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2005 : La couette chinoise

samedi 27 juillet 2013, par Sylvie Terrier

La couette chinoise

Dix neuf heures. Une pluie violente s’était abattue sur la ville dès le début de l’après midi. Il avait pourtant fait si beau la veille. Les pierres chaudes et le ciel avaient d’abord rendue la pluie tiède, mais au bout de deux heures l’air s’était rétracté, un vent glacé s’était mis à souffler en rafales, retournant les parapluies et chassant les groupes de visiteurs.

La gare brillait tel un phare sous la tempête. Comme à l’accoutumée en Chine, elle était bondée. Poussés par la pluie, les gens s’amassaient sous le préau, ils attendaient, certains depuis plusieurs jours, la gare devenait leur logis, ils avaient le droit de dormir là, roulés dans une couverture.

Un groupe jouait aux cartes sur une valise renversée recouverte d’une feuille de papier journal. Un homme serrait sa femme contre lui, enveloppée dans une couverture, on ne voyait que sa tête apeurée, elle devait attendre un enfant, leur unique enfant.

Les hommes portaient des costumes sombres et sales, ils avaient le visage plat et les joues rouges, on devinait qu’il s’agissait de paysans, leur peau battue par le vent et le gel racontaient les champs et les morsures de l’hiver, les mains gelées et les heures passées dans la boue des rizières. Certains avaient ôté leurs chaussures et dormaient sur le dos, tout habillé le visage face à la lumière. Ils ne ronflaient pas, leurs baluchons leur servaient d’oreillers.

Z 683, c’était le nom de son train. Pour pénétrer dans la gare il fallut montrer son billet, des employés en tenue bleu marine contrôlaient les entrées. Les halls d’attente étaient pleins, plus une seule place disponible sur les sièges.

Elle s’installa dans l’allée centrale, son sac à côté d’elle. Elle observait. Ils étaient là à nouveau, les mêmes paysans au visage tanné, dans leurs habits modestes et humides. Certains perchés comme des poules sur les chaises, en chaussettes, leurs chaussures de mauvaise qualité posées à leurs pieds, un sac de nourriture accroché au poignet.

Au signal sonore, ils se levèrent. En masse compacte et disciplinée, ils se dirigèrent vers les quais, leur ticket à la main. La plupart avaient acheté des couchettes dures, les moins chères. Les plus nantis avaient réservé des couchettes soft, confortables.

La jeune hôtesse parlait un peu anglais, elle indiqua à la jeune femme le wagon numéro sept qui correspondait à sa réservation. Pas de bousculade ni de foule sur le quai et encore moins dans le compartiment.

Le compartiment comprenait quatre couchettes munies chacune de deux oreillers et d’une belle couette blanche. Une petite table près de la fenêtre, un gros thermos et une poubelle complétaient l’équipement. Des chaussons pour se mettre à l’aise et ne pas salir la moquette bleue du compartiment étaient disposés pour chaque voyageur.

Tout semblait avoir été prévu. Pour les insomniaques il y avait une télévision, pour les hommes d’affaires des cintres, pour les élégantes un grand miroir plein pied et pour tous, le train glissait, glissait à toute allure, presque sans bruit. Il ne s’arrêtait pas, il filait droit sur Beijing qu’il rejoindrait 11 heures plus tard.

Elle partageait le compartiment avec un jeune couple et un vieux qui d’emblée s’était octroyé la petite table. Il y avait posé un bocal rempli de feuilles de thé vert et avait déjà vidé la moitié du thermos d’eau chaude. Elle se dit qu’à coup sûr il allait ronfler tandis que le jeune couple sur les couchettes supérieures s’endormirait et serait si discret qu’elle aurait l’impression de se trouver seule avec le vieux dont le lit se situait au même niveau que le sien.

Le vieux continuait à se mettre à l’aise, il cala ses deux oreillers contre la vitre, tira la couette jusqu’à à mi jambes. Il baragouina quelques mots d’anglais pour lui indiquer sa place, elle le remercia, elle n’avait pas besoin d’aide.

Le train démarra à 19 heures 28 exactement.

D’un geste vif, le vieux décrocha un sac en plastique qui pendait tout près de son oreille et sortit un grand bol de pâtes déshydratées. Il ôta le couvercle et remplit le bol d’eau bouillante. Le compartiment commença à sentir l’oignon. Il aspirait les pâtes avec bruit, le bol collé aux lèvres. Les pâtes étaient toutes frisottées et emmêlées, la nappe blanche se couvrit d’éclaboussures.

Entre deux bouchées, il lui faisait signe avec ses baguettes : qu’elle se mette à l’aise, qu’elle mange à son tour, qu’elle fasse comme lui ! Mais elle n’avait rien prévu. Enfin si, deux pim pau achetés au dernier moment à une marchande de rue, qui s’étaient révélés dès la première bouchée immangeables tant ils étaient bourratifs et aussi fades qu’un plat sans sel. Elle se dit qu’il était temps de gagner le wagon-restaurant.

Le wagon-restaurant était plein à craquer et l’on voyait bien que la plupart des gens étaient des habitués. Ils s’étaient rassemblés par tablées et mangeaient, beaucoup et vite. Les petites tables garnies de nappes blanches ne suffisaient plus à contenir tous les plats. Dès que l’un était fini, un second apparaissait. Les bouteilles de bière s’accumulaient, les hommes parlaient fort. L’un d’entre eux avait roulé les jambes de son pantalon jusqu’à mi-cuisse. Il avait de beaux mollets, ronds et totalement imberbes, les chevilles serrées dans de fines chaussettes grises. Il se tenait ainsi, les jambes écartées en bout de table.

A coup sûr ils parlaient affaires.

Elle commanda un sauté aux haricots avec une portion de riz blanc. Et aussi une bière. Déjà dans la cuisine, l’huile grésillait, le wok ne refroidissait jamais, l’odeur de l’ail devenait plus insistante. Une place venait de se libérer. Elle s’assit. Dans l’angle opposé un jeune chinois mangeait.

— Vous allez à Beijing ?

Il s’était adressé à elle en anglais, un anglais hésitant mais bien suffisant pour entamer une conversation. Il faisait très attention à ses gestes et encore plus à ce qu’il disait, comme s’il avait peur d’être jugé. Ce n’était pas un chinois de Chine mais de Malaisie. Un oversea comme on les appelait ici. Il lui expliqua sans embarras qu’il travaillait en Chine uniquement pour l’argent et qu’il n’aimait pas ce pays.

— Allez- vous rentrer en Malaisie ?

Non. Il rêvait de gagner les Etats Unis (Elle pensa qu’il lui faudrait alors faire de sacrés progrès en Anglais). Dans le fond, elle le trouvait très chinois, il mangeait en faisant beaucoup de bruit et plutôt salement et son objectif était de s’enrichir. Son visage, rond et un peu gras le faisait passer plutôt pour un chinois de Canton. Il portait sur lui toute la panoplie du chinois aisé, une belle montre, des vêtements de marque, un téléphone portable ultra performant. Il vivait à Shengen, la vie y était grise et morose, il regrettait Taïwan, l’île de son adolescence. Il en profita pour préciser qu’il parlait aussi taïwanais et malais bien sûr.

Il commanda un plat qu’ils partagèrent, une soupe à la tomate et aux œufs, il avait vu les gens des tables voisines choisir ce plat, une spécialité peut être ? Son verre de bière restait plein, tout comme la conversation qui n’avançait pas. Bloquée, convenue, verrouillée. C’était si difficile en Chine de dépasser le conventionnel. Un échange lisse et banal qui s’arrêta soudain avec le bip de sa montre électronique.

22 heures, il devait partir. Il s’excusa, confus. Lui tendit sa carte de visite, l’invita à lui téléphoner en cas de problème. Puis disparut.

La soupe avait refroidi, ils l’avaient à peine touchée, les filaments de blancs d’œuf restaient figés à la surface, prisonniers d’une fine couche de gras.

Elle se retourna. Les hommes étaient toujours là. A présent ils fumaient et le ton avait encore monté. La petite table n’était plus qu’une forêt de bouteilles vides. Ils avaient oublié le reste du monde, que le train filait à 154 kilomètres heures, que la serveuse fatiguée voulait commencer à faire ses comptes, que le cuisinier avait éteint le gaz sous le wok.

Elle se leva et paya.

Le train traversait la campagne, la nuit était sans lumière.
Dans le compartiment régnait un silence absolu. Le vieux dormait, le visage tourné vers elle. Serrée contre sa poitrine, il tenait enlacée, la couette blanche.
On aurait dit un corps de femme.

Il souriait.