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2017 : Le bonheur c’est le temps que tu donnes à ta joie (1)
Suite du chemin jusqu’au col de Roncevaux
lundi 4 décembre 2017, par
A ARBRE : L’arbre est toujours présent sur le chemin. Il raconte la campagne et varie au fil de la descente vers le sud. Sur les berges du Tarn, c’est en allées de platanes qu’il nous accompagne. Dans le Gers il devient Cyprès géant et magnifie maisons et églises. Parfois son ramage indique le gîte accueillant. Curieusement, il en est un qui ne nous quitte pas depuis le début, le chêne. Tel un ange gardien, il est nous apporte force et constance. Le rencontrer, solitaire au bord du chemin en fait un ami fidèle qui nous relie au monde du ciel et de la terre. Mais nous allons plus loin, aux confins des forêts, vers Saint Jacques et plus loin encore à Finisterre, la fin du monde connu. Là, plus aucun arbre ne pousse, c’est peut-être parce que dans notre cœur un autre arbre a grandi.
ABRI PELERIN : Marcher c’est découvrir la géographie d’un pays, la France puis plus tard l’Espagne. C’est lent, efficace. Ce matin, la ligne des Pyrénées s’offre à nous, hier c’était les immenses domaines viticoles de Bourgogne. Les lignes, la matière, les couleurs varient au fil des kilomètres. Découvrir la géographie, c’est aussi aller à la rencontre des habitants. Un peu bourrus les auvergnats, cyniques les jeunes de l’Aubrac, accueillants les gens du Gers, dignes et réservés les basques… Sans faire de catégories qui enferment et systématisent (tout l’inverse de l’esprit du chemin qui participe à l’ouverture) j’ai aimé l’inventivité des gironnais qui nous interpellent par ardoises interposées et nous préparent des « abris pèlerins ». Celui-ci, je le surnomme le living room dans la forêt. Une initiative remplie d’humour et de philosophie. Sous l’orée d’un bois de chênes, des canapés et fauteuils dodus, des petites tables basses, une tonnelle en bois nous invitent à faire une pause casse-croute et pourquoi pas à prendre le temps d’une courte sieste. Nos habits sèchent sur les accoudoirs, il y a même une balançoire, j’ai dix ans !
Un autre abri se trouve dans le Bean, il nécessite pas mal de curiosité et de bons yeux pour lire la pancarte planté à l’entrée d’une modeste maison. Le propriétaire y a consigné son histoire. Il a fait le chemin, un chemin d’ouverture qui l’a transformé. Au retour il a aménagé son garage en abri pèlerin. On trouve là une grande table recouverte d’une toile cirée jaune. Des photos délavées tapissent tout un pan de mur et dans le fond un assortiment de boissons chaudes ou froides, une boîte remplie de gâteaux attendent les pèlerins. Nous cherchons en vain cet homme généreux. Acte désintéressé, altruiste. Et mon compagnon de fondre sous l’émotion.
ARMAGNAC : La première impression lors de notre arrivée à la ferme Taulé a été mitigée, la vétusté du gîte, cette tristesse sur le visage et dans le corps de Martine qui nous accueille. Nous serons seuls ce soir dans la maison bleue et même la beauté du soleil couchant, les chevaux errants et l’âne brailleur n’arrivent pas à lever cette sensation de lourdeur laborieuse. Pourtant quand arrive Alain, tout bascule. Une énergie débordante, l’amour de sa terre, de son vin, une envie de partager dans la générosité. « Je vous donne rendez-vous dans mon chai ! » Lance-t-il. Nous le retrouvons dans sa cave aménagée pour la dégustation. Pas moins de cinq vins dégustés, des vins légers puis de l’Armagnac qui très vite nous montent à la tête. Et maintenant dit Alain (qui boit avec nous et se tient lui toujours très droit), prenez votre verre, je vous invite à ma table. Tels des seigneurs nous festoyons dans une immense salle à manger. Soupe, pâté, poulet, le vin coule à flot. Au moment du dessert, Alain se lève et pose sur la table une bouteille d’Armagnac de 5 litres, arrosant au passage généreusement notre part de gâteau. Ah la ferme Taulé, personne autour de cette table ne risque de l’oublier…
B BRUME ET BROUILLARD : Moissac, 1er octobre et première étape de cette marche qui durant 16 jours nous conduira jusqu’au col de Roncevaux en Espagne. Entre brume et brouillard, l’horizon disparait. Nous marchons en bordure des champs de soja, nous sommes seuls, de temps en temps se dresse la silhouette carbonisée d’un tournesol. Peu de chance de trouver un café ouvert par ici, seules les églises nous accueillent. Octobre laisse pressentir la saison des frimas, les panneaux touristiques gisent dans les fossés. Cette parole glanée à la sortie de l’église Saint Antoine : "Accueillir au creux du quotidien celui qui passe en son mystère".
BILLY THE KID : Quand nous l’avons vu pour la première fois il déjeunait seul sur un banc près de la mairie. Maigre, un bonnet sur la tête, le visage grillé de ceux qui marchent depuis un moment. Nous retrouvons Billy the Kid, ce soir à Miramont Sansacq. Il a attaché son hamac entre deux arbres près de l’église. Quand descend le jour, les yeux fixés sur les montagnes des Pyrénées, il nous raconte son parcours. Sa parole est simple, sans pathos, nous comprenons que ce qu’il a vécu est déjà derrière lui, qu’il SAIT que les choses ne pourront plus fonctionner comme avant. Il a gravi les échelons d’un métier dans le social, passant par la case d’animateur, puis celle de formateur et (presque) de directeur. Car c’est là que le moteur s’est grippé. Pour avoir la promo on lui a demandé de travailler plus, faire ses preuves, se surpasser. Et apparemment ce n’était jamais assez. Un jour Billy comprend qu’il n’en peut plus, qu’il peut dire une parole de trop, passer dans la zone rouge du passage à l’acte, dangereux pour lui et les autres. Le médecin prescrit un arrêt de travail, puis des prolongations. Neuf mois d’arrêt. Et l’impossible retour à la case départ. Des médicaments ? Il a dû en prendre et puis il a trouvé sa thérapie. Elle s’appelle « Le chemin ».
BITUME : Impossible de passer sous silence le bitume, de ne pas évoquer ces interminables traversées du désert, entre les champs de maïs ou simplement le long d’une route départementale. Le chemin change au fil des siècles, force est de constater aujourd’hui la disparition des chemins de terre, des croix (les repères), des intersections hasardeuses, des passages à gué. Aujourd’hui avec le GR 65, nos applications GPS, il est quasi impossible de se perdre, encore moins d’errer ou d’avoir à demander son chemin. Il y a même des panneaux routiers signalant le passage des pèlerins…
C CITATIONS /CONSCIENCE (PRISE DE) : « Il faut vivre et pas seulement exister ». Cette citation de Plutarque trouvé dans une église illustre à merveille la philosophie du chemin. La décision de partir part cette envie d’exister, d’écrire ou réécrire sa vie en commençant par le dépouillement. Ainsi, de dépouillement en dépouillement, de révélation en révélation, nous allons non pas vers un autre mais jusqu’à notre centre, source d’une vie nouvelle.
D DONS DE LA NATURE : La marche amène à la simplicité et celui (ou celle) qui connait la nature peut s’en nourrir généreusement. Figues éclatées par la pluie et mûres à point, pommes, raisins, noix et même mousserons récoltés aux pieds des vignes. Sans oublier les plantes aromatiques, romarin, sauge, serpolet, laurier qui parfument nos légumes du diner.
E ETONNANT : Le gîte d’Argagnan. Au 11 eme jour de marche nous quittons le gite d’Argagan, un incroyable endroit que seul le hasard du chemin rend possible. Tout est refait à l’ancienne, une esthétique paysanne, vraie, simple. Le souci du détail, un objet unique qui va concentrer toute l’attention : des disques de coton à démaquiller dans un pot en grès (qui se maquille sur le chemin ?), un chandelier, un cube de savon de Marseille, les prénoms des sept enfants de la maison écrits à la craie sur sept ardoises différentes. Philippine, Prudence, Paul, Bertille, Joseph, Calixte, et la petite dernière, Victoire.
A l’orée de la forêt, des roulottes colorées, portes grandes ouvertes semblent attendre un improbable visiteur. A l’intérieur des tissus, des soieries, des guirlandes, des petits tableaux encadrés créent une ambiance chamarrée d’inspiration tsigane voire indienne. A la ferme d’Argagan, chacun peut diner ou se préparer à manger, il n’y a pas de différence. Alors que le dîner s’achève, le maître des lieux nous rejoint et se met à jouer du banjo. Au début j’ai pensé que ce lieu presque trop esthétique avait été acheté et aménagé par une famille parisienne, lassée de la vie citadine. Je me suis trompée, il s’agit d’une authentique famille paysanne, le frère s’occupe des terres, notre hôte est né dans à quelques encablures du domaine. L’épouse alors ? On ne la verra pas, je ne pourrais donc pas lui poser la question. Car c’est elle l’artiste aux doigts de fée, la brodeuse, la magicienne des couleurs et de matières, la chef du diner. Madame pourquoi ne vous montrez-vous pas ?
EVEILLEE Depuis 5 heures, je suis allongée sur le dos dans mon petit lit de pèlerine, les yeux grands ouverts dans le noir. Impossible de dormir. Je me sens vivante comme jamais. La puissance de la vie m’empêche de m’abandonner au sommeil. Dormir c’est mourir un peu… et moi je sens en moi une telle force de vie qu’elle semble passer directement dans mon sang comme une intraveineuse.
F FEMMES TRISTES D’AGRICULTEURS : Elles m’interpellent ces femmes d’agriculteurs. Martine, Patricia, et toutes celles que l’on n’a pas vues… Martine ne quitte pas sa blouse de la journée, la voix éteinte, les yeux le plus souvent tournés vers le sol, elle s’affaire, donnant à ses vieux parents dont elle assume la charge de menues taches d’épluchage. A table elle s’assoit à peine, mange trois fois rien, un bout de poisson grillé, pas de vin, pose une assiette de soupe devant le père grabataire resté dans la cuisine. Sous ses cheveux blonds et pâles, son regard bleu myosotis semble dire ne m’oubliez pas…
Patricia est différente, plus jeune mais déjà usée, les cheveux courts et clairsemés, une allure garçonne. Elle affiche une assurance trompeuse. Elle nous accueille gentiment, puis se renfrogne. Nous avons décidé de ne pas prendre le repas du soir au gîte, tout alors devient compliqué : utiliser la cuisine, trouver les plats, dresser la table (nous nous rajoutons en bout de table comme des intrus). Elle joue à la femme capricieuse, une maîtresse de maison qui vit de ses envies, mais ses envies quelles sont-elles ? Heureusement les maris sauvent la mise. Alain et Serge ont une énergie débordante, ils adorent leur métier et savent le partager. A table ce sont des bouts en train, magnétiques ils captivent l’auditoire et leurs rires balaient la tristesse de leurs femmes qui du coup sombrent dans l’anonymat.
G GITE du Carmel à Moissac, le premier gîte des retrouvailles avec le chemin. Le dortoir, six lits étroits munis d’un oreiller et d’une couverture. Les chaussettes et les serviettes qui tentent de sécher. La nuit, les doux ronflements des marcheurs fatigués. Quand à 7 heures mon réveil sonne, nous sommes les seuls à nous lever. Je cherche en vain une lumière d’appoint, ne retrouvant pas mes affaires, je fais un bruit terrible avec mes sachets plastiques. Ah j’ai oublié les bonnes habitudes. Mais rien ne sert de se lever trop tôt car dehors il fait encore nuit. Au mois d’octobre le jour ne se lève pas avant 7h45…
GLANDS Les glands nous accompagnent en ce début d’automne. Il parait que c’est une année à glands, même la nuit ils tombent et claquent sur les toits. Dans la forêt, ils nous surprennent quand ils chutent, parfois à quelques centimètres de notre tête. Le sol en est couvert, au risque de nous faire glisser. Je les ramasse par poignée, ils sont lisses et luisants, d’une appétissante couleur caramel, j’ai envie d’en remplir mes poches, mais qu’en faire ? Même les sangliers n’y touchent pas. Fécondité insensée de la nature.
H HOMMES QUI PLEURENT : Il me dit alors que silencieux nous sommes assis dans la belle cathédrale de Metz, à quelques jours du départ sur le chemin. « Le nombre de fois que je suis venu ici pour retrouver l’émotion du chemin ». Sa voix s’étrangle, le temps semble suspendu, il oublie de respirer. Enlève ses lunettes, essuie ses yeux. Pleure. Il est tellement nu.
Lui, c’est à l’arrivée au gîte au bout de 25 jours de marche que soudain l’émotion l’étreint. Il pleure, détourne la tête, gêné. Evoque sa mère, morte, et la douleur du deuil à faire. Elle l’a accompagné durant toutes ces étapes et voilà que ce soir, quelque chose lâche, toute l’émotion retenue le submerge, il abandonne la posture de l’homme dur. A présent il sourit. Lui qui marchait pour accompagner sa femme, il a compris qu’il cheminait aussi pour lui. A travers cette étape, il a lâché prise, accueilli sa peine et retrouvé son émotion.
I ITINERAIRE : Nous traçons l’itinéraire à l’avance, des étapes de 22 à 25 km. Les préparer à la maison, c’était déjà partir. Une fois sur le chemin, rien ne nous oblige. Si l’occasion s’y prête, nous n’hésitons pas à le modifier, à prendre un peu d’avance. Curieusement nous n’envisageons pas de raccourcir une étape, rester plus longtemps dans un endroit. Le chemin nous appelle, nous sommes habités par cette énergie (d’autres dirons cette foi) à aller de l’avant, à poursuivre, à ne jamais nous arrêter. De marcher nous ne pouvons plus nous passer…
IMPATIENCE (mal gérée) : 8 octobre, 8eme jour de marche. Le comptage est facile. En quittant le gîte d’Isabelle à Aire Sur l’Adour ce matin, je ne trouve pas grand-chose d’autre à photographier que les églises. Petite étape, 20 km seulement. L’impatience me prend. Pourquoi ne pas aller plus loin ? Pourquoi nous désolidariser du groupe de la veille qui se soir se retrouve à Pimbo ? Je me mets cette destination en tête en n’en démords pas. Pourquoi cette obstination ? Mon compagnon, calme comme à son habitude ne comprend pas mon tourment. Pourquoi ne pas profiter d’une étape courte ? J’obtempère à contrecœur et pire je me mets en colère quand j’apprends, en téléphonant malgré tout au gîte à Pimbo que ce dernier affiche complet. Plus le choix, ce sera Miramont Sansacq. Accueil sans faille des bénévoles Nicole et Denise, excellent repas, et la rencontre du curé qui nous invite dans son église pour écouter Billy chanter un gospel… Oui, il fallait s’arrêter là, prendre le temps de la lenteur, de la rencontre, du bonheur partagé dans ce gîte illuminé de soleil et de bienveillance.
J JOIE : Le pathos n’existe pas sur le chemin. Le travail on n’en parle pas. Le burn out est souvent évoqué mais comme un temps passé. Les gens qui marchent semblent libérés, un temps du moins, celui du chemin. La marche rend leur visage lumineux, les yeux brillants, pas après pas s’installe la joie.
K KILOMETRES : 400 kilomètres de Moissac à Roncevaux et nous ne sommes même pas fatigués. Du coup, je commence l’addition de toutes les étapes que j’ai cumulées depuis que je suis partie de chez moi : 1250 kilomètres, de Thionville à Roncevaux. J’ai traversé la France en diagonale, passant par son cœur, le Puy en Velay. La distance me semble incroyable. Un sentiment de fierté monte en moi. Je fais une recherche étymologique sur le mot, je trouve : origine fin XI ème siècle fiertet « hardiesse, courage, intrépidité ». Cette définition me plait bien.
L LIBERTE : Au bout de quelques jours de marche, je me demande. Quel serait le mot juste pour traduire les sensations, l’espace, la temporalité du chemin ? La réponse m’apparait comme une évidence, ce mot c’est : LIBERTE