant ? Et ce nous est intime, politique, économique, mondial.
Cette crise sanitaire mondiale nous montre une scandaleuse inversion des priorités. Pour moi, la santé, l’éducation, l’écologie devraient être prioritaires. Nous assistons à une course effrénée d’un système que plus personne ne maîtrise, comme par exemple créer un pont aérien entre la Chine et la France pour acheminer des masques en coton.
Les dépêches s’enchaînent. Je relève celle-ci (un peu d’humour que diable) :
A-t-on le droit de sortir tout les jours acheter sa baguette ? Après bientôt trois semaines de confinement la question se pose encore… Et l’article de ne pas trancher. Ah, France, quand tu nous tiens…
Ce matin, j’ai entendu à la radio la voix cassée de Charlelie Couture, puis lu son témoignage de « rescapé » du Covid-19 sur son compte FaceBook.
« Comme une pierre dans l’eau, j’ai commencé à sombrer. Des jours sans fin, au fond du trou (…), défoncé de fatigue, enfiévré du matin au soir (…) dans mon lit, confondu aux draps, comme un droïde cassé, sans pile, un pantin dans l’ombre d’un grenier ».
Bon rétablissement Charly, bon retour parmi les vivants, cette expérience je pense va nous valoir quelques créations.
J18 Vendredi 3 avril
Le soleil brille de mille feux aujourd’hui, laissant présager un week-end tout aussi lumineux. Je m’installe comme à mon habitude sur la petite table, dos au soleil. Je travaille. Jamais je ne me suis sentie aussi bien au travail qu’en ce moment. Pas d’ennui, des tâches constructives, relationnelles et de réflexion. Cette après midi je me branche et participe à un séminaire virtuel organisé par Raphaëlle Bats sur le thème, le rôle des bibliothèques pendant le Covid-19. C’est LA question que tout bibliothécaire, impliqué et responsable se pose. Premier séminaire mercredi à 14 heures.
A l’heure dite, Impossible de se connecter. Le réseau sature. Raphaëlle avait prévu la connexion de 70 personnes, nous avons été plus de 1500 et du monde entier… Cette mobilisation me fait plaisir.
Me voici à nouveau au cœur de la réflexion, sortie de mon bureau où je m’ennuyais, comptant chaque heure, chaque jour, dans l’attente du week-end salvateur où j’irais avec mon compagnon courir les montagnes. Cette schizophrénie de ma vie, j’en ai pris conscience pendant le confinement, avec ce besoin effréné de chercher des « activités » intéressantes hors temps de travail, histoire de rendre la vie plus excitante.
Avec le confinement, je revis. Je me trouve au cœur des interrogations, je ne suis plus un agent au bureau mais une personne vivante. J’ai très certainement commis une erreur en acceptant ce poste, « enterrement de première classe » comme je le présentais les premiers jours alors que je rentrais au Air B &B en pleurant. Mais salutaire aujourd’hui. Je m’aperçois que j’ai toutes les billes pour réfléchir, tant de savoirs à disposition autour de moi. Et ce confinement permet de prendre le recul qu’occupait l’ennui. Oui je ne pouvais plus réfléchir, engluée, alourdie que j’étais par ce quotidien répétitif et vide. Comme si l’organisation et les procédures servaient précisément à cela, nier, néantiser l’inventivité et par la même les capacités à réfléchir.
J19 Samedi 4 avril
Le week end commence. Je me lève l’esprit léger.
Il fait incroyablement beau, j’attends que le soleil réchauffe le salon et finalement je m’installe sur le balcon. Carnet sur les genoux je regarde la rue.
La vente des caddies a dû exploser depuis le confinement. Autrefois apanage des personnes âgées, ils sont dans toutes les mains aujourd’hui. Des hommes, des ados passent tirant derrière eux leur cabas sur roulettes. Le chariot et le masque, les nouveaux accessoires des confinés.
De mon bacon, je vois sans être vue. Pourquoi les humains ne lèvent-ils pas les yeux ? Les chauffeurs de bus peut être me voient, eux qui passent leur temps à attendre des usagers fantômes. Sans doute m’ont-il repérée avec mon pull-over rouge gesticulant derrière la fenêtre lors de mes séances de jogging ou bien penchée sur un livre à l’extérieur, dos adossé aux volets.
Petit vieux à la cane, jeune fille en jogging, SDF dans son monde, ils sont seuls et déambulent d’un pas pressé. Impression là-haut sur mon balcon d’être en voyage. Des images reviennent, moments de grâce, le matin en Inde, un verre de tchai devant moi. A présent, je voyage immobile.
« La beauté n’est pas dans l’objet mais dans le lien qui se noue entre l’objet et celui qui l’admire ».
Extrait de « Marcher jusqu’au soir, ma nuit au musée » de Lydie Salvayre.
Une jolie manière de parler du regard.
J20 Dimanche 5 avril
Je suis exaspérée par le manque de rigueur de mes parents. Ce matin je regrette de leur avoir téléphoné.
Il y a chez eux une sorte d’obsession à sortir faire des courses. Et chacun pour soi. Mon père va au supermarché pour acheter « ses » bières et « son » vin. Alors que ma mère l’a déjà envoyé faire les courses soigneusement notées sur une liste. Et ce matin, le voici qui me dit ironique :
- Bon je vais aller chercher ma baguette.
Alors que cela fait 15 jours que je lui explique de ne pas le faire. Je croyais y être parvenue pourtant car ils en avaient mis trois au congélateur.
- Oui mais tu sais, ton père aime la baguette qui craque.
C’est moi qui craque ce matin.
- Ton père ne boit pas d’eau alors je lui fait un potage pour ce soir
Et elle l’envoie acheter des mandarines car les mandarine remplacent l’eau.
- Moi, je ne mange pas les mandarines de l’Intermarché.
C’est ainsi que j’ai compris qu’à 11 heures ce dimanche matin, mon père allait sortir faire des courses. « Son » vin, « ses » bières, « ses » mandarines et pendant qu’il y est, ma mère rajoute à la liste ses propres yaourts.
Je ne sais pas s’il s’agit de réactions de traumatisés de guerre, de vieillesse ou d’inconscience mais cette discussion m’énerve. Je les trouve foncièrement égoïstes. Depuis que le confinement a été mis en place, ils n’ont rien changé de leurs habitudes. Les balades, les sorties au supermarché, la baguette, tout est comme avant. Et ma mère peut bien jouer la prudente en restant dans son jardin, il n’empêche. C’est elle la gestionnaire des repas et des listes. Je la trouve malhonnête d’utiliser son mari à ses fins.
Mes arguments fondant comme neige au soleil, je n’ai pas insisté d’avantage. J’ai conclu l’échange avec un Inch Allah dépité. Miséricorde, voila que j’en appelle à Dieu.
Mon ventre se serre suite à cet échange, les souvenirs remontent. Je suis étudiante à Strasbourg et pendant les vacances, je rentre « à la maison ». Je me fais une joie de les retrouver eux mes parents, de retrouver la maison familiale. Mais à peine arrivée, dans la froideur de l’embrassade de ma mère, dans la rapidité avec laquelle mon père retourne à son jardin, je mesure leur incapacité à me donner ce que j’attends, de l’affection. Me voici blessée et prête à pleurer et eux barricadés dans leurs certitudes.
Jolie citation d’Anatole France entendue ce matin au petit déjeuner "C’est en croyant aux roses qu’on les fait éclore". Restons positif.
J21 Lundi 6 avril
Une nouvelle semaine commence sous un soleil radieux.
9 heures. Je me suis installée un petit bureau au soleil (en ai-je déjà parlé, je le crois), je travaille le soleil dans le dos, déplaçant ma petite table suivant son avancée. Il y a pire comme condition de confinement.
Trois mails à se mettre sous le dent ce matin, je passe une heure à lire les nouvelles, puis je reprends le fil de mon journal.
Il paraît qu’il faut 3 semaines pour changer une habitude. Nous y sommes. J’ai même l’impression d’y être parvenue dès la deuxième.Je l’explique par les capacités d’adaptation que j’aie développées grâce à mes nombreux voyages et multiples déménagements. De l’avantage d’avoir une âme nomade.
Alors je résume la situation. Après la pénurie des masques voici pointée la pénurie de curare, produit anesthésiant, fabriqué en Chine et en Inde.
La France s’est adaptée à la situation, chacun, chacune est entré.ée en résilience.
Certains voient dans cette épidémie se jouer ce que les textes fondamentaux racontent (ce matin Delphine Horviller), une forme d’apocalypse qui permettrait de renaître à un monde nouveau. Et même le virtuel entre en religion (messes virtuelles en streaming), puisque les lieux de culte ne sont plus accessibles. J’ose là une comparaison avec nos médiathèques 3eme lieux également fermées rompant les interactions humaines et sociales, base même du concept du « vivre ensemble ». Comment vivre sa foi sans lieu de culte, comment vivre ensemble sans lieu de vie laïque ?
Je transferts pour finir cette chronique et dans son intégralité un article qui se lit comme une longue lettre d’Arièle Buteaux (https://www.arielebutaux.com). Arièle vit et travaille à Venise, la Sérénissime. C’est tendre comme une aubergine cuite au four et plein d’humanité.
Je vous écris d’une ville où les chiens promènent les humains et où la farine commence à manquer parce que la pasta a casa est redevenue la première religion du pays !
Venise s’installe dans un silence hors du temps dont elle s’est accommodée si vite qu’on se demande déjà comment c’était avant et comment ce sera après. Puis le vent, hier, est arrivé en bourrasques, faisant claquer les volets, grincer les maisons, clapoter les canaux. On n’entendait que lui lorsque la Marangona, la plus grave des cinq cloches du campanile de la place Saint-Marc, a sonné le partage de la nuit, 12 coups pour tourner la page.
En quarantaine, la spesa demeure le moment clé de la journée. Dans leur ville toute à eux, les Vénitiens font leurs courses avec le même flegme que lorsqu’ils faisaient la queue devant les épiceries en novembre dernier, de l’eau jusqu’à mi-cuisses, pendant l’acqua grande. Être Vénitien, c’est faire face ! Gémir n’est pas de mise à Venise…
Au marché du Rialto, ce matin, quelque chose a changé. Des maraîchers un peu plus nombreux qu’hier, davantage de poissonniers et un frémissement, un presque rien qui, malgré la prudence et les distances soigneusement respectées, pétille discrètement comme le prosecco (un vin blanc effervescent) à la surface du verre.
Chez Paola, figure historique du marché, s’exposent toutes les saveurs des jardins de la lagune et d’Italie, des fruits et légumes témoignant de la générosité de la terre et de ceux qui la cultivent. De ceux aussi qui se lèvent tôt le matin pour nous l’apporter. Dans cette abondance et dans l’appétit qui nous conduit ici, je veux voir un signe de vie, obstiné et tenace, comme une rivière souterraine prête à émerger au soleil.
Un débat on ne peut plus sérieux s’engage sur la variété d’aubergine idoine pour la parmigiana. On se tient à trois mètres les uns des autres, mais pour un peu on se mettrait tout de suite à cuisiner ensemble ! On entend des rires et cela fait du bien. On avait un peu oublié comment cela sonnait, un rire à Venise.
Universelle comme la musique, la cuisine est partage, plaisir, instinct de vie. Résistance. Et dans cette ville où, toute pollution disparue, les effluves doux ou épicés courent librement les rues, c’est le cœur heureux que l’on rentre chez soi, le panier aux merveilles à bout de bras et la gratitude au cœur. De retour à la maison, dans le secret de nos cuisines, j’aime à penser que la conversation du marché se poursuit et que nous communions au-delà des murs, avec ceux qui vont bien comme avec ceux qui souffrent, avec ceux qui nous manquent et qui ne quittent pas nos pensées, dans des gestes simples et essentiels qui sont un hommage à la vie. Andrà tutto bene, ça va bien aller.
Je vous écris d’une ville où les spazzini (éboueurs) balayent des rues où plus personne ne passe et sonnent aux portes de chaque maison pour emporter les détritus de nos vies recluses. Où les badanti (soignants) veillent à domicile sur les personnes âgées quand leur propre famille ne peut plus les approcher. Où le marchand de journaux masqué rend la monnaie en pêchant les pièces de monnaie au fond d’une boîte remplie d’alcool et fait la conversation, moment précieux pour qui n’entendra peut-être pas d’autre voix humaine de la journée. Où, à l’entrée nord de l’hôpital, des soignants pressés croisaient ce matin les hommes qui déchargeaient une cargaison de cercueils…
Au 23e jour de confinement, les nécessités quotidiennes ont fait le tri entre le futile et le vital, entre la nécessité et l’imposture, rebattant joyeusement les cartes du jeu social. Les fausses valeurs autoproclamées sont en chute libre tandis que les discrets, les humbles, les indispensables artisans de notre survie de tous les jours sont regardés en héros.
Dans le même temps, pour chacun d’entre nous, les masques tombent. Pas ceux désormais distribués gratuitement, mais ceux qui nous permettent d’avancer planqués derrière des fonctions, des titres, des diplômes, des apparences. Ceux qui nous enferment comme autant de rôles que nous nous croyons obligés de jouer aux autres et, plus grave, à nous-mêmes. Au risque de nous perdre, au risque de passer complètement à côté de notre propre vie.
A l’origine, le carnaval de Venise permettait à chaque Vénitien d’effacer son identité sous le masque et de devenir qui il voulait. Aujourd’hui, à l’abri des murs de nos maisons, coupés de toute vie sociale et besoin de représentation, il nous est permis de retrouver notre identité, de devenir qui nous sommes. Il est temps aussi d’être plus justes avec nous-mêmes car reconnus pour ce qui, comptant bien peu hier encore, devient si précieux en ces temps troublés : notre optimisme, notre attention aux autres, nos talents culinaires…
La nuit tombe de nouveau sur la Sérénissime. Pas de sortie, pas de vie sociale, pas de mouvement, ce n’est pas encore ce soir que l’on refera le monde avec les amis en feignant de ne pas le prendre au sérieux. Et ressentir pourtant un sentiment de liberté, puissant, presque effrayant, à contempler par la fenêtre le ciel obscur comme un point d’interrogation sans fin.
Que rajouter de plus ?