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2020 : Est-ce ainsi que les hommes vivent ? (1)

Journal de confinement,1

jeudi 28 mai 2020, par Sylvie Terrier

Je rêvais d’écrire le journal de notre chemin jusqu’à Compostelle au mois de mai, le camino del norte et me voici à écrire un journal de confinement.
L’enfermement à la place de la liberté. Mon appartement à la place de la nature, de l’océan et des couchers de soleil.
A ce jour je ne le regrette pas, un autre jours viendra.

J-3 Samedi 14 mars
Les nouvelles ne sont pas bonnes, le Covid sévit un peu partout en France et en Europe et nous continuons à travailler. Huit heures de service public à la médiathèque, sans masque. De jeunes collègues commencent à paniquer, limitent de leur propre chef les entrées des enfants. Stoïque je prends leur place avec deux anciens collègues pour les rassurer, appliquant la règle de l’exemplarité. Des fois les chefs se trompent.
Tout est organisé pour l’ouverture du dimanche le lendemain. Je rassure au téléphone notre Directeur de pôle, nous serons prêts. Rappel du Directeur le soir même, nous fermons.

J-2 Dimanche 15 mars
Peu avant 14h, je me rends à la médiathèque afin de chercher mon pc et l’alimentation de mon téléphone laissés sur place la veille. Je récupère aussi un flacon de gel hydro-alcoolique, les magasins sont en rupture de stock. N’ayant pas accès aux sas de l’intérieur, je colle sur les vitres extérieures un mot sur la fermeture et je m’en vais, après avoir informé une poignée d’usagers qui attendent silencieusement. Mes affichettes ne resteront pas longtemps, le dos à peine tourné, un SDF qui attendait l’ouverture arrache le papier en maugréant. Je retourne vers lui, lui prend le papier des mains et le sermonne. Peine perdue…

J-1 Lundi 16 mars
Pour moi le confinement a commencé ce jour. Je suis restée chez moi toute la matinée puis j’ai fait quelques courses. Omis le papier toilette, il y avait de tout dans mon supermarché de quartier. J’ai aussi fait provision de légumes chez le marocain. J’avais un rendez-vous chez le dentiste, il avait l’air d’avoir des informations, il m’a dit que l’on serait en confinement dès demain, que ça aller durer au moins quarante cinq jours, on a pris rendez-vous en mai. J’ai eu un petit pincement au cœur, à cette date, dans le temps d’avant, je marchais sur le chemin depuis déjà cinq jours.

J1 Mardi 17 mars
Avant midi je suis repassée à médiathèque chercher quelques dossiers. J’ai imprimé en plusieurs exemplaires l’attestation de sortie et retrouvé deux collègues qui venaient chercher du matériel. Je suis restée très peu de temps, des ouvriers effectuaient des travaux d’électricité comme si de rien n’était. J’ai imprimé douze attestations. A 20 heures j’ai écouté le président parler à la radio, nous avons été six fois en guerre, pas une seule fois le mot confinement n’a été prononcé. Un peu plus tard dans la soirée, Christophe Castaner a annoncé le confinement et son mode d’emploi, c’était sans emphase et beaucoup plus pragmatique.

J2 Mercredi 18 mars
Nous sommes passés en télétravail. A 9 heures, je me trouve devant mon ordinateur, comme si j’étais au bureau. Deux jours plus tôt, notre directrice nous a demandé aux uns et aux autres ce que nous contions faire durant ce confinement. Certains ont répondu très vite, en braves petits soldats dont je fais partie, d’autres se sont tus, attendant de voir comment la situation allait tourner. Dans les échanges que nous avons eu depuis mardi, nous apprenons que quelques collègues sont malades ou ont leurs conjoints malades, notre directrice en fait partie. Elle se soigne au miel de thym. Nous gardons tous le moral. Dans nos mails, le « bien à vous » est remplacé par « portez-vous bien » ou « prenez soin de vous ».

Je cesse d’écouter la radio en boucle. Je suis une fidèle de France Inter. J’apprécie que les journalistes maintiennent le lien entre nous en nous donnant la parole et en invitant scientifiques, politiques, philosophes et autres psychanalystes mais ce flux continu - obsessionnel - autour du Covid finit par me stresser. Je sens monter au niveau de la poitrine une oppression, ma gorge est sèche, mon nez aussi et si j’étais atteinte moi aussi ? Je règle le problème en allant marcher dix kilomètres le long de l’Orb. Je transpire, il fait admirablement beau, le printemps exulte de fleurs et de jeunes pousses.

En rentrant j’achète un thermomètre. 37,2 je me sens rassurée.

J3 Jeudi 19 mars
8 heures, il fait à nouveau diablement beau. Petit déjeuner et information. A 9 heures je suis à mon poste. Un groupe se constitue pour proposer sur le portail de la médiathèque des activités en ligne. J’en fait partie. Les librairies ont fermé, elles ne sont pas considérées comme des commerces de première nécessité. Un débat commence sur la question, un ministre est interrogé. Il n’est pas contre le fait que les librairies ouvrent quelques heures avec des bénévoles et « sans flâner ». Finalement le syndicat de la librairie française refuse la proposition, les salariés doivent être protégés et leurs salaires maintenus.

Aujourd’hui j’ai utilisé mon attestation sans mettre de croix sur le motif de sortie car je voulais faire quelques courses et aussi une promenade. Par précaution, j’ai décidé de ne sortir qu’une fois par jour. J’ai rédigé une liste afin de ne rien oublier et d’aller plus vite. A 13h j’étais dehors. A cette heure-ci, nous n’étions que trois dans le supermarché. J’ai découvert un magasin aux rayons décimés, des gondoles vides. J’ai tout de même trouvé mes yaourts favoris, une quiche, un paquet de feta et des filtres à café, le tout m’a coûté un peu plus de sept euros. A ce rythme j’allais faire des économies. Curieusement, le rayon vin était bien achalandé, mais cela ne m’a pas fait envie.
Je suis rentrée sans faire de promenade.

J’ai déjeuné, traités mes mails et je me suis lancée dans le nettoyage du frigo. A 16 heures, comme rien ne bougeait, je suis sortie faire un tour. J’avais repéré la veille de jeunes orties et j’avais envie de faire une soupe. Voilà faire des choses simples, sans se poser de question sur leur intérêt, se faire du bien. Munie de gants et de ciseaux j’ai coupé les têtes d’ortie et j’en ai rempli un sac. Un papy qui passait par là s’est arrêté, elles lui avaient fait envie ces orties à lui aussi. En rentrant chez moi j’ai plusieurs fois changé de trottoir afin de ne pas croiser de trop près des passants et je me suis surprise à retenir ma respiration quand je ne pouvais pas les éviter. Que m’arrive-t-il ? Suis-je en train de devenir asociale ? Sur un balcon une veille dame regardait la rue vide. Quand nos regards se sont croisés, elle m’a fait un signe de main. Je lui ai demandé si elle tenait le coup, elle m’a dit oui avec un signe de la tête.

A la radio ce matin, une psychanalyste philosophe, Cynthia Fleury parlait de l’effet de sidération que déclenche le confinement.

J4 Vendredi 20 mars
Je me rends compte qu’il est important de structurer sa journée. Je me fais donc un planning et je m’y tiens, enfin pour l’instant. Huit heures, lever. Petit dej, radio, toilette, habillage. A neuf heures je commence mon télétravail. Lecture et réponse aux mails. Demande des nouvelles des uns et des autres. C’est bon d’avoir ce collectif de collègues.

Vers 10h30, séance de yoga. Je m’inspire d’une séance de Carmen pour composer ma propre séance. Relaxation et soleil sur mon corps nu.
Aujourd’hui la séance a duré plus longtemps qu’hier, une heure. Mails à nouveau puis préparation du déjeuner.

Du frais, des vitamines, des aliments qui me font plaisir, présentés dans une jolie assiette. Carottes râpées au citron, basilic frais du balcon, olives piquantes du marché, filets de sardines grillés et une belle tranche de pain marocain. Au dessert, un yaourt au lait de chèvre avec de la confiture de mirabelle maison. Je me soigne et en même temps, écrire cela me semble totalement désuet.
Je n’ai que mon quotidien à raconter.

Je me dis que dans ce contexte, je pourrais relire des romans de confinés, le K de Dino Buzzati, le joueur d’échec de Stefan Zweig, le mur invisible de Marlen Haushofen, et pourquoi pas les journaux de prisonniers. Pour le moment, je garde cela pour plus tard ou pour jamais, cela dépendra de mon moral. Je laisse de côté la peste, bien que tout le monde en parle. Au fait, quel souvenir ai-je de ce bouquin, je l’ai oublié...

Est-ce que je vais me faire des fiches ? Je glane beaucoup d’informations de-ci delà, je les note sur mon carnet, comme je le ferais d’un carnet de voyage.

Voici donc huit choses à faire pour s’occuper pendant le Covid (site Seasonlist)
1- Ranger sa maison suivant la méthode japonaise de Marie Kondo proposée dans son livre « La magie du rangement ». J’ai lu le livre, il s’agit de ranger par catégorie d’objet et non par pièce ou endroit. Le mieux est de procéder dans l’ordre suivant (on commence par le plus facile) : vêtements, livres, paperasse, objets divers, souvenirs. Ne garder que ce qui nous fait plaisir.
2- Pratiquer l’on-nomi, l’apéritif en ligne avec des amis. Méthode également japonaise
3- Trier et ranger ses papiers administratifs
4- Rattraper les séries en retard
5- Fabriquer soi même : produits ménagers, masques de beauté
6- Cuisiner
7- Faire du sport chez soi bien ou 2 km de jogging autour du pâté de maison
8- Prendre soin de soi. Les coiffeurs sont fermés mais il y a d’autres manières de prendre soin de soi, s’épiler, se masser, faire du yoga, de la méditation...

En somme, éviter l’avachissement comme le disait Sylvain Tesson ce matin à la radio. La paresse du corps et de l’esprit mènent à la dissolution. Se faire du temps un ami. Et même s’il nous apparaît lourd et nous agace (cela arrivera c’est sûr), ce temps si long, si linéaire il nous faudra bien à un moment apprendre à l’apprivoiser.

Que dit-il encore Sylvain Tesson, ce matin à la radio.
Que nous vivons un moment de métamorphose absolue, la possibilité de transformer nos vies. Que ce moment radical, il s’agit de le saisir pour en faire quelque chose. Comment ne pas subir l’attente alors que nous sommes dans des inégalités au niveau de notre environnement et de notre propre rapport au temps. Rétablir une conversation avec le temps retrouvé, accéder à cette ressource intérieure. Et puis, il reste toujours le livre. Sylvain Tesson qui est habité de livres et de citations ajoute,
- Le livre vient à notre secours.
Oui, même le président de la République l’a dit. Mais tout le monde n’y a pas accès ni en a l’appétence…

La cause de cette situation ? La mondialisation, une épilepsie. Nous sommes passés du projet d’aller sur mars, d’y vivre même, à celui d’apprendre à coudre des masques de coton. Serons-nous assez forts après la crise pour élaborer des scénarios du changement total, serons-nous capable de juguler cet état d’épilepsie ? L’imagination qui s’était hissée au pouvoir en 68, reviendra-t-elle après s’être aplatie devant les écrans ? Et Sylvain Tesson de finir en disant que nos forces sont la poésie et la nature et de citer Rimbaud : « Après une saison en enfer, les illuminations »...

Je ne suis pas sortie aujourd’hui. J’ai tellement profité du soleil ce matin. Bien occupée avec tous les échanges de mails du travail. J’ai aussi cuisiné un cake courgettes feta. Demain commence le week-end, je réserve ma balade, je veux dire ma sortie. J’économise le bon temps, celui de pouvoir encore sortir, comme une tablette de chocolat dont je savourerais chaque carré avec délectation.

Il paraît que les écrivains se mettent à écrire leur journal de confinement. Parisiens aisés qui ont fui la capitale. Jolie photo d’une maison de campagne, ou parole bohème. Leila, Marie, Lou, faites attention à ce que vous écrivez, d’autres n’ont pas votre chance. Ce que vous sublimez, d’autres le reçoivent en pleine face avec le manque de place, l’absence d’ordinateur à la maison, la violence ordinaire. Corona injustice de classes.

Je cite encore Sylvain Tesson pour clore cette journée et cette réflexion sur les inégalités : « Il y a une autre ligne d’inégalité, c’est le rapport au temps, au silence, à la solitude. Il y a des hommes qui goûtent à cela. Il y a des gens qui ont avec leur mémoire et leur sensibilité des conversations permanentes ».

J5 Samedi 21 mars
Le week-end commence, c’est un autre rythme, déjà il n’y a pas les mails du bureau. Je dispose d’avantage de temps. Comme je ne sais pas faire la grasse matinée, je me réveille à 7h30 et attends 8 heures avant de me lever. Petit dej et informations. Tiens c’est nettement moins bien qu’en semaine avec Nicolas et Fabienne, mes rdv radiophoniques du matin et du soir. Et pas d’heure bleue non plus à 20 heures avec Laure. Ces voix, reconnaissables entre mille, sont devenues mes nouveaux amis.

Il fait beau, je m’allonge nue au soleil et pratique le yoga pendant une bonne heure sur ma peau de mouton, puis toujours couchée et nue je poursuis la lecture du roman de Violaine Huisman « Fugitive parce que reine ». C’est le roman d’une femme Catherine, née d’un viol, racontée par sa fille, sans pathos, une écriture serrée, précise et un rythme (je ne m’en rends pas compte) qui fait augmenter mon propre rythme cardiaque. SMS de ma sœur qui m’apprend que ma ville est placée en couvre feu. Cette annonce me met dans un état de stress intense, j’ai chaud, la poitrine oppressée, le souffle court. Sortir, il me faut sortir et marcher. Diluer toutes ces toxines accumulées, respirer, avancer d’un point à un autre, remonter les ruelles. Et faire des provisions.
Tiens une nouvelle peur, celle de manquer.

Le magasin est mieux achalandé, je trouve mes chers yaourts, de la farine, des asperges, du jus de fruit. Il y a même à nouveau du PQ. Ensuite je vais à la pharmacie acheter du sirop pour la toux et la gorge irritée puis chez le marocain pour les légumes.
Je suis bien chargée et je transpire, emmitouflée dans mon manteau, écharpe serrée autour du cou. Je rentre par des rues détournées, je les choisis les plus vides possible, je sais que je ne ressortirais pas de la journée. Il faut faire durer ce moment de liberté. Tout de même, je croise plusieurs personnes qui toussent sans mettre la main devant la bouche. Le font-ils exprès ma parole ? J’imagine les particules de virus flotter dans l’air jusqu’à mes narines avec ce léger vent…

- Moi je vais acheter un chien pour sortir, dit un jeune homme à son copain.
Ils marchent côte à côte comme si de rien n’était. Moi demain si je le peux, je ne sors pas.

Hier soir, Erri de Luca était interviewé par Laure Adler dans l’heure bleue. Une retransmission, qui je pense n’avait pas été choisie au hasard. L’échange tourne autour de son dernier roman, « Le tour de l’Oie ». J’ai lu ce livre, comme presque tous ses livres. Je ne comprends pas toujours le sens de l’écriture de Erri, mais ne pas comprendre ne me gêne pas, je me dis qu’un jour peut être une fenêtre s’ouvrira, comme la foi vient à nous sans que nous l’ayons cherchée. De la foi, il en parle justement, « la foi je ne l’ai pas, mais je la reconnais dans l’autre. J’admire la foi dans les autres, je ne la cherche pas, c’est un cadeau ». Merci Erri d’avoir dit si clairement ce que je ressentais diffusément.

Le livre raconte les échanges de parole entre un fils et son père. "Un fils a le droit d’interroger son père", c’est différent avec un frère, dit l’écrivain. Il raconte les visites de ce fils à son père, ce fils fantôme, et le père cherche à faire durer le plus longtemps possible ces moments, sans avoir à se justifier. "Car à un moment, le fils sera rentré dans moi, et ce sera terminé".

Vivre seul aide à voir, recevoir des présences, quand le silence est total. L’isolement augmente la capacité de percevoir.
Je ne suis jamais seul, dit Erri, je suis toujours habité par des relations entre les choses. La maison je l’aime comme une personne, les pierres craquent, une maison c’est une matière vivante. Et cette maison, vous l’avez bâtie de vos mains, rajoute Laure Adler.

Erri parle aussi du temps, nous avons du temps prêté qu’il faut utiliser au mieux, dit-il.
Et l’émission se finissant, beaucoup trop tôt à mon goût, Laure Adler demande, changeant brutalement de sujet,
- Et vous Erri de Luca, si vous étiez un animal, que seriez-vous ?
La réponse tombe sans la moindre hésitation,
- Un orang-outang.

J6 Dimanche 22 mars
C’est une journée très calme et ensoleillée. Qui laisserait presque penser qu’il s’agit d’un dimanche normal. Quelques voitures dans les rues, de rares passants isolés, deux vieux alcoolisés.
Je me sens très bien ce matin au réveil, plus de gorge qui pique, un sentiment de paix intérieure et de bien être, rien à voir avec l’instant de panique d’hier midi.

Le temps passe lentement au soleil, pas de yoga aujourd’hui, je m’accroupis sur mon balcon et regarde la rue. Les tilleuls se couvrent de feuilles tendres, le ciel bleu layette résonne de quelques cris d’oiseaux. Curieusement, il me semble voir moins de goélands depuis quelques jours.

Je prends des nouvelles des uns et des autres, c’est l’anniversaire de mon frère. La matinée passe sans que je m’en rende compte. Impression d’être en grandes vacances.

Pour le déjeuner je prépare une botte d’asperges, les premières de l’année et une bonne mayonnaise maison au citron. Je déguste mon plat le dos chauffé par le soleil. Le dessert, je le déguste sur le balcon. Odeur de viande grillée, tout en haut de l’immeuble mitoyen, un homme sous une tonnelle prépare un barbecue. Je n’avais jamais remarqué cette tonnelle auparavant.

13h30. Munie de mon autorisation de sortie je sors faire une promenade. J’ai mis manteau et écharpe, je suis beaucoup trop habillée, j’enlève le tout et prends les ruelles au soleil. Je passe devant mon ancien appartement boulevard d’Angleterre puis descends l’escalier aux orties. J’arrive ainsi très vite sur les bords de l’Orb. Il n’y a personne, même pas d’amoureux.

Les goélands ! Ils sont là, posés comme les perles d’un collier sur une retenue d’eau. Je dérange un cormoran, Madame et Messieurs Canard vaquent à leur occupations comme si je n’étais pas là. Le lieu est impressionnant de silence et d’absence d’humain. Je poursuis mon avancée et me retrouve dans un parc (accès interdit, je transgresse). Là je tombe sur un bassin entouré de fleurs. Beauté de ces fleurs qui s’épanouissent sans personne pour les admirer.

Je pense à Maria et je prends une photo, de retour je la lui enverrai avec un petit mot. Je continue à progresser dans ce parc silencieux quand soudain d’un taillis surgit une longue toux. La réalité se rappelle à moi. Sans chercher à savoir qui se trouve ou habite là, je fais immédiatement chemin arrière et quitte le parc, le cœur battant.

Le quartier que je traverse ensuite se nomme le Faubourg. Il est totalement vide et pourtant j’entends des voix d’enfants et de la musique derrière les fenêtres, preuve qu’il y a encore des vivants dans cette ville. Je découvre aussi de nouveaux escaliers pour remonter vers la cathédrale, il était donc possible de gagner le centre ville, rapidement et à pied. Malheureusement ces escaliers ne sont pas entretenus ou condamnés et je me retrouve invariablement sur la route, obligée de faire de longs détours alors que j’aurais pu monter droit.

Ce soir, l’ambiance est légère. Je trouve les informations moins catastrophiques. J’entame la lecture de Sérotonine de Michel Houellebecq mais tombe de sommeil au bout de quelques pages. Cet auteur désabusé, raconte toujours les mêmes histoires. Et puis finalement, ce n’est peut être pas le livre à lire en ce moment.

J7 Lundi 23 mars
Soleil palot ce lundi et réveil plus tôt que d’habitude à six heures, c’est sans doute que je ne me suis pas couchée assez tard. Je le confirme les goélands ont presque disparu.
Informations et café, je ne me sens pas très bien, petite diarrhée, le mal de gorge est revenu, il me semble avoir de la fièvre. Prise de température. 36,8 !

Bientôt 9 heures et je ne suis ni habillée ni maquillée, attention me dis-je tout haut et en plaisantant « ça va pas ça ». Oui je me surprends à parler toute seule et cela me fait du bien, cette légèreté.

9h15, je suis devant mon pc et stupeur, il n’y a pas de mail. Du coup j’envoie un mail collectif à l’équipe demandant des nouvelles. Une seule personne me répond. On est lundi certes, jour de repos, mais cela fait une semaine que l’on se repose. Je pensais que nous prendrions des horaires classiques c’est à dire du lundi au vendredi. L’équipe attend-elle des directives de la cheffe qui ne donne plus signe de vie ? Cette deuxième semaine de confinement commence étrangement.

A côté de cela un mouvement se répand depuis hier, en la personne du docteur et chercheur Didier Raoult. Il affirme qu’un traitement existe, qu’il a fait ses preuves en Chine, qu’il faut le mettre en place sans tarder. En parallèle, cela repose la question du confinement global, mesure archaïque qui relève l’incapacité du corps médical à savoir gérer la crise.

Pour ma part, je partage l’idée d’un dépistage massif, un confinement des personnes positives et un traitement (Chloroquine + antibiotiques, ce que préconise le docteur Raoult). De plus en plus de voix s’élèvent dans ce sens.

Drôle de journée, les morts ne cessent d’augmenter. Des médecins meurent à leur tour. L’Inde entre en confinement, la France compte 860 morts, + 186 aujourd’hui. S’intéresser aux chiffres fait peur et donne envie de ne plus sortir de chez soi. Pendant ce temps, des enfants naissent, la petite fille de mon compagnon naît avec quatre semaines d’avance, petite Alice aux yeux noirs qui vient au monde en fermant un œil, comme si elle ne voulait pas voir ce qui l’attend.

J8 Mardi 24 mars
La plaisanterie avec le chien (acheter un chien pour pouvoir sortir) vire au vinaigre. A présent, nous ne pouvons sortir qu’une heure, une fois par jour. Comment vont-ils faire les malheureux propriétaires de canidés ?

Le confinement se poursuit et j’observe de plus en plus de défections au niveau du télétravail. Un seul mail ce matin à 9h. J’ai écrit à ma cheffe pour demander des nouvelles, elle ne me répond pas.

Je me sens bien ce matin (36,9) et pourtant, j’ai mal dormi. Ce pincement au cœur que je connais si bien est revenu et ne m’a guère quittée, sauf quand je dormais. Petit dej, informations, lectures des mails, toilette sans oublier le petit pschitt de parfum. J’ai pris mon poste à 8h50. Devant le peu d’échanges, j’ai avancé l’heure de mon jogging at home et me voici bien réchauffée et en pleine forme. Chauffage éteint, bien que le ciel soit gris.

Il me semble que de jour en jour, j’ai de moins en moins de choses à raconter. Le confinement est un état qui s’installe, plus besoin de l’analyser, c’est un fait, le vivre devient la normalité.
Depuis que j’ai trouvé l’idée de courir dans mon appartement, je ne ressens plus ce besoin impérieux de sortir. Et j’ai à manger pour toute la semaine, produits frais compris.

Relevée ce matin, une phrase de Christophe André : « Plus vous augmentez la distance, plus vous augmentez la méfiance ». C’est totalement vrai, je m’en suis aperçue, au supermarché ou en marchant, je ressens l’autre comme potentiellement dangereux et je le fuis. Plus question de rechercher des interactions.

Et cette autre parole sur France inter, d’une femme qui vit seule, touche ses allocations chômage elle dit :
- Est-ce indécent de dire que l’on est heureux en confinement ?
Elle jouit de ce temps qu’elle n’avait pas pour créer, broder, prendre conscience de tous les amis qu’elle a et du silence. Oui ce peut être mal perçu de dire que l’on est heureux en confinement par rapport à ceux qui en souffrent et qui n’ont pas les moyens de voir cet état comme une sublimation ou un épanouissement de soi...

Extrait du journal de Claire Lecoeur, créatrice d’ateliers d’écriture dont je suis le blog, son écriture sensible me touche :

Au jour 4 de son Journal de confinement, Wajdi Mouawad regarde un tableau de Rembrandt, Le sacrifice d’Isaac. Abraham, Isaac ligoté, le couteau dans la main de son père, l’ange qui retient la main du père, l’ange qui vient arrêter la mise à mort, le sacrifice. « Et si l’humanité était Abraham, obéissant à cette loi, cette loi devenue divine des exploitations, des brutalités, de l’usage que l’on fait du monde ? […] Et si nous étions Abraham sur le point d’égorger ce qui nous était le plus cher, la vie elle-même, la vie de la jeunesse, la vie des enfants et des générations à venir ? […] et si le virus était un ange arrêtant notre bras sur le point d’égorger ce qui nous était le plus cher, et si cet ange exterminateur était entrain de nous dire quelque chose d’immense ? […] Quelle alliance saurons-nous inventer entre nous ? Quels mots pour la nommer, et qui pour l’écrire ? […] Comment ferons-nous pour donner un nouveau sens aux mots de la tribu ? »

Laisser cheminer ces mots dans le silence du confinement. Quelle forme prendra-t-il, le nouveau monde que nous devrons construire, après ?

J9 Mercredi 25 mars
Le soleil inonde le salon ce matin, je regarde dehors, les bus sont au rendez-vous, vides.
Information et café-tartines. Il est des fois où on ferait mieux de ne pas tourner le bouton de la radio. J’entends le cri du cœur de Martin Hirsch, la voix hachée par l’émotion ou la maladie, le médecin annonce la prochaine saturation des hôpitaux d’Ile de France. Lui le patron des médecins semble prêt à capituler, c’est la croyance en la toute puissance salvatrice du médecin qui s’effondre. Même impression à 13h, toujours aux infos, Pierre jeune infirmier libéral lâche « je ne veux pas être un assassin ». Il n’a qu’un simple masque chirurgical, il n’est pas protégé et craint de contaminer ses patients, ceux qu’il soigne, ceux qui lui font confiance.

L’oppression est revenue dans ma poitrine.

Nous avons appris hier que le conseil scientifique proposait une prolongation du confinement pendant encore 5 semaines. Soit jusqu’au 28 avril. Je m’étonne, normalement j’aurais eu tendance en entendant cela à sortir marcher, entre midi et 13, attestation en poche, mais l’envie s’en est allée. C’est l’inverse qui se produit, le confinement me rassure, je me sens en sécurité chez moi. Et puis, sortir ne raviverait-il pas des sensations agréables (la marche, le vent sur le visage, la nature printanière, les odeurs des lauriers en fleurs) que je suis tout doucement en train d’oublier ? Le deuil commencerait- il ainsi ?

Aujourd’hui la citation sera de Daniel Pennac, grand amateur de lecture.
- En réalité, on lit toujours contre quelque chose de précis. Ici contre cette prison qu’est le coronavirus, dit-il.
Et Pennac de conseiller Tchekhov et ce livre en particulier « Vivre de mes rêves. Lettres d’une vie d’Anton Tchekhov ».
- Avec Anton Tchekhov, vous ouvrez n’importe laquelle de ses lettres, vous aurez la sensation de vous retrouver avec un vieil ami qui est là et qui vous parle, rajoute-t-il.
Dommage que je ne puisse me ruer à la bibliothèque pour aller l’emprunter.

J10 Jeudi 26 mars
Je n’ai rien écrit de la journée, pas mal prise par le télétravail, tableau des agents à remplir, visio-conférence, mails et coups de téléphone. C’est le soir que la journée est la plus agréable, après le dîner, après la douche. Dehors est encore plus silencieux que pendant la journée, il n’y avait à minuit pas une seule voiture sur le parking de la gare mais un chat, oui, un gros chat roux et blanc, ramassé sur ses pattes, parfaitement immobile.
J’écrirai demain l’incroyable émission de radio, qui me fait rencontrer ou plutôt retrouver car je l’avais oubliée, Claudie Hunzinger et son roman « Les grands cerfs ».

Sinon et cela m’a plombé le moral aux infos de 20 heures, j’apprends que les masques Décathlon, masques pour aller sous l’eau pourraient grâce à leur étanchéité parfaite protéger du coronavirus. J’imagine l’infirmer avec son masque et son tuba et pourquoi pas des palmes et une blouse à rayures blanches et rouge. Il faudrait rire, je n’y arrive pas.

J11 Vendredi 27 mars
Mauvais nuit. Je le sentais revenir le crabe dans la poitrine, la sensation d’oppression, gorge et nez secs. Je sentais venir l’angoisse et elle m’a prise alors que j’étais allongée dans mon lit en proie à l’insomnie. Est-ce la lecture de Sérotonine, qui inconsciemment m’influence. Après une première impression négative j’apprécie le roman, les passages pornographiques, la critique acerbe de la finance capitaliste, l’incroyable scène de révolte armée des paysans. Ce livre est terriblement prémonitoire, le personnage principal c’est nous, c’est moi, avec une différence de taille, lui (Houllebecq, le héros du roman) est dépourvu de surmoi. Il vit et erre, étouffé par sa condition humaine. Ce personnage, antipathique au début, devient au fil des pages si malheureux, si solitaire qu’il en devient presque attachant.

La première partie de la nuit a été pour moi d’une intensité érotique rare, j’ai joui plusieurs fois, réveillée par mon propre orgasme, j’ai joui a en souffrir, des orgasmes de douleur et pas de plaisir. Je crois que c’est cela qui a ouvert la porte au crabe. La douleur s’est installée solidement dans ma poitrine, au niveau du cœur, elle s’est installée en mon centre et tout doucement a commencé à diffuser son venin.

Je me suis mise au travail à 9h15, il y avait des mails, la cheffe va mieux et reprend les manettes, ceci est une bonne nouvelle. J’ai fait une pause et rangé ma boîte de médicaments, espérant retrouver quelques pilules d’anxiolytiques, très certainement périmées. J’en ai trouvé deux, achetées en Inde, ce qui remonte si mes souvenirs sont bons à janvier 2017. Midi est arrivé, je n’avais pas faim et ce qui restait dans le frigo étant à la hauteur de mon état psychologique, j’ai décidé de sortir. Six jours que je n’avais pas marché en dehors de mon appartement.

En un heure, j’ai fait trois magasins, la supérette, le marocain, la pharmacie. O l’opulence et la fraîcheur des étals chez les marocains ! Ahmed m’a dit le masque sur le nez « on a été livré ce matin ». Quand je lui ai demandé où il avait trouvé son masque en cette période de disette, il m’a répondu laconique « une femme m’a donné ».

Pas très sympa la pharmacienne, son petit visage presque entièrement recouvert par un masque, elle est restée de marbre. Je lui raconté mon angoisse d’une voix calme. Elle s’est dirigée sans hésiter vers une boite de pilules homéopathiques sans me donner d’autre choix. Comme cela ne me convenait pas, belle occasion pour prolonger un peu notre échange, nous sommes tombées d’accord sur une boîte d’ Euphytose et pour l’insomnie de la Mélatonine.
- Je vous mets la grande, m’a-t-elle dit, toujours sans me donner le choix.
Par après nous avons continué à discuter, il n’y avait personne d’autre que moi au guichet. Elle m’a parlé de Roselyne Bachot qui « avait bien raison » et a rajouté que l’on resterait en confinement pendant au moins encore deux mois. J’ai compris alors pourquoi elle m’avait donné une boîte king size.

Il me restait dix minutes, j’ai fait un petit détour avant de rentrer chez moi. Quand j’ai aperçu mon immeuble, la fenêtre restée ouverte du salon, je me suis sentie rassurée et j’ai tout simplement eu envie de rentrer.

Je me suis préparée une botte entière d’asperges vertes que j’ai accompagnée de deux tranches de cake salé (enfin fini, il m’aura duré la semaine), pris mes deux pilules d’ Euphytose et remise au boulot. Avec tout cela il était 14 h passées.

Le crabe est revenu vers 18h, j’ai avalé deux pilules. J’avais encore la tête comme une cafetière, j’ai pris ma température, 37. J’ai fait mon jogging dans la maison et une demi heure de yoga. Le temps a passé, je sentais que le crabe s’éloignait et je réfléchissais. Qu’est-ce qui provoque cette montée d’angoisse en moi ? Je dirais la peur d’être malade, la peur que le corps lâche et m’entraîne dans une spirale descendante, incontrôlable. En vieillissant je me sens d’un côté de plus en plus « sage » au niveau des expériences, de la connaissance de la psychologie humaine et paradoxalement, de plus en plus fragile nerveusement. Comme si j’avais épuisé mon quota de résistance, à la manière dont on épuise son capital solaire.

Je ne me sens plus du tout protégée ou bien par une membrane si fine qu’elle peut à tout moment se déchirer. Derrière cette membrane il y a moi, à vif et je me trouve extrêmement fragile. Mon énergie consiste alors à essayer de ne jamais me retrouver dans cette posture, nue et vulnérable, à ne jamais basculer de ce côté, qui en plus d’être anxiogène entraîne une grande souffrance psychique pouvant aller jusqu’à la crise d’angoisse.

A présent de vais parler de Claudie Hunzinger. La voix est ronde, exaltée parfois, est-ce de l’émotion, et son récit semble un long poème, émaillé de lapsus, ré-invention de l’usage de la langue, instant de grâce.

Dans son livre, « les grands cerfs » Claudie raconte. Nous sommes devenus des paysans, nos corps se sont transformés, nous avons pris des poignets, des épaules de bûcherons. Avant elle savait nommer le monde, le nom des arbres par exemple, mais là en vivant dans la nature, avec les animaux, elle a développé une approche amoureuse du monde. Guetter dans un affût le passage des cerfs, ceux qui « broutent la montagne » c’est attendre le passage de la beauté, une beauté qui vient de la fin du temps.

Claudie parle aussi de la perte. Elle dit, les animaux, les insectes, n’ont pas la parole. Il ne peuvent dire ce qui se passe. Je croyais être à l’abri dans cette bergerie à la lisière de la foret et des friches, dans ma vie de poings serrés. Mais personne ne peut passer à travers. En deux ans, j’ai vu le monde disparaître sous mes yeux. La situation est vertigineuse, on s’aperçoit de tout ce que l’on est en train de perdre. Et de parler des trahisons, des gestionnaires sédentaires, des chasseurs (elle se jette dans le fossé pour les éviter et se retrouve en compagnie d’un lièvre et d’un renard) et du chagrin engendré : « User le chagrin de la perte, en marchant dans la forêt ».

Après l’émission, chamboulée par cette voix singulière, j’apprends que Claudia vit dans les Hautes huttes, au cœur des Vosges. Cette aventurière guetteuse des cerfs et non pas de léopard des neiges, comme le photographe Vincent Munier, lui aussi vosgien, étrange coïncidence, fêtera le mois prochain ses 80 printemps.

J12 Samedi 28 mars
Nuit d’un bloc jusqu’à 5 heures, merci mélatonine. Ensuite, plages de sommeil entrecoupées de prise de conscience heureuse, le week-end commence, pas de boulot et du temps du temps... Le crabe a disparu, je me lève. Le ciel est d’un blanc brumeux, rayé d’oiseaux. Je prends mon café dans la cuisine, rapidement chauffée et plus intime, je passerai au salon quand le soleil se sera levé. Il vient bientôt, chaud et lumineux et la matinée s’écoule entre écriture torse nu et un très long échange avec Didier par SMS.

Aujourd’hui il me sembla avoir passé un cap. Avoir accepté le confinement, avoir dépassé le besoin de mouvement et d’extérieur. Il fait beau sur mon balcon, dans la maison.

Bien sûr cette période et ce temps disponibles sont une intense opportunité de réflexion. Et le confinement une mise à l’épreuve ou la révélation de notre courage et de notre capacité à nous adapter. Oui c’est cela que je veux dire aujourd’hui, je crois que je me suis adaptée à cette nouvelle vie. Le futur, je ne sais pas de quoi il sera fait, je ne me projette plus. « Le temps s’arrête car vous avancez avec le temps », dit Bertrand Picard.

Et je retrouve les concepts de pédagogie de l’épreuve, de résilience, de création, d’observation des interstices. sur ce sujet, relire « Le pays sous l’écorce » de Jacques Lacarrière.