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2017 : Le bonheur c’est le temps que tu donnes à ta joie (2)
dimanche 3 décembre 2017, par
M MALADE : Mon compagnon est tombé malade. Il a marché bras nu sous la pluie et le vent, ne prenant pas garde à la traîtrise du chaud-froid. Du coup me voici impatiente et inquiète. J’impose une protection drastique et refuse de partager avec lui un grand lit, opportunité rare sur le chemin. Je vois bien qu’il fait de son mieux mais il peine à la montée, je lui trouve l’air triste sous son chapeau. Et si c’était moi qui étais malade ? Lève la tête Sylvie réjouis-toi d’être sur le chemin ce matin, dans la fraîcheur humide. Libre tu es, marche et retrouve ta joie !
MAIS : Parler du maïs peut sembler banal mais il est notre compagnon de marche quotidien. Durant des jours ses épis hauts de plus de 3 mètres nous encadrent, réduisant l’horizon à néant. Nous marchons dans un silo technicolor. Le gris du bitume, le vert des bordures, l’ocre du maïs, le bleu intemporel du ciel. Mal aux pieds, mal au regard, nous avançons. Chance en ce mois d’octobre, la récolte du maïs commence, d’énormes monstres aux mandibules d’acier avalent et broient, restituent leur butin dans des bennes colorées. Concert des moteurs auréolés de poussière. L’horizon revient, ha là-bas dans le lointain… les Pyrénées !
N NAVARRENX : Arrivée sous le soleil et le vent chaud à Navarrenx, une ville endormie et déserte. Le paiement du gîte se fait au café du Bayou. Le patron découvrant que j’habite à Thionville éclate de rire, il a fait son service militaire en Moselle, il connait Thionville parce qu’il a oublié de descendre à la bonne station. Le gîte, installé dans un monumental arsenal nous impressionne, mais comme la ville il reste sans âme. Pas envie de cuisiner ici. Ce soir ce sera resto avec Marcel et Jacinthe, le vin à volonté réchauffera nos cœurs.
Le lendemain matin, envie de quitter la ville sans tarder. Jambes lourdes, nous avons mal dormi. Heureusement la forêt nous prend, très vite le chemin s’enfonce dans un tunnel de verdure. Retour à la matrice. Puis mécanique des hommes au travail « nous travaillons toute l’année pour entretenir les chemins » nous dit un employé d’un ton joyeux. Les autres nous saluent rapidement, l’air maussade, le teint gris.
NOGARO : « Mars sec et chaud remplit cuves et tonneaux ». « En juillet petite pluie du matin est bonne pour le vin »… Quittant au matin NOGARO, petite leçon de sagesse paysanne en bordure des vignes de Gascogne. Etrange moment car gronde dans le lointain le bruit insistant des moteurs de voitures sur le circuit de Nogaro.
O OSTABAT : J’aime ce village d’Ostabat, déjà par son nom qui claque comme une voile dans le vent. Le village sent la vache et le foin, il prend le soleil du matin jusqu’au soir. Depuis des siècles comme un phare, il signale le point de rencontre des trois voies vers Compostelle : chemins de Tours, de Vézelay et du Puy-en-Velay. La joie me saisit quand je réalise combien, pas après pas, si lentement, si parcimonieusement, nous avançons, combien déjà nous sommes loin de notre point de départ. Une goutte de rosée qui, emportée par le mouvement de l’eau serait parvenue sans s’y dissoudre à passer de ruisseau à fleuve, jusqu’à la mer. C’est cela le chemin, un cheminement, une progressive transformation de soi, un lent processus d’individuation.
P PYRENEES : On en a tellement rêvé de ce moment, voir la ligne des Pyrénées… Une sorte de réconfort, un aboutissement pour tous ces kilomètres parcourus, ces montagnes traversées, ces kilos de bitume avalés, ces litres d’eau perdus . Alors voilà, elles sont là, devant nous, on les découvre dans un souffle, elles étaient là depuis combien de temps déjà et on ne les avait même pas vues ! C’est un moment d’émotion intense, que chacun vit à sa manière, je me sens exaltée, mon compagnon les reçoit dans le silence et le recueillement. Je le regarde, il est dressé dans l’ombre d’un chêne, le regard accroché au lointain, son émotion arrive jusqu’à moi. Il enlève ses lunettes d’un geste lent, et se frotte les yeux. Je sais ce que cela signifie, l’émotion l’étreint.
PALOMBES : Je découvre la chasse à la palombe en pays Gascon. Nous avons vu en marchant de drôles d’installations dans la forêt, des cabanes perchées, des cages obscures ou sommeillent des pigeons silencieux. Ces installations au mécanisme rudimentaire (un pigeon est accroché sur une minuscule plateforme, yeux fermé par un casque et hissé jusqu’à la canopée, en battant des ailes il rabat vers lui les vols de palombes sauvages.) permettent depuis des décennies la chasse à la palombe, une pratique sportive et gastronomique. Je découvre aussi la technique de la cuisson « à la ficelle ».
Q QUEBEC : Au Village de Montréal, nous recroisons Marcel et Jacinthe, nos amis Québécois. Quel hasard ! Nous arrivons fort à propos pour les prendre en photo devant ce panneau hautement symbolique pour eux. Nous cheminons avec ce couple depuis près de dix jours, partageant les mêmes gîtes, dînant aux mêmes endroits, appréciant tout autant que Marcel le vin rouge (blanc pour Jacinthe). De fil en aiguille nous apprenons que ce couple vit comme dit Marcel « à trois » avec une fille handicapée de 37 ans. Lui a cessé de travailler pour s’occuper de leur enfant. Ils marchent vite, parés de guêtres rouges et arrivent toujours les premiers. Sourire de Jacinthe qui a déjà lavé et étendu la lessive, soupirs de soulagement de Marcel qui déguste une bière fraîche. Comment ne pas s’attacher à eux ?
QUITTER La Romieu (du même nom que Le Romieu, le pèlerin), je n’en avais pas envie. Encore un regard à travers les grilles du cloitre, une dernier tour de la place, les yeux levés vers la tour de la collégiale Saint Pierre baignée par le brouillard. Une belle journée ensoleillée s’annonce. Le long des champs nous cheminons d’un pas alerte, chemin herbeux, toiles d’araignée en étoiles de diamant, braiement d’un âne solitaire. Nous sommes seuls. Au bout de quelques kilomètres, le doute nous saisit. Sommes-nous sur le bon chemin ? L’herbe est à peine foulée. Vérification et constat d’erreur. Retour au point de départ. Six kilomètres à rajouter à cette étape. Six kilomètres de bonheur en plus…
R REMINISCENCES : Cela m’arrive souvent, des lieux, des paysages, un détail, font remonter à ma mémoire des réminiscences. Ce pylône sculptural, ce morceau de paysage, cette courbure de mur. Il s’agit d’une impression de correspondance, pas de déjà-vu. Parfois même les réminiscences mélangent les pays, ainsi cette tour en bois dans l’usine de Volklingen en Allemagne et sa ressemblance avec le gopuram du temple Menakshi à Madurai en Inde…
S SENSUELLE FAIBLESSE : 12 octobre, 12eme jour de marche. Nous arrivons à Aroue. Bonheur dans ce gîte tout simple tenu par le volubile Philippe. Nous nous retrouvons à trois couples, Mandy et Mario, Jacinthe et Marcel, nous. Alors que la soirée commence avec quelques bières achetées à l’épicerie du gîte et que les pâtes gonflent, arrivent deux allemands épuisés et suants qui cherchent un gîte et une bière. Nous avons pris nos aises et chaque couple s’est octroyé une chambre… de 4 lits. Il y a donc largement de la place pour les loger. Qui va se sacrifier ? Les corps parlent, l’intimité est rare sur le chemin. De la bière ? Y’en a pas, vous avez manqué la vente à l’épicerie et Philippe est parti, il ne reviendra pas. Finalement les deux compères n’insistent pas, nous nous regardons, des étoiles plein les yeux. Oui des fois, hommes et femmes font preuve de faiblesse sensuelle…
SAYACE, CHAPELLE : Nous poursuivons notre marche dans la belle campagne basque. Peu de jardins potagers mais des pelouses dignes d’un terrain de golf, des maisons blanches aux volets rouges, l’originalité s’exprime à travers ce nuancier de rouges, des rouges clairs aux rouges grenat, sombres comme sang oxydé. Le paysage se vallonne, nous abordons les contreforts des Pyrénées. A midi, soleil accroché au-dessus de notre tête, nous commençons l’ascension vers la chapelle de SAYARCE. Le chemin monte sans détour puis serpente à travers les pâturages. Soudain apparait la chapelle dans sa robe blanche, posée sur une couverture de colchiques, face à la montagne. La faim nous taraude, mais le paysage nous prend, cette perspective, cette clarté, cette horde de vautours fauves qui se mettent à tournoyer, de plus en plus nombreux, dans le silence du ciel. Ceux qui arrivent jusqu’ ici succombent instantanément à la beauté du paysage, inutile la parole, l’homme miséricordieux s’unit à Dieu.
SAUVAGES (CHEVAUX). L’ascension du col de Roncevaux commence par une rude montée sur le bitume, entre maisons basques et pâturages. Puis les couleurs changent, c’est le temps des bruyères violines, des fougères rousses, du gazon vert électrique. Vient le vent. Je suis déséquilibrée et avance en titubant, les bâtons collés contre ma poitrine. Notre nez coule, nos yeux pleurent, la magnificence du paysage nous prend, nous cheminons sur la l’échine douce des montagnes, palette automnale de prune, violet, terre de sienne brûlée. Soudain apparaissent les chevaux sauvages. D’abord en ligne derrière une haie, je ne vois d’eux que leurs crinières blondes. Puis les voici sur les pentes, libres, massifs, se mêlant parfois aux moutons laineux. Ils tournent leur belle tête vers nous, font teinter leur cloche. Ils se déplacent sans cesse, charnus, puissants, ils deviennent le paysage. La nuit ils reviennent dans mes rêves, les teintent d’érotisme.
T TOURNESOLS : Les champs de tournesols au mois d’août ont égayé notre marche vers Moissac. Les pèlerins joyeux se sont amusés à tracer sur leurs disques de graines des visages expressifs. Mes beaux tournesols smiley, qu’êtes-vous devenus en ce mois d’octobre ? Brulés, calcinés, gras de suie, passés au lance flamme du temps, vous voici transformés en une armée de morts vivants.
U URSULA (ET LES AUTRES) J’aime bien Ursula, une Allemande d’Aix la Chapelle (Achen). Nous nous perdons et nous retrouvons au fil des étapes. Des cheveux roux coupés très courts, un corps mince, des jambes interminables, je ne la crois pas quand elle annonce son âge, 74 ans ! Elle marche sur les chemins depuis des années, parle au moins cinq langues et n’hésite pas à demander l’aide d’un taxi pour les étapes les plus difficiles. Son projet ? Partir de chez elle et rejoindre Vézelay. Elle le fera j’en suis certaine. Une amitié nait entre elle et moi. Je lui donne mon adresse, ce sera la seule fois durant tout le périple. Car sur le chemin, on ne s’attache pas. C’est une règle tacite, les vagabonds n’ont plus de maison, plus d’attache. Le chemin est temps présent. Ceci n’empêche pas de penser à ceux que l’on a croisés, qui nous ont marqués et que l’on a perdus. Ainsi Calos le mexicain qui marche en compagnie de sa femme morte et tant aimée.
V VIPERES : Attention taureaux, chiens méchants qui gardent leurs maitres, clôtures électriques, barrières… Je me demande pourquoi tous ces interdits, tous ces avertissements. Dangers réels ou protection contre des pèlerins jugés trop envahisseurs ?
W WIFI : Chez Pascale Bio. Pas trop bien dormi au gîte de Pascale et pourtant la lessive est bio, la couverture en laine bio et nous étions le seuls dans le mobile home. La bonne volonté là mais le mal être l’emporte. Ou comme penser bio et s’empêcher de vivre. Jusqu’au wifi qui n’est pas branché à cause des mauvaises ondes. Et Pascale de prévoir pour l’année prochaine des repas sans gluten et sans sucre car dit-elle beaucoup de pèlerins ont du diabète (pas nous). Bon, après un séchage de cheveux naturel, pas question d’utiliser un sèche-cheveux, nous quittons cet endroit à grandes enjambées. Bonheur de la liberté retrouvée. Il pleut, nous sommes heureux.
X LA CROISEE DES CHEMINS : Auberge de Roncevaux, Espagne. Première étape du camino frances pour nous, dernière étape de notre marche. Dans la chaleur de la couverture ce matin, nous avons eu sans nous le dire la même envie : retourner à Saint Jean Pied de Port à pied, par le même chemin, celui de la montagne. Prendre le temps, jouir de ce dernier jour de marche, à l’envers du chemin. Le jour se lève à peine quand nous quittons l’auberge, crissement de nos pas sur le gravier, extinction des étoiles. Derrière la barrière de l’enclos attend le même cheval sauvage. Débute alors l’ascension, silence troué soudain par les tirs de chasseurs embusqués.
Le vent repose, le soleil se répand dans la vallée en grandes flaques chaudes, nous retrouvons les pentes roussies, la montagne couleur aubergine, les hêtres tortueux. C’est un moment unique, une offrande du matin que nous recevons avec humilité.
Au col la lumière est intense. Commence alors la longue et sinueuse descente vers la vallée. Impression de détricoter le chemin, de repasser sur les traits, peaufiner les lignes. C’est aussi la croisée des chemins, les retrouvailles. Nous vous éteignons, Nicole, Mandy, Jacinthe, Marcel, Christophe, Bruno, Damien le vagabond (tiens comment se sont-ils trouvés ces deux-là ?). Un sentiment de tristesse soudain enserre ma poitrine, à l’idée que nous ne nous reverrons jamais, que sans nous en rendre compte nous nous sommes attachés les uns aux autres, que dans ce dénuement de la marche, l’amitié tel un arbre de jour en jour a grandi.
Y Y- ARRIVERA-T-ON ? C’est la question que nous nous posons alors que nous repartons sur le chemin, après tous ces mois d’interruption. Et qu’en est-il de celui ou celle qui part pour aller jusqu’au bout ? Chacun en son cœur espère y arriver, porté par la volonté, la foi, la chance, le hasard. « A force de marcher, je deviendrai moi-même un voyage ».
Z ZUT C’EST LA FIN : Cela c’est ce que je pense et ceux que nous croisons à Roncevaux ne nous comprennent pas. Eux commencent le chemin et nous nous arrêtons ? Que puis-je dire ? Que je m’arrête à cause de mon travail ? Que je n’ai plus de vacances ? J’ai l’impression de faire une réponse de touriste. Je me sens faible et lâche. Non j’arrête parce que je ne me suis pas donné le choix de continuer. J’ai arrêté le temps de ma joie. Je comprends que la liberté de choisir ne dépend pas des autres, les chaînes les plus lourdes à porter sont celles que l’on se forge soi-même, dit le proverbe. Alors oui, la prochaine fois, je ferai le chemin jusqu’au bout, d’un seul trait, jusqu’à Compostelle et plus loin même, jusqu’à la fin de la terre, là où il n’y a plus d’arbre, à Finisterre…