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2019 : Le Chemin d’Arles, du Rhône à la Garonne (2)

deuxième partie

samedi 27 avril 2019, par Sylvie Terrier

25 mars. Saint-Gervais/Murat, 21km
A la boulangerie, le pain embaume.
- Alors Dédé, la forme ?
- La forme, ça déforme
Le chemin pavé de gros galets nous emmène vite hors du village. Bientôt nous gagnons les châtaigneraies, embrouillamini de troncs frêles desséchés par l’hiver. Le vent nous poursuit et nous glace jusqu’au fond des bois. Cette étape de 950 mètres de dénivelé nous fera frôler les 1100 mètres.

Au Cap Fault, le paysage change, nous laissons derrière nous les forêts de hêtres tortueux pour de douces collines. Les nuages courent sur les champs d’herbe verte. Il me semble même que le vent s’est calmé mais à la sortie des haies (des houx hauts comme des murailles), il me fait vaciller. Nous sommes heureux de trouver la mairie, imaginant bientôt le réconfort du gîte.
- Bonjour, quel froid !
- Oui c’est le vent du nord
- La tramontane ?
- Oh non la tram c’est Perpignan, ici c’est le vent d’autan, le vent qui est passé sur la neige...

Ils sont tristes les gens d’ici. Les habitants quittent le village, il n’y a plus de café, plus de médecin, le dernier est parti il y a six mois, le gérant de l’unique supermarché menace lui aussi de mettre la clef sous la porte. Un élu bien habillé s’excuse de la vétusté du gîte à venir. Mais ce soir, vous ne serez pas seuls dit-il, un pèlerin est déjà installé.

Il est assis à la table de la cuisine, ses grosses lunettes réparées par un morceau de sparadrap. Jean, en route pour Arles, qui prévoit un jour d’aller jusqu’à Rome. Nous nous racontons nos chemins et échangeons quelques adresses. Peut-être ira-il chez Bruno à Lodève, peut-être irons à Montferrand au gîte de la porte de Marie. A 21 heures, Jean nous souhaite bonne nuit et nous ne tardons pas à nous coucher nous aussi.

Nuit, je me réveille d’un coup. Je n’ai plus sommeil. Je fais le point. Rien. Il n’y a rien qui m’inquiète aujourd’hui dans ma vie. J’ai beau tourner les choses dans tous les sens, chercher le détail, tout va définitivement bien.

26 mars. Murat/La Salvétat, 22 km
Étape facile toute en douceur. Douceur de la mousse sur le chemin, douceur de l’herbe, rondeur des pierres. Nous ne rencontrons personne, une fois encore nous sommes les seuls à cheminer. Je pense à Jean qui s’éloigne de nous à chaque enjambée, à double vitesse puisqu’il marche en sens opposé.

Le chemin s’étire, longe le lac tout bleu de Laouzas (délicieux pic nic dans l’herbe au soleil), se poursuit en forêt avant de redescendre vers la Salvétat. Tout est à fermé où à vendre dans ce village gris. Grise la pierre, grises les ardoises couvrant la face nord des façades, mais joyeuse la jeune femme de l’office du tourisme qui nous remet les clefs. Nous serons les seuls occupants du gîte ce soir.

Ce ne sont pas les pierres qui bâtissent la maison, mais les hôtes. Je veux dire à travers ce proverbe indien, qu’il faut un peu d’humain dans les maisons pour les rendre vivantes et chaleureuses. Le gîte de la Salvétat manque un peu de tout cela.

27 mars. La Salvétat/Angles, 20 km
Bonheur que cette courte étape dans les forêts d’épicéa. Passage de ruisseaux, tapis de feuilles mortes, terre sablonneuse. Ce chemin câline nos pieds fatigués. Pas d’effort à fournir aujourd’hui, nous restons sur le plateau, apercevant à peine le lac de la Raviège et ses rives desséchées. Il faut se rendre à l’évidence, en ce mois de mars la nature a soif, les arbres, la terre, les lacs ont soif. J’ai maintes fois imaginé la facilité avec laquelle pourrait prendre l’incendie.

Arrêt au refuge de Salavert, pic nic dos au soleil tellement il éblouit, plantes des pieds brûlantes. Silence absolu dans la clairière. J’ai failli ici oublier mes bâtons.

- Alors vous êtes des pèlerins... Dieu vous bénisse tout les deux...
Ce sont les paroles de l’épicière à Angles chez qui nous sommes allés faire quelques courses pour le dîner. La date de péremption des spaghettis est dépassée, qu’importe, le plaisir est de faire sonner le carillon en entrant, de se réjouir qu’elle soit encore là, de l’attendre. Elle surgit d’une porte basse qui doit communiquer avec sa cuisine, le dos un peu voûté, tel un petit animal curieux tiré de sa tanière.

Nous sommes déjà venu une fois dormir au gîte d’Angles, en été.

Cette fois-ci je m’enhardis et lui demande son prénom.
- Annette 
Annette, sa boutique capharnaüm, l’addition qu’elle fait en posant les chiffres sur un bout de carton, la cagette de bûches de bois que je dois déplacer pour attraper deux pommes reinette. Lui laisser quelques euros et la trahir un peu en filant au supermarché près de l’église parce qu’elle n’a pas tout, ni pain, ni viande, ni produits frais...

Ce matin nous nous levons tôt. L’étape sera longue.
Huit heures sonnent au clocher. Nous quittons Angles une baguette de pain frais dans le sac. Gelée blanche dans les champs, nos pas craquent sur la terre glacée. Le chemin traverse des forêts, se dore au soleil dans les trouées. Les pistes forment un réseau complexe. Sans balisage nous nous serions perdus.

- Si l’homme continue à être irresponsable alors nous courrons à la catastrophe.
L’homme a surgit dans la froideur du petit matin, accompagné d’un énorme chien pyrénéen. Beau visage aux cheveux blancs, l’allure de cet ingénieur des eaux et forêts à la retraite contraste avec ses mots. Il parle, on ne peut plus l’arrêter de parler, son bilan est terrible. Devant sa télévision dès cinq heures du matin, il regarde atterré le monde s’effondrer. Il exulte un pessimisme noir.

Yves ne vous laissez pas prendre la tête par les médias, continuez à chérir vos arbres et vos abeilles, continuez à acheter des kilos de graines pour nourrir les oiseaux et surtout transmettez ce savoir à vos petits enfants.Yves a six enfants.

Pic nic sous le haut vent de Boisseson, un village encore bien montagnard et puis commence la descente vers Castres, du bitume et une approche de la ville interminable, trottoirs, croisements de rues, sorties d’école et encore une rue à remonter avant d’atteindre la maison de Madeleine.

- Moi je continue mon chemin en accueillant des pèlerins chez moi !
Madeleine ou l’art de savoir accueillir et donner, en confiance.

Madeleine a fait le chemin, elle ne dit pas son âge mais on peut le deviner. Elle ne doit pas être loin des quatre vingt printemps. Nous sommes épuisés et nous voici tous les trois installés à table dans la cuisine baignée par la lumière verte du jardin. Bière pour les hommes et tisane pour les femmes (je n’ai pas osé lui demander aussi une bière), petits gâteaux encore chauds tout juste sortis du four. Le temps passe comme dans les contes chez Madeleine. Soudain je pense au dîner à Castres que je voulais découvrir et je vois le visage de Madeleine qui s’attriste quand j’évoque l’idée d’aller manger en ville. En fait, elle a prévu de nous garder à dîner, verres et assiettes déjà posés sur un coin de la table. Je sens sa déception.

- En principe je fais donativo pour le dîner mais je ne vous oblige pas...
Bien sûr nous restons pour dîner. Nos vies s’égrènent et ce moment partagé est tout simplement délicieux, doux comme un gâteau, tendre comme un cœur en chocolat. Un dernier café italien et au lit, un grand lit en bois sous les combles. Les draps épais sentent la lavande, j’enfouis ma tête dans d’immenses oreillers. Ah j’ai l’impression de dormir dans le lit de Boucle d’or.

28 mars. Castres/Revel, 35 km
Nous n’aurons rien vu de Castres la petite Venise occitane, il nous faudra revenir. Marché ce matin, fruits frais, jambon de pays et une baguette de bon pain. Commence la plus longue étape du chemin, Castres-Revel, une seule étape soit 36 km. En fait plus de 40 sur le guide mais nous trouvons des raccourcis.

Le vent d’autan souffle à tout rompre. Il balaie les champs qui ondulent, telle une échine frémissante. Des champs d’un vert cru cloisonnés de barbelé. Je marche, les bras serrés contre ma poitrine. A droite un champ, à gauche un autre champ. De temps en temps un château, une ferme. Paysage cinétique. Voila le mot juste. J’ai mis du temps pour le trouver, il traduit exactement ce que je vois. Le vent, le mouvement, les ondes fluides. Je m’arrête pour le noter dans mon carnet. Les doigts gourds, les yeux plein de larmes.

Alors dans ce paysage, une rencontre improbable comme cela arrive sur le chemin. Lui marche lentement, la tête baissée, tenant en longe un âne de belle taille. Jean François et son ânesse Cabotte. Partis de Banos dans les Landes pour rejoindre le ballon d’Alsace et retour par Vezelay. Neuf mois, si tout va bien. Je regarde son site une fois rentrée, il fait parler son âne comme s’il s’agissait d’une compagne. C’est tendre et plein d’humour. Jean François dort sous sa tente par tous les temps, lit ses textes, tient un blog (www.ecrivain100lecteur.com), se fiche de l’esthétique des photographies qu’il publie. Il repart vite, trop vite à mon goût, peut être n’avait-il pas trop envie de discuter et puis le vent, oh ce vent d’autan...

Revel, enfin. Nous sonnons à la porte du gîte. Une fenêtre s’ouvre au dessus de nous, deux têtes se penchent. Entrez !
Nous restons dans le noir du vestibule, trop fatigués pour chercher l’interrupteur. Présentation, Josette et André, hospitaliers. Ils viennent d’arriver, nous sommes leurs premiers pèlerins. Ces joyeux retraités plein de sollicitude s’occupent de nous comme si nous étions des saints. On en demandait pas tant, une douche, un bon dîner, une bouteille de vin partagée suffisent à notre bonheur.
Aujourd’hui nous avons fait 45 533 pas !

29 mars. Revel/La Goutille, 30 km
- Alors, ça mord ?
- Non y’a pas d’eau
Nous avons rejoint les rives de le Rigole qui serpente au plus près de la ligne de partage des eaux côté Atlantique et côté Méditerranée avant de rejoindre le Canal du midi. Pour cet ouvrage, Vauban et Riquet se sont associés. En récupérant l’eau précieuse qui dévale de la Montagne noire, le Canal du Midi est alimenté sans discontinuer.

Dans le vent les étiquettes métalliques des platanes cliquettent.

Première écluse après huit kilomètres de marche douce. Cerisiers en fleurs, champs de colza, chênes tortueux, la marche est lente et méditative, je me surprends à bailler.

L’étape s’étire en longueur. Aussi décidons nous de couper par la route. La départementale épouse les collines, passe à travers champs, dessert quelques villages (pas le moindre café pour faire une pause) puis remonte. Je commence à douter de l’efficacité de ce raccourci quand enfin, en contre bas le voici notre canal du Midi, rectiligne, ourlé de ses sempiternels platanes.

Il faudra encore rajouter quelques kilomètres pour gagner La Goutille, notre gîte du soir.
Danielle nous accueille, cheveux coupés aux ciseaux, hanches étroites, sourire palot. Il y a en cette femme force et solitude. Elle gère une ferme familiale parfaitement restaurée transformée en gîte. Rien ne semble avoir été laissé au hasard pour un tourisme authentique de qualité. Danielle prend ses repas avec nous, elle a calculé les portions, c’est rationalisé, irréprochable (ses asperges vertes sur lit de salade avec quarts d’œufs durs, je m’en souviendrai).

Chez Madeleine, nous étions dans sa maison, sa vie, son affection, ici il manque précisément cela, des objets à histoire, un pot de crème dans la salle de bain, un dessin d’enfant... Danielle se détend un peu au moment du petit déjeuner, peut être aurait il fallu rester plus longtemps. Alors, que pourrais-je souhaiter à Danielle ? De rencontrer parmi ses futurs hôtes son Prince charmant ?

30 mars. La Goutille/Ayguevives, 22 km
Nous marchons ce matin le long du Canal du midi. Avant dernière étape avant Toulouse. J’ai mal aux pieds et pour la première fois je sens la fatigue dans les jambes. Mais l’étape est douce sous le ramage des magnifiques platanes, rythmée par les écluses.

- Ah, des pèlerins !
C’est Hélène qui nous interpelle, visage finement ridé, belles dents. A côte d’elle son mari engoncé dans une épaisse polaire semble fatigué. Oui, ils ont fait le chemin il y a dix ans... A présent il leur reste les étoiles dans les yeux. Ils aiment s’asseoir sur le muret du pont et regarder les pèlerins passer. Souvent ils les apostrophent, histoire d’échanger quelques souvenirs. Troisième AVC dit Monsieur et elle, ses cheveux blancs ébouriffés par le vent, de dire en touchant délicatement sa main :
- Il a son ange gardien...

Nous les avons rattrapés, Jean, Jacques et Geneviève et nous retrouvons aussi les deux autrichiens qui étaient avec nous hier soir au gîte de Danielle. Ce soir à table nous serons huit en comptant Lionel l’hospitalier. L’ambiance change, nous qui avons passé toutes ces soirées la plupart du temps seuls, voici que reviennent la vie de groupe, la nuit en dortoir partagé, les ronflements, les réveils matinaux.

Réveillée à six heures, je n’ai plus sommeil. J’ôte mes bouchons d’oreille. J’entends Lionel se lever pour préparer le café.

1er avril. Ayguevives/Toulouse, 26 km
Nous sommes finalement arrivés à Toulouse à pied, la marche le long du canal est agréable, rien à voir avec la banlieue de Montpellier. Entrer dans la capitale rose par cette allée grandiose, ces arbres majestueux, passer du canal du midi à la Garonne fait de nous des princes.

J’insiste pour nous rendre à la basilique de Saint-Sernin. Après Notre Dame du Puy et Conques, Saint-Sernin est l’église du pèlerin. Du haut de son clocher octogonal de brique et de pierre elle nous accueille avec nos sacs et nos bâtons, la poussière des chemins et tous les vents traversés. Je suis la première inscrite sur la liste des pèlerins de cette année.

Je suis contente, pas fière mais contente. Toulouse, un nouveau point sur notre carte des chemins. Une réalisation.

Je prends un temps de pause au calme pour conclure ce récit. Dans quelques heures je serai dans le train, de retour chez moi.

J’ai aimé ces gîtes où nous étions seuls, cette solitude à deux. La rareté des rencontres nous a rendu plus attentifs aux gens, plus sensibles à l’échange. Nous étions plus proches l’un de l’autre aussi, nous nous sommes aimés souvent. Nous ne vous oublierons pas rares pèlerins rencontrés, Jean qui partait dans l’autre sens, Jean- François et son ânesse, Madeleine la Douce et toi aussi Pierre-Yves que nous n’avons jamais rencontré et qui nous précédait d’une seule étape.

Arles-Toulouse, quinze jours de marche, de longues étapes, 413 km de montagnes, de forêts, de champs ondulants, de canaux et de vents. Mistal, Autan, Tramontane vous avez joué avec nous, gelé nos mains, déséquilibré nos pas, emmêlé mes cheveux, emporté les casquettes. Quinze jours de soleil sans discontinuer, quinze jours à ressentir chaque arbre, chaque branche et pas après pas, même douloureux, retrouver la sensation, unique, exaltante de la liberté.

Béziers le 22 avril 2019